« Cinema is an art form that brings you the unexpected. In superhero movies, nothing is at risk. » – Martin Scorsese
En novembre 2019, Martin Scorsese publiait une tribune dans le New York Times où il séparait l’art cinématographique du film de super-héros. En réalité, cette distinction du « film de super-héros » est extensible à un ensemble plus général, que le même Martin Scorsese baptise « divertissement audiovisuel mondial ». La première catégorie serait une catégorie esthétique, là où la deuxième ne serait qu’un produit prêt à consommer et basé sur une étude de marché. Ce que pointe du doigt le terme « divertissement », c’est l’assujettissement du film aux règles d’effets, au frisson du moment, pas seulement comme principe premier mais comme principe unique. Le frisson n’est dans l’absolu pas exclusif, il est compatible avec le régime artistique. Au vu de son cinéma, Scorsese pourrait difficilement le nier mais voici ce qu’il déplore : la nécessité de rentabilité est si importante qu’elle développe une importance de l’effet telle qu’elle gangrène le terrain artistique jusqu’à l’éliminer totalement.

Chaos Cinema
La préoccupation des effets immédiats l’emporte sur tout souci de continuité.
Pire, l’effet gangrène même jusqu’au langage cinématographique lui-même, reniant jusqu’aux principes fondamentaux de raccords (regard, mouvement, axe, etc.) — que le film soit totalement ou seulement partiellement assujetti à ses effets. Dans Quantum of Solace (Marc Forster, 2008), la voiture de 007 saute d’un plan à l’autre de l’entrée du tunnel à sa fin avant de réapparaître en son milieu ; dans The Matrix (les Wachowski, 1999), Néo se « téléporte » dans un mouvement acrobatique d’une rangée de poteaux à l’autre sans raison ; dans Transformers (Michael Bay, 2007), les robots passent soudainement d’un point A à un point B de l’espace diégétique entre deux coups de poing, etc. Dans les récents blockbusters d’action, la géographie de l’action n’est plus clairement ancrée dans le temps et l’espace. Les fusillades, les batailles d’arts martiaux, les poursuites en voiture et parfois même de classiques dialogues en champs contre-champs sont devenus surchargés et exagérés. Le montage est rapide, les cadrages sont rapprochés, les changement de focales et les mouvements de caméra sont « bipolaires ». La préoccupation des effets immédiats l’emporte sur tout souci de continuité. Si cette discontinuité de l’espace diégétique à première vue n’est pas choquante, c’est parce qu’elle est compensée par l’artificielle continuité de la bande sonore qui structure l’ordre des micro-événements de chaque scène d’action à la fois dans le temps et dans l’espace grâce à des techniques de réverbération du son, assurant l’intelligibilité de sa perception. Ainsi, le son permet au spectateur d’assurer une continuité entre une multiplicité de points de vue que l’image confronte toujours irrationnellement et sans ne plus respecter aucune convention cinématographique classique (règle des 180° ou souci du raccord dans le mouvement). Décrié par beaucoup, ce type de cinéma aurait perdu sa méticulosité, son souci d’accorder à chaque coupe et à chaque mouvement de caméra une raison valable.

L’espace-temps de la physique moderne
Une esthétique correspondant aux dimensions politiques, économiques, techniques et technologiques de nos sociétés numériques.
Mais pour d’autres, cette stricte dénonciation d’une perte d’attention aux dimensions spatiales engageant la représentation d’un monde diégétique inintelligible, mentalement irreprésentable, chaotique, nécessite d’être dépassée afin d’être comprise aux prismes de dimensions politico-économiques. Les valeurs classiques ne compteraient plus pour certains cinéastes contemporains qui estimeraient que le film d’aujourd’hui est une post-continuité : l’hétérogénéité de la représentation de l’espace et du temps ainsi que l’organisation incohérente du récit s’inscrirait comme un nouveau mode de représentation de l’espace-temps de la physique moderne ; de l’espace des flux, au temps des micro-intervalles et des transformations de la vitesse de la lumière, caractéristiques du capital financier de haute technologie mondialisé (Steven Shaviro, 2013). Dit autrement, ces films de « divertissement audiovisuel mondial » relèveraient bel et bien d’une esthétique, mais d’une esthétique post-continuiste latente. C’est-à-dire non d’un geste artistique conscient et affirmé — la priorité reste la production de divertissements dont la rentabilité doit être assurée — mais néanmoins d’une esthétique et celle-ci refléterait malgré elle son époque avec les paramètres politique, économique, technique et technologique qu’elle implique. En résumé, les paramètres de notre culture post-moderne.

