Séduis-moi si tu peux !, Jonathan Levine (2019)
Au départ, une intuition sous la forme d’une séquence, perdue dans un film inégal, mais dont cette inégalité détache d’autant mieux la séquence en question, lui assurant aussi bien une autonomie dans l’économie du film qu’un souvenir indélébile dans la rétine du spectateur. Une séquence sous la forme d’un gag, avec toutes les qualités que requiert ce genre d’exercice. Une forme de gratuité cruelle et implacable de la réalité. Charlize Theron, politicienne en course vers la présidence, fait une sieste tout en voyageant en A380 en direction de ses futurs meetings. La singularité du lieu – un avion – impose la singularité de la posture. Elle est en effet debout, immobile, yeux clos semblable à une statue, perdue dans un univers aseptisé et organisé selon les fonctions économiques de son utilisation. Son accompagnateur – figure typique de la comédie américaine accumulant les tares de la bouffonnerie et du pas-de-côté –, pense, à juste raison, que celle-ci est apte à répondre aux sollicitations extérieures à son champ de perception. Il décide donc de la brusquer légèrement, haussant la voix lorsqu’il obtient en retour une non-réponse. Il obtient finalement sa réponse sous la forme d’un cri – non pas ce cri de la frayeur et de l’expulsion propre au film d’horreur – mais davantage celui d’une impulsion, d’une contraction musculaire, comme lorsque le plongeur resté trop longtemps en apnée décide de remonter subitement à la surface.
Première réception immédiate : cette séquence est drôle car elle joue avec toutes les puissances du comique en marquant l’opposition radicale entre deux façons d’être au monde. Pour l’un, le temps du dormir participe d’une logique calendaire où chaque activité a son bloc de temps monopolisé, peu importe l’espace dans lequel on se trouve, dans le but d’une rentabilisation maximale de ses fonctions vitales. Pour l’autre, le temps du dormir est le temps naturel du repos, prenant traditionnellement forme dans cette appareil millénaire que l’on appelle le lit. Le rire naît d’un choc d’habitudes, et le spectateur ne peut que pencher du côté du second tant la pratique du premier lui paraît éloignée de son propre usage.
Deuxième logique comique qui naît d’une réception de l’après-coup : Bergson voyait juste quand il a prononcé sa célèbre phrase à valeur de vérité générale « le rire, c’est du mécanique plaqué sur du vivant ». En l’occurrence ici, le vivant c’est le corps de Charlize Theron et le mécanique c’est son activité singulière qui entretient une analogie drolatique avec le principe de la batterie de portable. Le corps est déchargé, ses fonctions vitales sont compromises avec la conséquence de porter préjudice aux fonctions utilitaires : manque d’efficacité, défaut d’attention, menant toujours à un ralentissement de la productivité, si ce n’est dans les pires cas à l’arrêt complet du système de production. Le corps se met alors en position de recharge : immobile, les yeux clos, il se branche littéralement à un autre espace-temps pour – selon l’expression familière – recharger ses batteries. Au-delà du gag comique, monopolisant 4 min à l’échelle d’un film qui en dure 2h, se dessine l’esquisse, les traits de ce que nous pouvons appeler le corps sous régime néolibéral.

Ce corps façonné par les structures économiques qui le dépassent trouve son incarnation schématique dans la figure de la politicienne. Nous relèverons quelques caractéristiques – nécessairement lapidaires et incomplètes – pour cartographier l’image de ce nouveau corps
– Nous l’avons déjà esquissé, ce corps répond à une logique de maximalisation des compétences intellectuelles et corporelles dans un environnement qui devient de plus en plus centrifuge dans la demande de monopolisation de l’attention.
– Ce corps, plus mécanique que vivant, développe des capacités proprement robotiques ou du moins transhumanistes : immobilité des postures, lissage de la peau, économie et raréfaction des gestes. Nous ne voulons pas du geste inutile, du geste en trop qui fait tâche et qui révèle une énergie non contenue, non maîtrisée dans la logique de présentation sociale.
– On en arrive au dernier point, ce corps ne se vit plus pour soi mais se présente pour les autres. C’est en ce sens que le politicien en est l’archétype, du fait de sa nécessité à faire de son corps, non pas la projection de soi, mais une surface de réception pour les autres (voir la photo du discours de Macron).
A travers ses caractéristiques, on voit très bien comment le cinéma a investi ce nouveau champ des possibles dans la représentation du corps, traversé par un horizon économique sous-jacent et en même temps, visible et lisible, à la surface des peaux. Il y aurait tout un travail à faire, ou du moins à compléter, sur la part des effets spéciaux dans cette nouvelle esthétique du corps, dont la figure cardinale pourrait être les modulations numériques du corps de Scarlett Johansson. Nous nous intéresserons davantage à un cinéma d’auteur sans artifice, compris non pas comme un bond qualitatif (encore que) mais de l’absence de toute retouche numérique du corps. Nous verrons d’autant mieux comment est-ce qu’on joue un corps néolibéral pour un acteur.
Pour mieux éclairer ce nouveau modèle, tout d’abord un détour par la figure politique du cinéma des années 70 dit du Nouvel Hollywood, qui a façonné un autre corps politique en faisant jeu d’autres modalités de représentation. Nous avons bien conscience que ce tableau historique est incomplet et qu’il y aurait un intérêt fécond à remonter jusqu’aux années 50-60 pour compléter cette généalogie. Presque personne ne s’est étonné que le cinéma des années 70 ait investi la politique à travers l’exclusivité d’un corps masculin. Nous retenons de cette riche époque des acteurs aussi talentueux que Al Pacino, Dustin Hoffman, Robert de Niro ou encore Jack Nicholson. Non pas que les actrices talentueuses manquaient à l’appel, mais il y a quand même eu un mouvement de monopolisation des grandes questions politiques (guerre du Vietnam, représentation des minorités) par le corps masculin.
1. Le cinéma des années 70 a déplacé la marginalité sous les projecteurs du normal. Ou plutôt, il a intégré dans un répertoire de gestes et de postures, des manières d’être qui se situait aux bords de la société. On a vu débarqué plein cadre des figures de la marginalité allant de celle du toxicomane dans Panique à Needle Park, au vétéran en perte de repères dans Taxi Driver en passant par la figure nue de celui qui ne compte pas dans les parts de la société, le sans-part selon l’expression de Jacques Rancière, magistralement représenté par Al Pacino dans Un après-midi de chien. Dès lors, on a vu apparaître sur les écrans de nouveaux gestes, de nouvelles manières de faire corps et d’occuper un espace. Or cette diversité du jeu doit autant sa part à une inventivité ingénieuse qu’à la récupération de postures et de gestes que l’on doit à de véritables marginaux, à ceux qui n’ont pas le luxe de prêter leur corps au temps de l’interprétation mais qui ont à vivre ad vitam aetarnam avec leur singularité reconnaissable. Ces postures et ces gestes ont été filmés par le cinéma du premier Wiseman allant de 68 à 78, fournissant une sorte de matrice où les acteurs viendraient puiser leur inventivité fictionnelle.

