The Irishman : Requiem pour un mafieux

Critique de The Irishman de Martin Scorsese (sorti sur Netflix le 27 novembre 2019)

Comment ne pas s’impatienter devant un tel projet réunissant le casting toujours souhaité ? Même si l’enthousiasme cache une inquiétude évidente, car on se dit, non sans gausserie, que Scorsese s’est brusqué de réaliser l’oeuvre dont tout le monde rêvait, avant que la mort ne les emporte un à un. Mais c’est peut-être cela qui nous intéresse : retrouver ces jeunes voyous, ce Joe Pesci toujours trop nerveux, ce Harvey Keitel trop méfiant, et les mythiques Bob de Niro et Al Pacino, impétueuses figures d’une véhémence politique aujourd’hui disparue de nos écrans. On souhaite les revoir, afin de se demander comment ces acteurs du mouvement, devant la frénétique caméra du speed-rockeur, vont pouvoir nous dire adieu, et faire le deuil de leur époque. Car c’est bien de cela dont nous parle The Irishman, et non pas simplement de la vie de Frank Sheeran (De Niro), tueur à gages aux services du mafieux Russell Bufalino (Pesci), qui aurait assassiné son ami le grand dirigeant syndicaliste Jimmy Hoffa (Al Pacino). Tout bêtement, le film retrace (dans un cinémascope non adapté au format Netflix) les nombreuses années d’ascensions et de chutes des divers mafieux qui ont croisé la route de « l’Irlandais », vieillard qui se souvient de son existence mouvementée mais misérable, lors des derniers jours de sa vie.

Le paradoxe du film, et par là son étrange intérêt, est cette mortifère drôlerie de l’usage du numérique : rajeunir nos icônes rouillées, pour mieux filmer leur mort. Mais une mort inattendue, pour ce reprisage de polar cocaïnomane un peu usé. Le temps est l’ultime meurtrier. C’est lui qui viendra balayer les derniers témoins, tout autant qu’il fera funestement évaporer un cinéma autrefois si printanier. Alors il est l’heure de passer le flambeau, de tirer la dernière balle avant la suprême révérence : encadrement d’une porte de résidence pour personnes âgées, où Bobbie siège comme le prince qu’il a été. Des vieilles gâteries scorsesiennes au vétéran gâteux De Niro, il n’y a qu’un pas. Il suffit pour Scorsese de mettre stop à sa machine, rompant nettement la cadence en crescendo qu’il a débuté depuis ses premiers films. Surtout depuis Casino, ce jouissif trailer de 3 heures, il n’était plus possible pour lui de faire vraiment demi-tour. Il fallait aller plus vite, toujours vite. Et chacune de ses dernières œuvres restait intimement dans l’ombre des sprints de jeunesses, rappelant tantôt son époumoné After Hours, tantôt son haletant polar Les Affranchis.

En somme, le travail de Scorsese est à l’image de son personnage dans A tombeau ouvert interprété par Nicolas Cage : trop pris dans sa terrible tâche, il s’engouffre toujours plus dans sa sempiternelle chute, le menant vers sa propre destruction. Mais cette fois-ci, avec The Irishman, maître-Scorsese arrête soudainement sa narration déchaînée. L’habituelle jubilation effrénée prend fin aux deux tiers du film, pour se transformer en un surprenant et émouvant requiem pour un mafieux. Le plutôt basique mais efficace thriller, se métamorphose à la fin en une dramatique réflexion sur la mort de figures iconiques du cinéma.

De la même manière que Scorsese démultiplie ses projets, les personnages de The Irishman font redoubler les morts, les punchlines, les coups de gueule,… une redite sur près de 2h30 certes jamais ennuyeuse, mais désemparant intérieurement notre pauvre regard de spectateur. Le « projectionniste » (s’il y a) se serait-il trompé, en actionnant un simple montage des meilleures scènes de la filmographie de Scorsese ? Alors oui Al Pacino (pour la première fois chez Scorsese) est toujours aussi captivant dans son personnage prêt à tout pour sauver son « syndicat » ; investissement démesuré qui nous fait naître une sincère empathie. Et il en va de même pour Joe Pesci, dans un rôle à contre-emploi de nos attentes : ici beaucoup plus calme qu’avant, plus méditatif, et finalement harassé, de toute cette vaine machination mafieuse. Et Robert de Niro émeut, sous son fardage numérique, sous sa falsification légèrement rebutante. Est-ce de la noblesse ou du grotesque de voir un homme de 49 ans boiter comme un papy de 76 ? Ainsi Scorsese semble se singer, avec brio, mais sans réelle ingéniosité. On rit beaucoup, on jubile, et puis surtout, on se remémore avec nostalgie tous ses grands films qui ont fait naître notre cinéphilie (La valse des pantins, Taxi Driver, Mean Streets…).

Mais c’est bien le dernier temps du film que l’on va retenir. C’est le grand moment de la rétrospection, celui dont l’oeuvre de Scorsese avait besoin. Le silence, ce même « Silence » omnipotent de sa dernière et spirituelle œuvre, remplace les légendaires moments musicaux ; les vifs travellings en grue laissent place aux plans fixes macabres, et les acteurs se glacent, pour laisser durer avec froideur le lourd moment de la mort. Nous ne reverrons plus ces gueules. Nous n’entendrons plus ces cris de joie et de douleur. Et c’est là que le choix du casting devient ingénieux. Al Pacino et Robert de Niro, les deux géants du polar : flics ou gangsters, ils ne pouvaient jamais se rencontrer, car leur coprésence dans un cadre est antinomique. En 1995, Michael Mann les réunit dans Heat, et pourtant ils ne semblent jamais se toucher, jusqu’au moment où Pacino devait donner la mort à son alter ego De Niro, c’est-à-dire celui que tout oppose et qui, de fait, en devient son double. Dans le film de Scorsese, ces deux mêmes acteurs se rencontrent de nouveau, d’abord dans un échange de regards terrassant, avant une ultime (et quasi unique) embrassade viscérale. The Irishman finit comme une grande tragédie introspective sur 50 ans de cinéma, et, malgré la durée du film, il est heureux d’assister à ces derniers instants de poésie d’un genre qui ne peut plus exister.

Crédits : Netflix France 2019

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