Cette année, le festival du film court de Clermont Ferrand nous proposait une plongée dans les « mondes paysans », à l’occasion d’une rétrospective thématique. La rencontre entre le cinéma et les espaces ruraux n’est pas une évidence. On a historiquement associé l’art cinématographique à une modernité et à une technique qui entretiennent une relation privilégiée avec la ville. Le temps d’une séance et de six courts métrages, cette rencontre a pourtant bien eu lieu : qu’est-ce que ça a donné ?
Cinq des six films présentés lors de la séance à laquelle j’ai pu assister se donnaient sous la forme de portraits. Portraits d’éleveurs et d’apprentis éleveurs, d’agriculteurs et de fils de paysans. Une galerie de visages, de personnalités, dont il s’agissait de faire la connaissance en approchant les métiers. Une perspective principalement documentaire, donc, par laquelle il nous était proposé de découvrir autre chose que l’imagerie figée que peut évoquer une réalité rurale qui demeure bien souvent invisible (on doute que les pubs Carrefour qui font l’apologie des bons rapports entre grandes surfaces et producteurs locaux coïncident parfaitement avec la réalité que serait celle du monde paysan).
Regards documentaires
Mathilde (Grégoire Orio, 2019) est une jeune bergère qui nous explique brièvement ses choix de vie, à travers un point de vue concret assez distant des discours pro-véganisme qui sont majoritairement des préoccupations (légitimes, au demeurant) de citadins. Jules et Tania forment un jeune couple dont le projet est de reprendre l’exploitation viticole du grand-père de Jules (Minéral, Marc Picavez, 2018). On suit le déroulement d’une année de production de vin dans un film sobre dont le point de vue semble proche des individus filmés. Un moment particulièrement touchant ressort de ce second film : Jules, qui goûte la production de l’année avec son grand-père, esquisse vers lui un bref regard. Une étincelle anime ses yeux, qui contraste avec son sourire timide devant cet homme qui a travaillé le vin avant lui pendant plusieurs dizaines d’années. « Il est bon », dit-il avec un bonheur simple, qui se communique de l’autre côté de la toile de projection.

Il y avait également Michel, éleveur, et son apprenti Francis (Du soleil en hiver, Sammuel Collardey, 2005). Pendant un moment, le film – produit dans le cadre de l’école parisienne de la Fémis – semble nous confronter à un point de vue étranger à ce qu’il met en image. Ces figures peu bavardes ne sont d’abord que l’objet d’un spectacle esthétisant un peu vide. Quelques plans font rire la salle : ce rire n’est visiblement pas un rire avec, mais plutôt un rire de. Rire de l’éleveur qui court après ses vaches, parce que 1) on ne voit pas ces images tous les jours, c’est cocasse ; 2) on voit par ailleurs assez rarement ces images au cinéma – là encore c’est surprenant. Mais, près de la fin du film, un long plan séquence nous montre Michel et Francis discuter sur une balançoire, puis entamer une bataille de boules de neige qu’on devine se prolonger encore longtemps hors du cadre et de la durée du plan filmé. Un rire sensiblement plus sincère se manifeste partout dans la salle : on sent le clivage ville/village aboli le temps d’une empathie beaucoup moins feinte, qui renoue avec une expérience enfantine que le film, véritablement, nous partage.
Écarts fictionnels
Heureuse surprise : cette séance n’était pas simplement l’occasion d’assister à des portraits naturalistes et un peu émouvants qui, bien que sympathiques, se bornaient à la platitude d’un regard consensuel. Un film en stop-motion, 6 Farms. A Film From My Parish. (Tony Donhogue, 2008) proposait un emboîtement très ludique qui naviguait entre différentes maisons et différents (répétition de différents) témoignages, sans qu’on comprenne bien qui était qui et qui habitait où. Plus qu’un portrait, le film était l’occasion de se familiariser avec des bribes de vécu (à travers des objets, et quelques photographies) par un spectacle qui ne se contentait plus de s’inscrire dans une dynamiques de témoignage authentique. Montrer la campagne comme un espace de jeu, et pas simplement comme un espace de travail austère.

