Cette série d’articles visera à démontrer que derrière les places de célébrités sexualisées et mythifiées auxquelles elles sont souvent réduites, les actrices sont des figures centrales dans le processus créatif audiovisuel, grâce auxquelles de nombreux points de vue féminins peuvent s’exprimer dans les œuvres artistiques qui nous entourent, et ce malgré les limitations des industries culturelles et de nos sociétés contemporaines. On s’intéressera donc ici à la singularité et l’importance du travail d’actrices encore en activité, d’abord françaises, britanniques et américaines, en espérant leur rendre modestement et distinctement hommage.
Jodie Comer : une jeunesse courageuse au service de rôles difficiles et complexes
En septembre dernier, l’anglaise Jodie Comer, 27 ans, a obtenu l’Emmy Award de la meilleure actrice dans une série dramatique pour son incarnation de la tueuse à gages Villanelle dans Killing Eve, coproduction américano-britannique d’espionnage diffusée sur la curieuse chaîne BBC America. Ce prestigieux prix ne pourrait être qu’une énième distinction pour témoigner de l’intérêt indéniable de Killing Eve, série acclamée pour son efficacité narrative, sa richesse thématique et son exploration de figures féminines ambigües et dérangeantes, mais il révèle sans doute aussi ce que l’industrie hollywoodienne réserve à la talentueuse Comer pour les prochaines années. Ainsi, l’actrice est apparue furtivement dans le dernier Star Wars, où elle incarne la mère de la protagoniste Rey, et sera cet été à l’affiche du nouveau blockbuster avec Ryan Reynolds, Free Player. Ces rôles ne paraissent certes pas passionnants, mais pourront – on peut du moins l’espérer – servir de tremplin à Comer pour travailler sur des projets plus épanouissants. Ce parcours, a priori ascensionnel, est en tout cas parfaitement justifié, au vu de la qualité du travail qu’a déjà accompli Comer, qui a passé les années 2010 à enchaîner les rôles d’importance dans diverses productions de la télévision britannique. Alors que Killing Eve s’apprête à revenir pour une troisième saison le 26 avril, vous trouverez ici la description analytique de trois exemples de ses capacités de jeu, aussi créatives que viscérales, dans des séries très différentes, et dignes d’être vues, en espérant que cela vous permette de découvrir son travail.
Chloe Gemell dans My Mad Fat Diary (2013-2015) : donner vie aux tourments d’une adolescence apparemment éclatante

My Mad Fat Diary est une série en 3 saisons pour un total de 16 épisodes, qui suit le quotidien de Rachel Earl, dite Rae, 16 ans, adolescente en surpoids qui sort d’un séjour en hôpital psychiatrique, où elle s’est retrouvée à la suite d’une tentative de suicide. La série débute en 1996, lorsque Rachel retrouve sa mère après son hospitalisation, et s’achève deux ans plus tard, juste avant l’entrée à l’université de la protagoniste. Choisissant de coller le plus souvent au point de vue de son héroïne, notamment par l’intermédiaire de la voix off qui correspond à ce que Rachel écrit dans son journal, la série est néanmoins remarquable pour la place qu’elle laisse à chacun des personnages qui comptent dans la vie de cette jeune femme en souffrance. Parmi eux, on trouve Chloe, la meilleure amie d’enfance de Rachel, apparemment son opposée absolue : populaire, séduisante d’après les canons de beauté normés, sexuellement active, et largement plus aisée financièrement que son amie. Preuve de la qualité d’écriture assez constante de la série – Tom Bidwell a signé les scénarios de tous les épisodes des deux premières saisons d’après le livre My Mad, Fat Teenage Diary (2007), écrit par Rae Earl à partir de ses journaux intimes de la fin des années 1980 – Chloe est un personnage finement dessiné qui prend de l’épaisseur au fur et à mesure des 16 épisodes. C’est cependant l’interprétation sensible de Jodie Comer, dans son rôle le plus durable de l’avant-Killing Eve, qui nous permet de nous attacher durablement à cette jeune femme dont les douleurs sont étonnamment similaires à celles de sa meilleure amie.