Il n’y a jusqu’ici aucune nouveauté : cette analyse d’un cinéma à l’espace-temps irrationnel est attribuée à Matthias Stork dans ses essais vidéos Chaos Cinema pt.1 et pt.2 (au rythme tout aussi soutenu que les films qu’il analyse) tandis que l’hypothèse de ce chaos comme forme esthétique revient à Steven Shaviro et à son concept d’ « esthétique accélérationniste ». Maintenant, si l’interdépendance de la culture et de la technologie engage toujours à penser la technologie dans le champ de la culture, on omet souvent, à mon sens, de penser la culture dans le champ de la technologie. Si l’outil est une coordonnée évidemment fondamentale de l’espace-temps de la physique moderne, il semble que l’outil, lui, développe dans son fonctionnement intrinsèque des coordonnées post-continuistes, c’est-à-dire d’un espace-temps de la physique moderne. Or, ni Stork, ni Shaviro, ne proposent une analyse des films par le biais de leurs outils, en particulier des logiciels de montage image et son, AVID Media Composer et AVID Pro Tools pour les plus courants.
Des possibilités d’expression nouvelles
Là où l’image possédait le rôle d’assurer les continuités spatiales et temporelles, c’est désormais le rôle du son.
Car cette discontinuité de l’espace-temps du film est essentiellement, si ce n’est exclusivement, affaire de montage. Le tournage, lui, capte le plan qui, par définition, est agent de continuité. Tandis que le montage, en s’accordant à agencer ces plans, est nécessairement discontinu. Aussi, l’intention est de simuler une continuité, bien qu’elle soit nécessairement factice. Or, on observe dans ce type de films que l’illusoire continuité dépend de la bande sonore et non de la bande image (qui, elle, papillonne librement) comme c’est ordinairement le cas. Avec le temps, la bande sonore a acquis les capacités de créer un espace total de 360° grâces aux techniques multi-pistes ainsi que de spatialisation et de localisation du son. Ces innovations ont développé des responsabilités narrative et structurelle qui étaient traditionnellement du ressort de l’image. Plus précisément, la bande son assume maintenant la tâche de guider le public et de créer un espace narratif cohérent. Par conséquent, là où l’image possédait le rôle d’assurer les continuités spatiales et temporelles, c’est désormais le rôle du son.

Libérée de cette contrainte de la continuité, la piste d’images peut fragmenter les espaces plutôt que de les afficher dans leur intégralité et donc s’employer pleinement à la production d’effets et de chocs, caractéristiques de ces films à effets. L’une des libertés qu’offre ce type de conception sonore à la piste d’image est celle de couper plus rapidement. La bande image peut donc utiliser un grand nombre de plans par rapport aux films des périodes précédentes et favoriser les gros plans serrés de personnes et d’objets par rapport aux plans longs. De plus, la bande son change d’orientation chaque fois que la piste d’image est coupée, se réorientant constamment vers le point de vue impliqué par l’image à l’écran. Cela donne l’impression non de regarder l’action de loin, mais d’être au milieu et de regarder rapidement autour de soi. Donc, bien que les emplois de la bande image et de la bande son soient assujettis aux règles d’effets, il en reste néanmoins que ces nouvelles formes et ces nouveaux dispositifs techniques impliquent de nouvelles possibilités d’expression, et donc de nouvelles possibilités esthétiques.
Or, cette discontinuité, qui n’est pas (encore ?) une esthétique à proprement parler, est avant tout à mettre directement en relation avec l’espace-temps de ces outils de montage. La complexité de l’environnement numérique du logiciel avec ses multiples interconnexions est telle qu’elle simule à sa petite échelle des interactions similaires, sur le plan direct et sur les plans métaphoriques et symboliques, à l’espace-temps de la physique moderne. Cet espace des flux et ce temps des micro-intervalles organisent Pro Tools comme ils organisent nos sociétés de manière générale. Cet entremêlement de plug-ins, de périphériques, d’accès réseaux partagés, etc. fait de la station de travail un microcosme où s’exercent les mêmes forces que celles à l’oeuvre dans nos sociétés numériques.
L’outil est post-continuiste
Il est possible de diriger, d’enregistrer, de composer, de monter à distance à partir de n’importe quel système et cela n’importe où.
Nos logiciels d’édition vidéo et audio, depuis la popularisation au début des années 90 des non-linear editing system, offrent un accès direct aux images et aux sons sources grâce aux usages de référencement et de pointeurs (sorte de flèche imaginaire et virtuelle, enregistrant l’adresse mémoire liée à la portion de fichier à copier et à prélever et qui sera ensuite communiqué au logiciel d’édition). Puis, ces images et ces sons peuvent être déplacés, ré-organisés, librement au sein d’une timeline unique — que l’on désire soit commencer le montage par le début ou la fin avant de terminer par son milieu tout en réajustant chaque séquence à sa guise. La méthodologie de travail devient, par conséquent, elle-même discontinue là où, en pellicule, la continuité s’imposait (le travail était sinon trop fastidieux) et où les premières technologies vidéos répondaient à un linear editing system (la continuité est présente dès le titre).

