Critique de La favorite (6 février 2019) de Yorgos Lanthimos
Pour protéger sa famille du monde, un homme l’enferme dans une villa. Conséquence : ses enfants sont élevés comme des chiens. Canine (2009), film où des adolescents se tenant à quatre pattes aboient afin d’effrayer l’animal le plus dangereux qui soit : un chaton. Les années passent. Un homme se retrouve célibataire. Conséquence : il est envoyé dans un hôtel aux allures d’hôpital psychiatrique. The Lobster (2015), film où Colin Farrell risque d’être changé en homard s’il ne trouve pas son âme sœur. Les années passent. Un garçon amateur de spaghettis jette un sort sur les enfants d’un médecin. Conséquence : ce dernier devra choisir lequel restera en vie. Mise à mort du cerf sacré (2017), film où un père lance son fils infirme sur le sol et le regarde ramper. La singularité du cinéma de Yorgos Lanthimos est à double tranchant. Répugnante ou étonnante, elle divise ou rassemble : la méchanceté est le support d’un discours sur l’homme pensé en tant qu’individu social. Il faut oser mettre la cruauté sur le même plan que la morale. Ce cinéaste le fait. Son dernier film, La favorite, n’échappe pas à la règle.
Dix-huitième siècle, l’Angleterre et la France sont en guerre. Comment représenter une monarchie en période de crise ? Réponse : en filmant la noblesse qui jette des dizaines d’oranges sur un homme nu. Et oui, il s’agit de cette même noblesse hystérique à l’idée de participer à une course de canards. Lanthimos est un malin, il vient dynamiter le genre du film d’époque avec le ridicule. La magnificence devient pataude. Les apparences se fragilisent pour finalement se briser, au point où le sérieux, le comique et la cruauté deviennent les fondations d’un palace atteignant une superficie aussi démesurée que la bêtise de ses habitants. Abigail Masham (sublime Emma Stone) regarde impuissante sa peau se carboniser : une gouvernante ne l’a pas prévenu de porter des gants avant de nettoyer un sol jonché de soufre. Cette même Abigail s’infligera à son tour des souffrances corporelles dans le but d’acquérir les faveurs de la reine Anne (Olivia Colman). Celle-ci cumule la perte de ses enfants. Elle collectionne donc les lapins. Aussi malade que dépressive, elle mange jusqu’à en vomir, avant bien sûr de manger à nouveau. Son réconfort : séduire Sarah Churchill (Rachel Weisz), sa favorite, laquelle profite de son statut pour gouverner à la place de la reine.
La guerre, noyau des intrigues du film, n’est pas montrée. Du moins, pas à l’échelle nationale. La lutte est décentralisée. Elle prend désormais place dans les salles et les couloirs d’un palais. Ce que montre adroitement Lanthimos, c’est que le conflit est avant tout d’intérêts. Derrière les mouvements de troupes et les partis politiques se trouvent des personnes qui n’attachent d’importance qu’au pouvoir. Pour l’obtenir, tous les moyens sont bons. Plus de morale. Place à la violence ou au sexe, voire les deux à la fois. Mais quel est ce pouvoir ? Pour Abigail, celui d’une lady : être en mesure de dépenser son argent dans des fêtes interminables et de séduire n’importe qui. Tandis que pour Anne, être reine signifie passer du temps avec ses lapins et coucher avec sa favorite. C’est finalement la bêtise humaine qui ressort de la symphonie esthétique de Lanthimos, audacieuse mosaïque formelle, aussi riche que les personnages sont ridicules. Le visage d’Emma Stone sera tantôt recouvert de merde, tantôt de maquillage. Lady Sarah reçoit dans les yeux le sang d’un canard tué en plein vol par sa rivale avant d’être défigurée. L’architecture pourtant symétrique des pièces du palais se trouve bouleversée par des plans pris en très courte focale. La linéarité devient circularité, tout s’emmêle et s’entrechoque. Le cinéaste brise l’espace comme il brise ses personnages. Finalement, la lumière chaude des bougies côtoient le grincement des violons et le beau et le laid se côtoient à chaque coin de couloir. La Favorite est alors une comédie humaine prenant vie sur les écrans, proposée par un cinéaste qui n’a pas fini de surprendre son public.
Photos : Twentieth Century Fox.