Article coécrit par Malou Six et Duane Grange
Politique et cinéma, un coup de foudre fulgurant, un mariage évident, une histoire houleuse. Le seul art qui a germé dans le terreau capitaliste puise dans son époque à des fins créatives. Comme le disait le réalisateur soviétique Eisenstein, les cinéastes, et plus généralement les artistes, donnent leur vision du monde à travers leurs œuvres. Sans épuiser les images sous ce seul prisme, il serait inconvenant de les déconnecter de toute réalité politique. Au mois de Mai 1968, certains cinéastes, notamment Jean-Luc Godard, Claude Berri et François Truffaut, animés par la même effervescence contestataire que la plupart du peuple français, décident d’enrayer l’édition du Festival de Cannes, dont la clôture sera d’ailleurs anticipée. On pense à Carlos Saura qui, le 18 Mai, s’accroche aux rideaux de la salle pour empêcher la projection de son propre film, Peppermint Frappé. Dès lors, ces mêmes cinéastes mobilisés mirent leur art à contribution, conscients que cinéma et photographie avaient un rôle à jouer dans le sillage de ces événements. Alain Resnais, Chris Marker et toujours Godard, pour ne citer que ces trois-là, réalisèrent les Cinétracts, des courts-métrages militants, non-signés et diffusés hors du circuit commercial.
Comme un air de déjà vu…
Depuis la fin d’année 2018, alors que la France est de nouveau en pleine ébullition politique et sociale, on assiste à une véritable lutte des images. Sur le ring, les images des médias de masse, poids lourd catégorie « instrumentalisation », sponsorisées par l’Etat. En face, un outsider, les images vernaculaires, prises sur le vif, dans le feu de l’action. Les premières mènent leurs offensives à la télévision, les autres exécutent leurs parades sur les réseaux et médias sociaux. Le gagnant remporte le cœur des français.
Petit historique de la lutte par l’image
Véritables archives de Mai 68 et objets du patrimoine cinématographique français, les cinétracts sont de très courts films anonymes, réalisés par des cinéastes reconnus (Jean-Luc Godard, Alain Resnais…) ou amateurs.
Le plus connu est sans doute celui de Gérard Fromanger et Jean-Luc Godard, intitulé « Film-tract n°:1968 » (https://www.youtube.com/watch?v=FYBziDl_r7M). A travers un lent et subtil effet de caméra, notre regard suit les coulures de peintures rouges qui inondent peu à peu l’ensemble du drapeau français, emblème par excellence de ce qu’on nomme communément la « Nation ». Cette image, particulièrement frappante et frontalement engagée, peut potentiellement signifier deux choses : la vague de répression sanglante qui envahit le pays, faisant de nombreux blessés et quelques morts, ou bien le débordement révolutionnaire initié par le peuple, la couleur rouge faisant alors référence au mouvement communiste (cette deuxième interprétation est toutefois moins évidente).
Ce cinétract n’est cependant pas le plus représentatif de la production de l’époque. Il y occupe en effet une place assez marginale : seul film signé, en couleur, constitué d’une prise de vue unique et bien plus symbolique que figuratif, il déroge à la structure habituelle du cinétract telle qu’elle fut lancée et standardisée par le Collectif SLON (Société pour le Lancement des Œuvres Nouvelles), à l’initiative de Chris Marker et Inger Servolin.
Leur appel à “cinétracter” apparaît comme un véritable guide pratique à destination de toutes les personnes souhaitant prendre part à la lutte par l’image. Le cinétract est une forme relativement normée : film muet tourné en 16mm et en noir et blanc…, mais c’est aussi et surtout une forme que chacun doit pouvoir s’approprier de manière personnelle et inventive, tant que la finalité reste la même : “susciter la discussion et l’action”.
Les cinétracts sont en partie nés d’un désir subversif de contre-information visant à proposer une alternative aux informations officielles promulguées par l’ORTF. Il s’agit d’être au cœur de l’actualité, de produire des objets cinématographiques dans une relation d’immédiateté avec les événements. Du tournage à la projection, le délai doit être le plus restreint possible et se rapprocher de ce qu’est le direct à la télévision. Il faut aller au plus simple et au plus efficace. Le mode de production “tourné-monté” permet de diffuser le film directement après sa sortie du laboratoire, sans se perdre dans les méandres du montage et du travail de post-production.
Pour autant, il ne s’agit pas de juxtaposer au hasard des images. Le cinétract est une forme discursive, un nœud de significations qui s’attache à mettre en relation du texte et des images fixes, afin de les faire s’entrechoquer, se confirmer ou se contredire, et de faire naître de leur rencontre une idée, une pensée, une réflexion, un débat. Si le montage n’est pas une étape à part entière dans la chaîne de création, il n’en est pas moins essentiel et se doit de donner au film un dynamisme singulier, capable d’interpeller l’oeil et l’esprit du spectateur.
