B.B. Jacques : Pas dans les temps ?

Critique de l’album New Blues, Old Wine de B.B. Jacques (sorti le 2 décembre 2022)

En cette fin d’année sortait le quatrième album de B.B. Jacques, artiste qui a accédé à une certaine notoriété après son passage dans le catastrophique Nouvelle école (dont l’on vous parlait ici) de Netflix et son marquant « Fuck Off ». Le rappeur a bien exploité sa nouvelle visibilité pour faire de 2022 une année tremplin. S’il avait sorti deux albums avant Nouvelle école (Poésie d’une pulsion en février et Poésie d’une pulsion part. II en mai), le dernier, New Blues, Old Wine, est le projet qui signe le début d’une carrière sans doute plus importante. Ainsi, contrairement aux albums précédents, celui-ci est soutenu par une promotion assez large et sans doute un peu plus calculée. En septembre, B.B. Jacques participe à « 1 son en 1h » pour Booska-P, en partenariat avec Adidas, où il travaille avec Pandrezz, O.B et Le Chroniqueur Sale, beatmakers que l’on retrouve sur l’album. Puis, en novembre, le rappeur participe à une vidéo Colors, interprétant le morceau « Rainbow » présent sur New Blues, Old Wine. Passer chez Colors, en tant que rappeur francophone, assure une publicité vers une audience assez large, alors que la vidéo pour Booska-P lui permet plutôt d’ancrer sa présence dans le paysage du rap français.

Le titre de l’album, New Blues, Old Wine, décrit très précisément le projet, dans la démarche qu’il porte mais aussi dans sa musique. B.B. Jacques favorise un rap de l’introspection et de la souffrance, en exploitant particulièrement le thème de l’amour. Sans jamais tomber dans un cliché souvent fatigué du gangsta lover, il renouvelle cette approche, en mélangeant à la fois émotions et maîtrise fine de la culture hip-hop pour proposer une rencontre très équilibrée entre l’authenticité, les lyrics et la violence d’un rap plutôt « old school » et les sonorités actuelles, piochant dans différents genres musicaux.

Faire du rap : avoir du flow

B.B. Jacques évoque régulièrement dans ses morceaux la réception souvent négative concernant son flow. Il l’exprime dans « Sport de riche », par exemple : « J’me torche le cul avec vos avis sur ma façon de poser » ou dans « Zandvoort Palace » : « Hey fils de pute, tu crois c’pas du pera / Tu crois qu’j’slame ? ». Les paroles de ses morceaux peuvent en effet ne pas contenir de rimes. En réalité, le rappeur recherche surtout les rimes internes ou le rapprochement des sons, ce qui lui permet de donner un rythme assez mélodique. Dans « Fuck la fame », « peuvent clasher » vient rimer, ou plutôt jouer, avec « punk à chien ». Il ne s’agit pas de se concentrer sur les syllabes finales mais plutôt de découper les syllabes, les lettres, les sons qui composent un mot pour les faire fonctionner avec d’autres, à l’intérieur des phases (ensemble de mots, de phrases qui fonctionnent ensemble pour faire sens). L’artiste cumule cela avec une élocution qui insiste beaucoup sur les consonnes, ce qui marque une différence importante avec un rap souvent sous assistance vocale, qui exploite plutôt les voyelles et les diphtongues (« ou », « au », ce genre de sons). C’est là peut-être que B.B. Jacques se rapproche d’un rap un peu « Old School », qui crée son propre rythme avec les paroles, avec la langue.

Faire du rap : faire de la musique

Son flow original va de pair avec une obsession pour ce qu’il appelle la « DA » (Direction artistique). Le rappeur fait graviter autour de cet acronyme un ensemble de considérations esthétiques voire morales. Avoir une « DA », c’est penser son art, sans chercher à le théoriser. C’est être original, c’est-à-dire produire quelque chose en accord avec une intention, en adhésion avec ce que l’on veut, avec ce que l’on est. Dans « Rainbow », il interroge de manière un peu facile : « Est-ce qu’on est censé faire du biff ou faire de l’art ? » ou alors invective de manière plus agressive dans « NDSM » : « Quand ta carrière tient à des feats tu fermes ta gueule ». B.B. Jacques pourrait tout à fait passer pour une sorte de réac puriste du rap. En réalité, il rejette surtout l’idée que la musique puisse être un bien commercial. Pour lui, la musique et le rap en particulier est un art, un art qui prend aux tripes, qui demande une implication esthétique et pas simplement un beat entraînant avec des paroles joyeuses pour danser en été. Il résume cela simplement dans « Sport de riche » : « J’suis pas venu divertir mais mettre des claques ».

