Analyse du film Un jour dans la vie de Billy Lynn (1er février 2017) d’Ang Lee (2/2)
Le spectacle de l’ordinaire : mise en lumière et aveuglement du réel
Toute la teneur politique du film explose lors du moment repoussé et attendu du « show commémoratif ». C’est à la fois le moment de déploiement de la logique de spectacularisation du réel et de révélation de l’acte de Billy. Toutefois, la pertinence de la scène est de ne jamais vraiment montrer le show. Nous sommes toujours, comme pour tout le reste du film, prisonnier du regard de Billy. Nous assistons de manière déviée à quelque chose d’irréel. Dans l’envers du décor, le regard de Billy perçoit des bribes d’un spectacle dont il est censé être le centre. Mis sous le feu des projecteurs, comme exposé aux tirs ennemis, il subit les éclats agressifs d’un monde hostile. De même qu’il n’a pas vécu toute la guerre, mais seulement sa propre expérience du conflit, il ne vit qu’une part infime du spectacle. Un spectacle davantage dédié à l’image créée de lui à partir de son acte déréalisé, qu’à lui, Billy Lynn, jeune anonyme de la classe moyenne du Texas. Billy est comme mort, et revient aux USA comme le héros d’un acte que personne ne peut envisager, ou alors que personne ne peut envisager autrement que par le prisme du spectacle et de l’attraction. La logique de la société est de rendre supranaturel l’acte spontané d’un individu singulier.






La longue séquence se compose de trois temps bien distincts (1h06min50 à 1h17min37s), avec les deux premiers temps dans un rapport de parallélisme et un troisième court temps qui sert de synthèse. Il y a d’abord le long moment préliminaire du show, avec tout un rituel de pénétration dans ce jeu-attractif. Les procédures de ce rituel rappellent l’immersion amorçant l’intervention militaire montrée dans la scène précédente. De la même manière que sur le sol irakien, ici les soldats sont en tenue de camouflage, ils sont rationnellement positionnés et préparés dans le silence, et abrités par un mur d’ombre, un mur protégeant des regards comme celui protégeant des balles en Irak. Puis le show démarre et progressivement les lumières et feu d’artifice rappellent les coups de feu et explosion de la guerre. L’image, par son trop plein de lumière et de couleur aveuglante, s’abstrait et détériore son rapport figuratif. L’attraction a avant tout une logique de confusion. Ainsi les soldats accélèrent la cadence, comme pour une mission militaire. Une certaine panique s’instaure (présence de fumée, de coups), avant une totale confusion au moment du levée de l’écran et de la descente des escaliers sur scène. L’aberrance de leur présence sur scène finit par dominer.
Billy s’extrait des autres soldats en descendant les escaliers en entier, et il se retrouve seul, exposé à des regards hostiles, des éclats de lumières, et une profusion de mouvements contraires à sa stabilité. Le second temps de la séquence intervient par un raccord-cut brutal au moment de l’explosion de feu d’artifice, renvoyant au moment de l’opération militaire avec des coups de feu répétés. La même bipartition spatiale se joue qu’entre les soldats et le reste du stade durant le show, ici ce sont les soldats face à une zone exposée aux tirs ennemis. Et de la même manière, Billy se détache des autres et se retrouve seul. Il va sauver son sergent en le tirant loin des tirs, mais pris de surprise par un ennemi, il doit sauvagement tuer un homme. Billy est confronté au regard réel d’un homme qui meurt dans le sang. Ce court moment condense une extrême violence en se détachant de tout le rapport figuratif virtuel du reste du film. Enfin, le troisième temps de la séquence raccorde en fondu enchaîné de son visage en Irak à son visage figé sur scène. Le show est terminé, mais Billy se tient encore debout sur scène, le regard dans le vide. Son visage réel est superposé à son visage-écran projeté derrière lui. L’écran s’éteint, mais Billy reste. Le spectacle est terminé, mais le trauma existe encore. Sa mémoire est réveillée.





Le temps est multiple (son étirement dépend de son référent), mais surtout le temps est subjectif et impossible à définir (RICOEUR Paul, Temps et récit). Il y a le temps de l’apprentissage, des liaisons et déliaisons, des oublis et des combats. Le numérique vient alléger ce rapport au temps par sa dématérialisation. Les images sont soumises au temps, mais le numérique prétend annuler leur obsolescence. Le moment du show vient alors figer une image de la guerre et se substitue au temps dégradé d’une mémoire vécue. La transparence du numérique se transforme alors en violence contre les agrégats inconnus au système du bios virtuel. Une violence contre l’indicible, l’incompréhensible, maintenus hors de portée des lumières du spectacle. La société du spectacle veut tout mettre en lumière afin de masquer l’envers du décor. Dans la scène tous les voiles semblent se lever, comme l’écran géant qui masquait un hors-champ de la scène, un hors-champ qui en un levée de rideau devient le champ central. Alors, il n’y a rien qui doit survivre en-dehors de la lumière.
Notre mémoire, comme celle de Billy, est surtout faite de trous, comme notre sensibilité et notre conscience. Le cinéma, comme le vécu, est un ensemble de continu-discontinu, un ensemble qui parait fluide et global, alors qu’il est surtout fait de béances. Le surplus de continuité apporté par le numérique du film, par la création d’une image dépassant la perception humaine, révèle le conflit avec les résurgences de la mémoire et la sensibilité de Billy. La perception du monde est renvoyée à sa nature illusoire. La simulation sensible de continuité est contrariée par la supra-réalité, cette non-interruption du visible. Le moment du show est alors celui d’une diffraction, du rappel du trauma, en parallèle de l’attraction de l’anonymat. Jamais Billy n’a été aussi peu Billy que sous les projecteurs, mais cette souffrance de la sur-monstration lui permet la réactivation de sa mémoire individuelle.
Pour finir, le film d’Ang Lee interroge un rapport de l’individu post-moderne au réel. Les individus ne sont plus impliqués dans la physionomie de leur espace d’un point de vue rationnel et surtout sensible (JAMESON Fredric, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif). Il y a la création d’une nouvelle sensibilité, celle de l’instantanéité visuelle, comme celle de Billy, un fantôme en attente dans un monde inorganique, en même temps qu’il joue à être les représentations fictives et fantasmées par les autres. La logique de l’identité (la stabilité de l’individu moderne) est substituée par une logique de l’identification. Le sujet postmoderne est un sujet symboliquement échangeable, comme Billy dont l’identité doit être la représentation des idéologies dominantes. La scène du show soulève le caractère changeable du Billy soldat héroïque, et le caractère unique mais incommensurable de sa mémoire. C’est pourquoi la scène ne repose pas sur un simple régime de contamination (faisant simplement resurgir la guerre dans le présent). Il n’y a pas reproduction du conflit, représentation dans la représentation. Il s’agit d’un rapport paralléliste des espaces. Le trauma de Billy est réveillé par la distance entre le virtuel subi, avec la matérialité de la guerre (une réalité poussiéreuse et viscérale). De son acte humain spontané il ne reste qu’une image figée (le corps-statue de Billy) défaite de sa substance physique et temporelle. Billy est un corps interchangeable dans un pur présent arrêté, comme le montre le dernier plan de la séquence avec Billy figé devant son image projetée.

