Inédit en salle : Variety (1983, ressortie 1er juin 2022), de Bette Gordon
Si Nan Goldin était une réalisatrice, serait-elle Bette Gordon ? Gordon, dont les thèmes de prédilection sont la sexualité, la violence et les rapports de pouvoir, est issue de la « no-wave » new-yorkaise (à la même époque que Jarmusch). Avec Variety, son premier long-métrage, elle livre un récit prenant et dense autour du fantasme féminin, et avant tout, une œuvre collective – Nan Goldin fait une brève apparition, et le scénario est de Kathy Acker. Inspiration de Paul Preciado dans Un appartement sur Uranus, Acker est une adepte d’écriture automatique, de tatouage et d’acupuncture, connue pour ses récits de dissidence.
Au début du film, Christine est une trentenaire qui cherche un job à New York. Elle se fait embaucher comme caissière dans un cinéma porno et le ton de l’histoire se corse dans ce décor : une des spécificités du film est que son genre dérive petit à petit, du néo-noir au journal intime. Des scènes du quotidien où Christine rencontre un certain Mark et une investigation sur les secrets de Louie, rencontré au cinéma porno, se mélangent, constituant un rythme hasardeux, dans les codes d’un polar mais sur un ton désœuvré. Parmi les personnages qui traînent dans cet endroit, l’un ressort : Louie, un gangster, qui tente de la séduire. Mais c’est Christine qui sortira puissante de l’enquête – cette dérive narrative est engendrée par elle… Et cette ambiguïté maîtrisée trouble le sens même du film et de sa réalisation. Car ce dont il est question, c’est avant tout les circuits d’errance et de plaisir des personnages, surtout des hommes. Quel monde y a-t-il au-delà du désir masculin ?

Christine endosse le rôle d’intermédiaire entre le monde des hommes et leurs fantasmes. La salle dont elle tient le guichet, ouverte directement sur un trottoir et ses passants, fonctionne comme une caisse de résonance. New York est sans visage, n’apparaît que sous la forme de lignes de fuite abstraites. La devanture, cadrée systématiquement de face, donne lieu à une exploration du portique mental, la mécanique par laquelle Christine est la passeuse pour ses clients entre la vie réelle et fantasmée. Mais si ce lieu est un portique mental, il peut aussi bien mener à des désirs d’hommes – Mark et Louie – qu’à ceux de Christine. La caisse de résonance n’est pas à sens unique, elle fonctionne aussi pour Christine – ce vers quoi ouvre cette entrée dans le cinéma porno c’est donc plutôt l’extérieur, le réel. Le désir qui est en débat est celui de Christine, plus complexe et plus riche, et Louie en est l’image-fantasme.
La seconde partie du film se passe davantage en extérieur mais fait basculer dans un rapport subjectif de Christine au monde. Dans cette hybridité (entre néo-noir et expérimental), la ligne de partage entre les deux est d’ailleurs condensée autour du personnage de Louie. Il déclenche le thriller, mais il se révèle dans des scènes plutôt irréelles. Le thriller est le registre que Christine contourne – il fonctionne comme un certain ordre de sensorialité, celui de Louie. L’intrigue de gangster est donc révélé en tant qu’une dramaturgie érotique des hommes – les recherches sur Louie ne mènent nulle part finalement. Le noir n’est pas très mystérieux et le récit finit par sortir du thriller. Notamment dans une scène très incertaine où Christine doute de la réalité : dans une chambre de motel elle découvre une vidéo clandestine où elle apparaît… Dans cette scène et d’autres, l’usage que font les personnages de leurs sens auditifs et visuels ne sont pas laissés au hasard. C’est aussi là, plus profondément que se joue cette œuvre.

L’enjeu de Variety se pose dès lors en termes purement sensoriels : le plaisir institutionnalisé des hommes est symbolisé par la vue, tandis que l’ouïe prend en charge le désir de Christine. À plusieurs reprises le monde intérieur de Christine se met en place via l’ouïe, résistance sensorielle au monde du porno et à l’emprise des néons new-yorkais. L’aboutissement arrive dans une scène de flirt où l’organe sexuel est la voix. La fièvre visuelle de New York correspond à la fièvre sexuelle de Louie, et Christine affirme une autre sensorialité contre celles-ci. C’est ce qui donne à voir dans quelques scènes impromptues un érotisme de la parole… Avec une conclusion magnifique : dans la seconde partie, la course-poursuite s’évapore alors progressivement, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’actions, plus que des chuchotements. Christine devient le sujet désirant. Le problème chez Louie, le problème de la menace, n’existe plus : Christine fraye un désir au-delà du désir masculin mais surtout, au-delà de la partition des genres.
En quelque sorte, Variety et Preciado ont donc un ressort subversif qui les place sur une même lignée : leur anti-psychanalyse. Ou comme le dit Preciado, en des termes qui pourraient s’appliquer à l’oeuvre de Gordon : “Avoir comme loi d’essayer de percevoir, de sentir, de nommer en-dehors de la différence sexuelle” (Un appartement sur Uranus, 2019).