Tous les potentiels créatifs et artistiques sont ainsi mis à contribution, dans un but poétique ou critique : le jeu sur les mots (leur polysémie, leur graphie, leur homonymie ou synonymie), les effets de caméra (la sélection d’un détail, le recadrage, le zoom), … Certaines images sont par ailleurs recyclées d’un film à l’autre et se donnent alors comme des marques de ponctuation, véritables clins d’oeil au spectateur. Ces documents proviennent de diverses sources : images récupérées dans la presse officielle puis détournées, images produites par des photoreporters de l’Agence Magnum ou bien directement par les auteurs des cinétracts.
Il est également nécessaire de souligner que la caméra-témoin des cinétracts ne s’arrête pas à la seule actualité française. Elle admet au contraire une hétérogénéité géopolitique et temporelle : d’une part en proposant un discours qui élève son propos à l’échelle internationale, permettant ainsi d’inclure l’ensemble des peuples opprimés et des mouvements de libération pour les faire converger dans la lutte, et d’autre part en agissant comme une caisse de résonance vis-à-vis du passé français, à travers de nombreuses références aux mouvements sociaux antérieurs, tels que les grèves de 1936 par exemple. Plus encore, le cinétract ne se réduit pas au seul mouvement de Mai 68 : il lui survit et devient ainsi une forme cinématographique capable de s’adapter aux diverses actualités socio-politiques de son temps. Agnès Varda se l’est par exemple réapproprié pour parler de l’émancipation des femmes dans les années 1970 (voir notamment Réponse de Femmes, 1975 : https://vimeo.com/46991746). Le cinétract n’est donc en aucun cas une forme passéiste figée dans l’époque qui l’a vue naître. S’il n’est pas mort en 1968, il est alors susceptible d’être réactualisé à tout moment et en tout lieu.
Aujourd’hui, l’écho se fait encore entendre et l’héritage de Mai 68 ne se réduit pas à une photo sépia soigneusement rangée et enfermée dans un cadre poussiéreux. L’année 2018 fut moins celle d’un anniversaire commémoratif que celle d’une résurgence des luttes sociales, de telle sorte qu’il serait facile de dire : 2018 comme 1968. Et la mobilisation se poursuit : loin d’être le simple fruit d’une nostalgie passagère chez les soixante-huit-ard.e.s, elle annonce avec force le début d’une nouvelle période de résistance politique.
Aujourd’hui : images des luttes
Sans jamais prétendre égaler la force politique des grands noms cités précédemment, il nous semblait important de suivre les démarches des étudiants, pour plusieurs raisons : ils ont initié la plupart des grands mouvements de revendications sociales, tout particulièrement Mai 68, « la révolte de la jeunesse », et précisément parce qu’ils prennent le relais, ils sont souvent les plus touchés (du moins, sur le long terme) par les décisions du pouvoir en place.
Voilà pourquoi nous présentons le travail d’Objectifs, un collectif d’étudiant.e.s en arts de l’image de l’université Lyon 2 qui ont ressenti le besoin de se mobiliser. Ces jeunes éperdu.e.s d’images emploient leur passion et objet d’étude, la pratique audiovisuelle et photographique, pour apporter un regard sur les événements et crises actuelles. Une démarche constituant un acte militant à part entière face à la suprématie des images de chaînes TV.
Leur mission se déploie en une multitude de modalités : couvrir, en les filmant et photographiant, chaque assemblée et manifestation (des actes hebdomadaires des Gilets Jaunes jusqu’aux Marches pour le Climat), mener à bien des projections dans les lycées, universités et autres établissements publics, réaliser des collages de photos, etc… En bref, donner à voir, par les images, une autre réalité.
On ne saurait sous-estimer la portée politique de ces actes : là où les grandes productions cinématographiques françaises déploient des stratégies commerciales et des fictions grossières (qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu pour avoir droit à des films pareils ?), ces images amateurs sont quant à elles motivées par un véritable engagement politique et donnent à penser plutôt que de nous servir du réchauffé abrutissant. Elles sont au plus près du cinéma comme art populaire et démocratique, produites par et pour le peuple. Elles ne portent pas un regard sur mais depuis les événements, proposant une réelle alternative aux poncifs des médias de masse. Elles constituent un antidote dans cette société dont les dirigeants sont de plus en plus déconnectés de la réalité des gens. Il est clair qu’un discours bien-pensant de 13 minutes ne peut suffire à apaiser la colère de milliers. Ci-dessous, quelques clichés pris par les membres d’Objectifs, qui ne sont pas sans rappeler d’autres temps et d’autres lieux.
Et parce qu’il a et aura toujours le dernier mot, nous aimerions conclure avec Godard, dont la virulence n’a d’égale que la sagesse. Durant une réunion-débat avec d’autres cinéastes lors du festival de Cannes 68, il souligna que l’interruption de cette édition du festival était une preuve de solidarité, et participait ainsi à la convergence des luttes :
Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons !
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