Ce soin pour l’art suppose aussi un soin pour l’artisanat qui l’accompagne. La création d’un morceau constitue un leitmotiv quelque peu « meta » de son rap. Il est obsédé par les images de l’écriture et particulièrement de l’écriture sur une feuille. Surtout, presque chaque morceau contient un passage qui fait référence à sa production en direct. Le rappeur peut s’adresser à son équipe : « laisse traîner la prod » dans « Harmonie » ou « Laisse traîner notes de piano, nique la prise » dans « Intérieur scandinave ». Il peut aussi s’agir d’ordres techniques : « Baisse la voix de Léonie mets plus de basses » dans « Metro » ou « Twins’, mets du delay » dans « NSDM ». Avec B.B. Jacques, on a l’impression d’écouter des morceaux enregistrés en une seule prise, voire un album live. Cette approche esthétique est symbolisée par une expression qui a marqué le public de Nouvelle école : « Fuck off » (Tais-toi). Le rappeur explique que ce qui est devenu une sorte de slogan était au départ ce qu’il disait quand il ratait une prise, s’adressant à lui-même. À force, il a intégré à son rap cette formule réflexe, qui coïncide autant avec un cri de rage contre quelqu’un que contre lui-même.


S’en vouloir de rater une prise, pour B.B. Jacques, c’est avant tout le signe qu’il a quelque chose à dire mais que ce quelque chose doit surtout sortir. Le rap, c’est avant tout l’expression de soi, au sens propre du terme.

Parler de soi : nouvel ego trip

Dans une pratique cette fois-ci bien plus ancrée dans l’ère du temps, le rappeur propose des paroles tournées sur lui-même, sur des instants de vie. Les rares moments qui deviennent explicitement plus généraux, plus philosophiques, concernent la souffrance et le désespoir. En 2022, l’écriture de B.B. Jacques évolue pour intégrer la figure de « Palo », renommée aussi « Bérénice », même si « Bérénice » semble pouvoir désigner une variété de femmes avec qui le rappeur a eu des relations. Les lyrics sont alors marqués non pas par la rupture amoureuse mais plutôt par ce qu’il y a après, les souvenirs, la nostalgie, les bons et les mauvais moments. Sans tomber dans un discours haineux ou, à l’inverse, un discours qui fait de son ex une muse, le rappeur cherche surtout à exprimer ses sentiments. Le rap s’éloigne alors de certains clichés sexistes, tout en cultivant toutefois une obsession pour les femmes. L’évocation des souvenirs de la relation donne une teinte mélancolique à certains morceaux. L’art de B.B. Jacques reste toutefois très cohérent puisque ce rapport aux souvenirs repose sur un rapport à l’espace, qui fonctionne avec le sens de l’immédiateté évoqué précédemment. L’album entier est une sorte de voyage urbain, non pas tout à fait à Paris mais plutôt dans les transports parisiens. Le rappeur est sans cesse en déplacement : « J’sors du café j’traverse Panam du 19 au 6 » dans « Sport de riche », « On s’promenait dans l’froid, café brûlant sur l’quai d’la gare » dans « Harmonie », « Viens on baise près de Bir Hakeim comme avant quand on prenait la 6 » dans « Intérieur scandinave ». La mobilité appelle aussi l’ailleurs et les errances parisiennes appellent une « grande cavale » (« Rainbow ») d’Amsterdam, qui passionne le rappeur, aux USA, avec l’Ohio ou le morceau éponyme « Cincinnati ».

Ce qui peut cependant interpeller dans cette mobilité de l’artiste, c’est l’absence totale de luxe pourtant propre au style de l’ego trip, que B.B. Jacques pratique plutôt. Un Uber à 17,5€, les différentes lignes de métro ou même une référence implicite au RER D, le rappeur se veut définitivement poète en la ville. Ce côté réaliste soutient finalement l’esthétique de l’expression de soi, notamment à travers le thème du doute. On suit une personne plutôt qu’un personnage, « Le queuj’ c’est pas un personnage de fiction » (« Interlude ») en région parisienne, son amertume amoureuse, son obsession pour l’art et son espoir de grandir. Cet espoir donne en réalité lieu à de nombreuses questions : « Les phases où j’les trouve Est-ce que j’écris ou je bouche les trous ? » (« BB Buzz »), « Est-ce que j’vais durer ? Combien d’temps j’vais vivre du rap ? » (« Sport de riche ») ou même parfois à une sorte de fatalisme : « Tu vivras pas d’ton rap » dans « Interlude ». B.B. Jacques réussit à cumuler l’ego trip classique, « Ma DA c’est baiser l’rap français » dans « Fuck la fame », avec le partage du doute et de la souffrance, comme moteur esthétique et morale :

J’sais on est des bonhommes tout ça mon reuf
Mais quand tu souffres faut l’dire mon frère
Souffle, c’еst pas si noir dehors
C’est juste sur nos cœurs, y a tant d’poussièrеs

(Zandvoort Palace )

Un rap difficile à suivre ?