Lors des premiers moments de la série, Chloe est un personnage qui a du mal à intéresser, et qui semble même tomber dans le stéréotype. On ne parvient pas tout de suite à comprendre ce qui la motive à intégrer Rae à son groupe d’amis, apparemment parfait. On craint qu’elle finisse par se retourner contre l’héroïne par jalousie ou par honte. On doute de sa sincérité. Puis vient l’épisode 3, “Ladies and Gentleman” où l’on apprend qu’elle a une liaison avec son professeur de sport, dont elle est tombée enceinte, ce qu’elle ne parvient pas à lui dire. Rae l’accompagne pour avorter, manquant le concert d’Oasis auquel elle était censée aller. Seulement, après coup, Chloe va retrouver son amant pour essayer de recoller les morceaux, laissant Rae seule face à un sentiment d’abandon bien trop familier. Ce tiraillement entre désirs et obligations, entre la puissance du lien amical et la détresse engendrée par la maladresse des actes, fera la dynamique relationnelle de Chloe et Rae durant une bonne partie de la série, devenant l’un de ses ressorts émotionnels centraux. Comer apporte à Chloe sa capacité à changer de registre d’une scène à l’autre, complexifiant progressivement l’image que l’on se fait de son personnage, pouvant passer de l’assurance la plus imperturbable à la vulnérabilité la plus terrassante. Chloe reste cependant limitée lors de la saison 1 par les rivalités voire les antagonismes qui la renvoient constamment à Rae.
Durant la saison 2, cependant, les intrigues de Chloe s’assombrissent en se déliant de celles de Rae. Elle devient la proie d’une étudiante particulièrement manipulatrice et désagréable, avant de se retrouver dans de sordides situations sexuelles en compagnie d’hommes violents et ouvertement misogynes. Le fabuleux, et très inattendu, épisode 6, “Not I”, plonge impeccablement dans la psyché de Chloe lorsqu’à la suite d’une fugue de son amie, Rae trouve son journal intime. Nous assistons alors de nouveau à de nombreux événements de la série, mais cette fois du point de vue de Chloe, ce qui dans un premier temps nous confirme son inconditionnelle affection pour Rae, avant de nous confronter à ses douleurs les plus intimes. Dans une séquence absolument bouleversante de l’épisode suivant, Chloe confie ainsi à Rae son insécurité croissante quant à sa valeur, qui la pousse dans les bras de tous ceux qui la feront se sentir désirée, puisqu’elle pense n’avoir que son corps à offrir. L’impact émotionnel de cette confession, terrible dans la bouche d’un personnage censé avoir tout juste 17 ans, est encore amplifié par l’intensité avec laquelle Comer l’interprète. À ce moment-là, l’actrice devient indissociable de la réussite éclatante de la série, portrait pudique et pourtant profond d’une adolescence aussi combative que vulnérable.
Ivy Moxam dans Thirteen (2016) : incarner la douleur d’être victime d’innommables violences

Moins d’un an après la fin de My Mad Fat Diary, Jodie Comer a pu s’exprimer en tête d’affiche d’une production de la BBC, Thirteen, composée de seulement 5 épisodes et pensée depuis le départ comme une minisérie ponctuelle. Elle y incarne Ivy Moxam, 26 ans, qui a passé la moitié de sa vie enfermée dans une cave, et est parvenue à s’échapper durant un instant de négligence de son ravisseur. La série suit en parallèle le difficile retour d’Ivy dans sa famille, qui a forcément beaucoup évolué 13 ans après un tel traumatisme, et l’enquête policière visant à retrouver le kidnappeur. Thirteen part d’un postulat assez classique et qui peut sembler lorgner du côté du racoleur, mais la scénariste Marnie Dickens, qui a écrit l’ensemble, semble s’être assurée de maintenir une forme de sobriété, nous amenant à rester en empathie avec sa protagoniste meurtrie tout au long des 5 heures de programme. La série contient néanmoins des maladresses parfois gênantes, qui posent des questions de vraisemblance, notamment concernant la représentation des forces de l’ordre. Ainsi, une inspectrice en vient à rapidement considérer Ivy comme la complice de son ravisseur, qui essaierait de le protéger en mentant, sans réellement se questionner sur la psychologie d’une personne ayant subi de tels sévices. Son collègue, lui, semble développer une fixation malsaine sur Ivy, que cette dernière tend de plus en plus à partager. Ces choix étranges de développement narratif n’ont cependant pas d’impact sur la performance de Comer, qui s’en sort avec les honneurs, même lorsque l’action menace de tomber dans le mélodramatique.