C’était également le propos de Le skate moderne (Antoine Besse, 2014). Le film suivait un groupe assez étonnant, en rupture avec l’image convenue qu’on peut avoir avoir de la ruralité : une dizaine de jeunes skateurs qui ne se reconnaissent pas dans les pratiques de leurs parents. Ils ont trouvé dans le skate une passion cathartique pour une énergie inhibée par un monde paysan qu’on suppose au demeurant assez peu tourné vers la fougue de la jeunesse. Largement filmé dans une esthétique « clipesque » (ralentis, musique et absence de sons in), le film transpose quelque chose des pratiques vidéos des communautés de skateurs installées en ville, pour filmer des figures en totale inadéquation avec leur environnement. Une expérience proprement artistique et plus un simple moment d’information, donc, à travers ces deux films étonnants.
Béance
Et puis le dernier film projeté lors de cette séance : un tourbillon d’émotions et de sensations devant L’homme qui plantait des arbres (Frédéric Back, 1987, Prix Spécial du Jury et Prix du Public lors de l’édition de 1988). Un texte de Jean Giono lu par Philippe Noiret (ça s’annonce tout de même assez bien), animé par la mise en mouvement d’une succession de dessins et de peintures. Le film forme un tourbillon d’images généreux et incessant : on bascule d’une image à l’autre sans une seconde de pause, pour contempler un spectacle de sons et de couleurs absolument magnifiques.
On suit l’histoire d’un jeune homme qui traverse les ruines de villages montagneux, avant d’arriver, épuisé, auprès d’un vieillard qui vit seul avec ses chèvres sur un plateau. Chaque jour, cet homme trie des glands pour n’en garder que les plus beaux, qu’il plante systématiquement le lendemain. De ce travail quotidien, à la fois paisible et acharné, naît une forêt. Une forêt d’abord fragile, qui manque d’être liquidée pour produire du bois lors de la Première Guerre mondiale. Mais cette forêt finit par grandir, grandir, au point de permettre la renaissance du plateau qu’elle couvre lentement.

La fable paraît un peu naïve : elle l’est, si l’on adopte sur la nature un point de vue cynique et désabusé – qui, au regard de l’actualité, n’est pas illégitime. Dans cet écart entre cette fable utopique (qui, elle-même, cherchait déjà quelque part à nous prévenir de l’auto-destruction à laquelle se livrent inlassablement les hommes) et la situation qui est la nôtre, un abîme se forme. La douce poésie visuelle du film se donne aujourd’hui dans un terrible sentiment de déception et d’impuissance vis-à-vis de ce qu’a été et de ce que pourrait être notre rapport à la nature. L’emboîtement de trois temporalités ouvre ainsi ce court film sur une béance de détresse et de beauté : en 1953, Jean Giono écrit ce texte, et l’on peut penser qu’il a encore assez vivement en tête ce que la Seconde Guerre mondiale contenait de pulsion de mort et de destruction ; en 1987 (un an après la catastrophe de Tchernobyl), Frédéric Back réalise ce magnifique court métrage ; en 2020, il est projeté dans une sélection qui a pour fond l’Australie en feu et des débats sur « l’urgence climatique » où l’alarmisme ne côtoie qu’une stagnation décisionnelle véritablement démoralisante.
Face à face
Cette sélection donnait donc à penser, en sortant de la séance. Ville et campagne se faisaient face : public citadin face à des individus ruraux qu’il s’agit de documenter ; pratiques, discours et regards urbains face à une réalité paysanne dont, au final, on ne sait souvent pas grand-chose en dehors d’une certaine imagerie figée. Ce face à face était donc l’occasion d’une rencontre, mais également d’une confrontation. Confrontation à des individus et des pratiques qui, par effet-miroir, donnent à sentir à quel point la réalité du « monde urbain » est une réalité pour une part toujours plus insupportable, étouffante et auto-destructrice.