Dans « Harmonie », le premier morceau de l’album, le rappeur affirme « j’veux ni faire le poète ni faire l’cainri ». Disons-le, s’il ne rappelle pas trop le rap américain, il se situe quand même plutôt du côté du « poète ». Sur la forme, le rapport à la langue et à l’expression de soi rappellent une pratique poétique classique. Certaines formules peuvent même avoir une « étiquette » poésie comme : « Parfois c’est comme ça la vie c’est belle » dans « Zandvoort Palace » ou la tournure sexuelle « Mannequin espagnol en doggy sur une chaise scandinave » dans « Intérieur scandinave ».


Surtout, B.B. Jacques intègre de nombreuses références littéraires ou intellectuelles, qui associent donc sa musique à une culture légitime bourgeoise. Il exploite tout un réseau de références autour de Charles Baudelaire et de l’alchimie, lui qui parlait dans ses autres albums des « Fleurs du Haram ». On trouve aussi des citations cachées de Victor Hugo dans « Sport de riche », une référence à Romain Gary dans « BB Buzz » ou, dans un champ tout de suite plus intellectuel, l’évocation d’Hiroshima mon amour dans « No Love ». Directement dans les titres des morceaux, on trouve « NSDM », un quartier bobo alternatif d’Amsterdam, « Blue Bird », un poème de Charles Bukowski ou « Bleu pétrole », le titre d’un album d’Alain Bashung. Enfin, le prénom « Bérénice » utilisé pour parler de son ex est extrêmement marqué d’un point de vue littéraire, à la fois avec la pièce éponyme de Racine mais aussi avec la femme aimée par Aurélien dans le roman éponyme de Louis Aragon.

Musicalement parlant, si on retrouve parfois en base des morceaux les hi-hats de la trap, on a en réalité tout autour une variété musicale qui exploite à fond la capacité du rap à s’enrichir de genres musicaux différents. Piano, violons, séquence de percussions, solo de guitare électrique, sonorités un peu synthwave et de nombreux passages aux synthés qui installent une forme de contemplation. Même les approches plus standards sont assez intéressantes, avec des kicks ou des basses assez marqués, offrant une véritable épaisseur, ou des variations de rythme dans les percussions. Pour information, et c’est là aussi que l’album marque une évolution dans la carrière de B.B. Jacques, on trouve parmi les beatmakers Twinsmatic, qui a travaillé avec Booba ou Damso, BBP, qui travaille avec PNL ou, comme évoqué précédemment, Le Chroniqueur Sale.

New Blues, Old Wine sonne le décollage de B.B. Jacques. Désormais bien entouré, au clair dans la direction qu’il souhaite donner à sa carrière, virevoltant avec les mots sur des prods soignées, le rappeur peut exploiter à plein régime son style à lui, un style qui fait sens mais qui n’est toutefois pas facile à recevoir ou écouter. Comme une ironie de l’histoire, alors que Fresh a remporté Nouvelle école avant de sortir un premier album sans trop de personnalité, B.B. Jacques, participant marquant mais éliminé assez tôt, semble être une des principales figures de la nouvelle génération, aux côtés d’artistes sans doute encore trop restreints au milieu rap, comme So La Lune, La Fève ou Makala. Si l’originalité du « Quej » fait sa force, elle interroge toutefois encore sur son public. L’album se vend plutôt bien mais l’artiste en lui-même doit sans doute encore créer sa propre place dans le game. Pas assez dans la trap classique, peu de morceaux aux refrains marquants, un flow étonnant, des références bourgeoises : la qualité d’un tel mélange est inattendue. Espérons pour B.B. Jacques qu’il réussira à faire des classiques, comme il le souhaite dans « Fuck la fame » :

On a fini par s’du-per dans nos rêves de gosses
Faut qu’j’en parle sans qu’ça m’fasse d’l’a peine
J’écris, j’essaie d’faire d’la place
J’m’éloigne, j’suis du-per dans l’cœur d’Lutèce
Hier j’étais comme un con au milieu de la foule
À la recherche de volupté, j’attends la fougue
Elle veut savoir j’fais quoi d’ma vie
J’suis en guerre avec moi-même pour faire des classiques

Crédits photos : Rainbow – A COLORS SHOW, Geoffrey Chevtchenko

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