Puis, avec le temps, l’environnement unique des logiciels a connu une très large expansion via le développement important de périphériques externes à connecter aux logiciels. Et ce développement matériel (disques de stockage externes, instruments électroniques, contrôleurs, séquenceurs, tables externes en tous genres, etc.) a logiquement engagé avec lui un nécessaire développement logiciel afin d’exploiter pleinement le matériel : bibliothèques, plug-ins, filtres, algorithmes personnalisables, multipistes, etc. Ceux-ci sont développés par une très large communauté d’usagers et de sociétés extérieures qui, rapidement, comble les manques à la sortie de nouveaux matériels (mise à jour ou fonctionnalités nouvelles). Et évidemment, Internet a parachevé leur démocratisation en décuplant leur circulation.
Ajoutons à cela les possibilités nouvelles de stockages dont celles-ci offrent des accès à distance (serveur connecté à internet, cloud, etc.). Les données sont donc rendues accessibles librement, peu importe l’emplacement géographique tant qu’un accès internet est offert. Il est possible de diriger, d’enregistrer, de composer, de monter à distance à partir de n’importe quel système et cela n’importe où. Ces logiciels sont relativement légers et installables sur tous types d’ordinateurs (station fixe ou ordinateur portable), s’adaptant autant à un studio avec sa multitudes d’appareils externes qu’à une utilisation se limitant à un ordinateur seul. Et que cela soit au travail, à la maison ou en voyage. Ainsi, les professionnels en post-production sont passés à un espace virtuel ouvert et déterritorialisé.

Le logiciel ne se limite donc pas à une somme d’outils mais requiert nécessairement une structure et surtout une architecture pour fonctionner dans ce mode expansif imposé par sa mise en réseau. Il y a une convergence de tous les outils, physiques ou virtuels, vers un lieu unique, celui du logiciel, qui devient un véritable éco-système d’une complexité et d’une richesse extrêmes, assimilable à un « environnement ». Les logiciels d’édition sont tournés vers l’extérieur : connectés à internet, connectés à de multiples périphériques externes et connectant sur une session commune plusieurs professionnels à des lieux géographiques distincts. La mise en réseau est fondamentale afin de penser le lien entre logiciel et esthétique : c’est dans ce point de réunion que s’applique ce phénomène post-moderne d’une incapacité pour nos esprits de dresser une carte de l’immense réseau de communication mondial, multinational et décentré dans lequel nous nous trouvons pris comme sujets individuels (Jameson, 1979).
L’éminence d’une esthétique
« Ce n’est pas encore du cinéma, c’est déjà du cinéma » – André Gaudreault
On ne peut donner tort à Scorsese : effectivement, ces films de « divertissement audiovisuel mondial » ne sont pas du cinéma en cela qu’ils ne portent en eux aucune valeur artistique — bien que leur détracteur essaie désespérément d’en trouver une. Ils sont une attraction comme les débuts du cinéma étaient une cinématographie-attraction (André Gaudreault, 2008). Et, pour filer l’analogie, on ne peut exclure le cinéma des premiers temps de l’histoire du cinéma puisque que celui-ci portait en lui l’éminence du septième art. « Ce n’est pas encore du cinéma, c’est déjà du cinéma ». Et c’est précisément le montage qui a été la condition technique du développement artistique du cinéma.
Or, il semble que, de ce point de vue là, l’histoire se répète — et l’hypothèse plaira aux téléologistes — : ces films de « divertissement audiovisuel mondial » porteraient bel et bien en eux l’éminence d’une esthétique post-continuiste qui aurait pour vocation toute particulière la représentation de nos sociétés contemporaines. Ou, achevons l’hypothèse, la discontinuité serait peut-être moins une catégorie esthétique que l’émergence d’un paradigme nouveau, c’est-à-dire le renouvellement total du langage cinématographique. Non pas le rejet de l’ancien langage (la discontinuité contre la continuité) mais son actualisation : vers une néo-continuité, une continuité intensifiée (Bordwell, 2002). Le tout reste à ce qu’un cinéaste, ou un ensemble de cinéastes, s’en empare(nt) et l’embrasse(nt) en dépassant le strict assujettissement aux règles d’effets pour faire de la discontinuité un programme cinématographique total. Un/des néo-Griffith en quelque sorte. Et j’ai l’espoir que celui(ceux)-ci me lise(nt) actuellement.

Crédits photos : Universal Pictures, Warner Bros, 20th Century Fox, Dreamworks, AVID, Metro-Goldwyn-Mayer.
Sources :
- BORDWELL David, “Intensified Continuity Visual Style in Contemporary American Film.” in Film Quarterly, vol. 55, no. 3, 2002, pp. 16–28. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/10.1525/fq.2002.55.3.16.
- CHION Michel, L’audio-vision: son et image au cinéma, Nathan, Paris, 1990.
- GAUDREAULT André, Cinéma et attraction: pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008.
- JAMESON Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, ENSBA éditeur, coll. « D’art en questions », 2007.
- SCORSESE Martin, « I Said Marvel Movies Aren’t Cinema. Let Me Explain. » in « The Dying Art of Filmmaking » in New York Times, Nov. 5, 2019, Section A, p.27.
- SHAVIRO Steven, « Accelerationist Aesthetics: Necessary Inefficiency in Times of Real Subsumption, » in e-flux Journal #46 (2013), n.p.
- STORK Matthias, Chaos Cinema part. 1 & 2, 2012, https://vimeo.com/28016704 ; https://vimeo.com/28016047