Critique de Uncut gems de Josh et Ben Safdie (31 janvier 2020)
Que vaut le cinéma des Frères Safdie ?
A eux seuls, ils ont ressuscité tout un paysage cinématographique, celui des années 70, où la marginalité des attitudes se conjugue avec la résistance à l’ordre social. Ils ont remis au goût du jour cette figure du contre, où l’écart avec le monde ambiant se vit sous le mode d’une épilepsie constante. Hypertrophie du réel qui atteint son point d’apogée avec le merveilleux Good Time, dont le geste radical regarde à la fois vers un héritage assumé, celui de Martin Scorsese et de Sidney Lumet, tout en assumant le trop plein d’énergie propre à la témérité de la jeunesse. C’est dans ce dérèglement ou du moins dans cet apport du passé sous le mode de l’hyperbole, que s’est construit l’identité des cinéastes. Alliant maniérisme vertigineux et tourbillon narratif, où l’enchaînement d’action repose sur la probabilité d’un rien, tout concourt à une forme de surplace énergivore qui témoigne d’un réel foisonnant. Tellement foisonnant qu’il vient dépasser le régime supportable de la vision pour capter quelque chose de l’artificialité du contemporain gagné par un flux constant d’informations qui lui échappe constamment.

Et puis ? Ce projet, Uncut Gems, marque le premier signe d’une redondance : même compositeur (le non moins génial Oneothrix Point Never), l’inscription dans un genre défini – celui du thriller urbain – les Safdie sont-ils passés à l’âge adulte, s’enracinant dans un lieu (New York), une époque (les années 70), une thématique (les personnages en sur-régime) ?
Trois fois non, car la vitalité de leur créativité ne s’embarrasse pas des redites, tant chaque mouvement est porté par une dépense. Là où Good Time jouait la carte du mélodrame, Uncut Gems épouse la farce sarcastique, autour d’une vulgaire pierre transitant de l’Afrique à New York, servant de catalyseur des pulsions les plus matérialistes de ses personnages. Car c’est bien une grande satire du fonctionnement capitaliste que nous joue les Safdie, ou comment la spéculation sur le rien (un tas de pierre ramené d’Afrique dont on pense qu’il coûte un million de dollars), va servir tour à tour de projection sociale (pour Ken K, basketteur bling-bling à la recherche de la plus grosse pierre), d’enrichissement personnel (pour Howard cherchant à multiplier son profit), jusqu’à tomber dans une forme de mysticisme absurde (ou comment on prête à une pierre, des vertus divines). On voit bien que le rachat affectif de Good Time a laissé place au rachat tout court, où la dépense trouve son terrain de jeu, non plus dans un geste compensatoire d’inadaptation complète au système, mais fait partie du fonctionnement de la société contemporaine.
Mais le plus réussi de cet Uncut Gems est l’évolution de son personnage principal – un Adam Sandler dément – qui joue moins au jeu économique par simple plaisir du profit accumulé qu’il poursuit à la manière d’un maniaque le pur plaisir du spectacle, où quelque chose de la vie survit à la monotonie d’un ménage que l’on devine tristement ennuyeux. Passion inavouable qui culmine à la fin du film, lorsqu’il organise lui-même les conditions du spectacle, en tenant en otage son public, du match de basket qui se déroule à la télévision, pour qu’advienne au final, cette magie absurde du capitalisme, où un simple pari peut transformer 100 000 dollars en un million. Car aussi antipathique qu’est notre personnage, il a, comme tous les personnages des frères Safdie, la passion du chaos organisé, le plaisir de marcher sur un fil entre chute et rédemption, seule manière d’avancer pas à pas dans une existence rongée par le spectre de l’ennui. C’est ici peut-être que Adam Sandler rejoint Robert Pattinson, dont la dépense produite n’a d’autre finalité que la poursuite d’un idéal en même temps qu’une mise en crise du sujet.

Mais pour autant, les Safdie sont-ils véritablement des inventeurs de formes, ou des simples passeurs cinéphiles d’une efficacité narrative redoutable, qui a su prouver ses qualités lors de la décennie rêvée ? La question est immense et traverse un nombre assez conséquent de contemporains, qui à force de ne pas faire le deuil d’un soi-disant âge d’or, se censure à épouser la singularité de notre contemporain. Revient toujours le dilemme : veut-on des histoires pour se sortir du monde, ou des mondes pour en ressaisir l’histoire ? Or, il est de moins en moins sûr que les Safdie réussissent à capter notre contemporain à travers leurs personnages d’illuminés épileptiques. Finalement, la vision des Safdie, c’est vivre à plein régime pour cacher l’horreur de l’ordinaire, comme ce personnage des Affranchis de Scorsese qui finit en pavillon de banlieue après avoir passé son existence en sur-régime.
Le remède à l’ordinaire, c’est l’épilepsie du présent, ce montage cocaïné où constamment nous sommes dépassés par le surgissement du réel, en même temps que le personnage poursuit et désire, comme un martyr (plutôt Scorsese) ou un maniaque (plutôt Safdie), ce chaos où la raison perd son point de fuite pour la guider. Il s’ensuit, narrativement, un certain nombre de conséquences, comme une vision exclusivement masculiniste du monde, où toute action ne peut s’accomplir sans une démonstration constante et à vide d’une force testostéronée autant fantasmée qu’imaginaire. Suffit de voir pour s’en convaincre le triste sort que réservent Safdie et Scorsese à leurs personnages féminins, se présentant toujours sous le mode de l’obstacle (plutôt femme à marier) ou de l’alliée (plutôt femme à coucher).
Ce cinéma a fait ses preuves, il touche profondément à une jouissance du chaos, où le réel se dissout jusqu’au délire. Mais ce que ce cinéma produit en termes de pensée, reste beaucoup plus opaque. Le spectateur retrouve le plaisir nostalgique d’un recyclage des codes du Nouvel Hollywood, avec toutes les critiques sociétales qui en découlent, mais sans que s’esquisse derrière ce mouvement salutaire de reprise, l’horizon d’un style reconnaissable.
Credit : A24/Netflix France
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