Billy Lynn, revenir d’entre les morts, parmi les morts
Le cinéma est de plus en plus l’objet représentant notre désir de contrôle. Nos manières de vivre et de penser rejettent le hasard et le désordre, pour parvenir au « contrôle total » (COMOLLI Jean-Louis, Cinéma, numérique, survie. L’art du temps). C’est une sorte de « darwinisme social » d’un monde qui se revêt de l’image d’une imperturbable rationalité. Billy Lynn est un film sur le figement de tout individu dans la posture attribuée par le regard du contrôle. Or le néo-libéralisme, et son immatérialisme, cache le risque d’une résurgence de l’imprévisible de l’action humaine. Ce n’est pas vraiment l’acte de Billy qui est récompensé pour « héroïsme », acte montré à la fin du film dans la violence de sa banalité. Ce qui est diffusé est l’image rationalisée et conformée du soldat qu’il doit être. L’acte humain devient représentation pour un système qui se pense comme une totalité. Le film sous-entend le besoin d’une résistance des sujets qui ont une mémoire, face à l’uniformisation du Capital numérisé qui veut assujettir tous les individus. Dans sa forme, le film use du désir libéral, un désir fou de vivre dans le vertige de la distraction et de la lisibilité. Cela permet d’évoquer et de critiquer les autres œuvres qui s’épuisent dans la surenchère de clichés, prenant la forme paradoxale de non-clichés dans l’uniformisation de l’idéologie et du sensible. Il y a une aliénation du spectateur dans son rapport à son propre réel, par cette surenchère du visible qu’Ang Lee tente d’étrangéiser, afin de créer notre inconfort de spectateur, et nous extraire de notre passivité.
Il y a de nouvelles configurations de notre temps et de notre monde qui mènent à l’abstraction de notre société, et c’est dans cet abstrait que se situe l’horreur destructive de l’individu. C’est une société de la représentation, donc de la stabilisation (des discours, des idéologies, des individus). Le numérique du film englobe un microcosme renvoyant aux forces totalisantes et répressives, exercées dans la société américaine, qui annihilent les différences. L’individu est contrôlé, ses désirs et sa mémoire aussi. Il y a une cristallisation mortifère des apparences. Après avoir connu l’horreur matérielle de la guerre, Billy revient comme le spectre d’une violence incommensurable pour un monde illusoire et fantomatique, comme celui dans lequel il est piégé. Si finalement il décide de repartir en Irak à la fin du film, c’est afin d’accepter sa propre mort dans sa matérialité, plutôt que de disparaître éternellement dans la virtualité.
Bibliographie
- Lee Ang, Un jour dans la vie de Billy Lynn, Sony Pictures Releasing France, 2016, 113 min.
- Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. « débats », 1981.
- Comolli Jean-Louis, Cinéma, numérique, survie. L’art du temps, Lyon, ENS Editions, coll. « Tohu Bohu », 2019.
- Comolli Jean-Louis, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, Paris, Editions Verdier, coll. « SC Humaines », 2012.
- Comolli Jean-Louis et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi : de l’argentique au numérique, Paris, Editions Verdier, coll. « SC Humaines », 2015.
- Debord Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.
- Deleuze Gilles, Image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1985.
- Didi-Huberman Georges, La peinture incarnée, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985.
- Jameson Fredric, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA, coll. « D’art en questions », 2007.
- Lyotard Jean-François, Le postmodernisme expliqué aux enfants, Paris, Galilée, coll. « débats », 2005.
- Lyotard Jean-François, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, coll. « débats », 1993.
- Lyotard Jean-François, L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, coll. « débats », 1988.
- Ricoeur Paul, Temps et récit, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1991, vol. 1.
- Seguin Thomas, La politique postmoderne : Généalogie du contemporain, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Sociales », 2012.
- Seguin Thomas, Postmodernisme : Une utopie moderne, Paris, Editions L’Harmattan, coll. « Pour comprendre », 2012.
- Sontag Susan, Against Interpretation and Other Essays, USA, Penguin Classics, coll. « Penguin Modern Classics », 2009.