Il faut dire que la complexité émotionnelle du rôle d’Ivy sied à merveille à l’actrice, tandis que l’écriture impressionniste et subtile de Dickens, lorsqu’il s’agit de dépeindre les sentiments et les évolutions internes de son personnage, permet de mettre en avant les nuances de son jeu. Si on sent bien que l’écriture et la mise en scène essaient de nous faire douter de la sincérité d’Ivy et de garder du mystère sur les implications des secrets qu’elle porte, Comer nous confronte à sa souffrance absolue et nous invite à nous soucier avant tout de la dimension humaine et non dramatique de son destin. Durant les premiers épisodes, on est forcément ému de l’espoir avec lequel Ivy semble vivre sa liberté nouvelle, sans se rendre compte d’à quel point son environnement a changé avec les années. Sa détresse lorsqu’elle est mise face à la réalité de sa situation familiale, mais aussi de ce qu’il reste de relations extérieures coupées en plein élan par son enlèvement, est palpable et bouleversante. On imagine Ivy comme une enfant dans un corps d’adulte, qui n’a pas pu grandir et est définitivement brisée. On comprend qu’elle a au contraire dû s’efforcer de grandir pour continuer de croire à un meilleur avenir et ainsi survivre. Sa force et son humanité nous explosent finalement au visage lors de sa dernière confrontation à son ravisseur, point d’orgue où Comer montre encore sa capacité extraordinaire à capter quelque chose de vrai et de crédible, à défaut de capter du réel.
Villanelle dans Killing Eve (2018-2019) : personnifier les pulsions les plus sombres avec ambiguïté et profondeur

Villanelle est le genre de rôle qui ne peut que coller à la peau d’une actrice, qui plus est une actrice dont la notoriété internationale et la « persona » sont encore à construire. Singulièrement fascinante et ambigüe, cette figure de redoutable assassine apparemment dénuée d’empathie est absolument centrale dans Killing Eve, la série développée par Phoebe Waller-Bridge, la géniale créatrice et interprète principale de Fleabag, d’après un ensemble de nouvelles d’espionnage de Luke Jennings. La première saison de la série, brillamment supervisée par Waller-Bridge, nous donnait à voir une femme impulsive mais d’une rare efficacité dans son travail meurtrier, prenant plaisir à tuer et ne prétendant jamais être moralement rattrapable. La seconde saison, marquée par l’écriture inaboutie d’Emerald Fennell, est plus fantasmatique et moins consistante, ce qui résulte en un personnage plus confus. Villanelle devient ainsi presque une anti-héroïne anti-patriarcale, qui tue les hommes qui tentent de la contrôler. Elle espère même trouver en Eve, l’espionne qui la traque sans relâche, interprétée avec beaucoup de tenue par Sandra Oh, celle qui lui offrira la stabilité et la confiance dont elle semble rêver. On voit alors poindre une sorte de sororité utopique mais amorale, qui lui correspondrait complètement. Heureusement, Jodie Comer réussit à donner durablement vie à Villanelle, malgré les frustrantes tergiversations scénaristiques, et ce même lorsque la série semble perdre de vue Eve, sa véritable protagoniste.
En lieu et place d’une antagoniste au potentiel caricatural excessivement élevé, Villanelle, grâce à la gracieuse collaboration de Comer et Waller-Bridge, est devenue un personnage-miroir de Eve, toujours nécessaire pour que la fiction ait lieu. Dans un épisode de la saison 2, la tueuse dit même à l’espionne que sans leur relation, Eve ne serait plus digne d’intérêt. Si l’on n’ira pas jusque-là, le mélange de drôlerie candide, d’énergie adolescente et de puissance sexuelle et intellectuelle irrésistible avec lequel Comer interprète Villanelle est tout simplement irradiant et hypnotique. Réussir à nous attacher autant à un personnage aussi dangereux et terrifiant, absolument marginal par sa manière de fonctionner et d’agir, mais aux désirs totalement compréhensibles n’est pas une mince affaire. Et ce triomphe artistique est en large part à attribuer à Comer, dont la force d’incarnation n’est désormais plus à prouver. Espérons que les prochaines saisons de Killing Eve, d’ores et déjà renouvelée jusqu’en 2021, permettront à Comer de diversifier encore sa palette de jeu et de complexifier davantage son rôle-signature, jusqu’à trouver l’essence même de l’humanité a priori ensevelie de Villanelle. Espérons également que ce personnage marquant de la culture télévisuelle de la fin des années 2010 ne signe que le début du parcours artistique de Comer, jusqu’ici d’une rare pertinence.
Image mise en avant : Jodie Comer dans Killing Eve (2018-2019)
Credits photographies : Killing Eve : Sid Gentle Films/Endeavor Content/BBC America ; My Mad Fat Diary : Tiger Aspect Productions/E4 ; Thirteen : BBC Drama Productions/BBC America
Un commentaire Ajouter un commentaire