Titicut Follies, Frederick Wiseman (1968), a inspiré de nombreuses prestations célèbres dont celle de Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman.
2. La représentation corporelle du politique se cimente à partir de cette figure du marginal, en faisant d’un corps une figure de contestation et de ralliement. On peut dire que cette politicité du corps fonctionne à la manière du love streams – ces torrents d’amour qui donnent le titre à un célèbre film de Cassavetes, où le corps d’excès en excès finit par ruisseler sur son entourage, emporté par la puissance d’émotion. Car le corps des années 70 est un corps en excès, dont l’économie des gestes fonctionne sur un principe de débordement et de ralliement.
Ne répondant pas à une charte normative des manières d’êtres, ces corps produisent des écarts avec l’admis, des décalages avec le reconnaissable. Dès lors, ils deviennent sujet d’un investissement politique sans précédent, dans la mesure où ils prennent place dans une esthétique du contre. Contre la loi et ses succédanés en costumes : le policier, le self-made man, il invente un corps centrifuge dont la puissance du mouvement ne s’appréhende pas, ou du moins ne se délimite pas dans un cadre délimité. Cadre de la société d’une part où ils sont constamment en retrait ou en fuite et cadre du cinéma d’autre part, où ils sont constamment en avance ou en retard, où le corps n’est jamais pris dans les limites du cadre mais toujours en passage ; corps enfin vu de trop près où le grain de peau épouse le grain de la pellicule, où il apparaît toujours trop gros pour répondre à l’impératif de visibilité du cinéma classique. Tout cet appareil de visibilité se développe au plus près de ces corps en excès, où la vertu politique est assurée par cette double qualité de la marginalité et de ses attributs visuels. Utiliser la marge pour combattre la norme tel est plus ou moins le programme du Nouvel Hollywood. Programme qui se construit selon une certaine vision du politique. Une vision juridico-discursive dirait Foucault, où la loi a ses représentants, le pouvoir ses figures incarnées, où tout le système socio-juridique fonctionne sur une représentation de l’interdit et des vertus politiques du franchissement. Franchissement du seuil de l’autorisé et de l’admis dans les manières d’être. Cette figure politique, centrée sur le masculin – à l’exception notable de Gena Rowlands dans les films de Cassavetes – s’actualise dans les formes du cinéma contemporain, en jouant toujours de cette double force de la marginalité et de ses attributs visuels (tout le cinéma des frères Safdie et le récent Give Me Liberty). Si ce cinéma a toutes mes faveurs critiques en termes d’esthétiques, il semble déjà en retard à l’heure des nouvelles pratiques politiques.

Un après-midi de chien de Sidney Lumet (1975) : le corps de Al Pacino, figure archétypale du corps politique des années 70.
3. Dès lors, penser le corps comme une interface entre le vivant et le politique, réceptacle de son époque et susceptible d’un investissement subjectif de contestation. Les années 70 ont investi la figure du marginal masculin pour créer une figure du contre, dessinant une figure du désordre à investir contre les figures consensuelles de l’ordre admis (figure du policier, figure de l’homme normal, héritier lointain de cet American way of life en fin de souffle). Construction narrative et visuelle qui fonctionne selon un schéma vertical du politique : en haut le pouvoir et ses représentants, l’ordre admis des pratiques et des manières d’être, en bas les marginaux et les déclassés, les identités dissensuelles qui viennent redessiner et déplacer les normes du sensible.
Si cette longue histoire de la contestation trouve aisément son héritage dans un cinéma reprenant et remotivant tous ces codes, le spectateur peine tout de même, à voir se réfléchir à la surface des peaux ce qui est devenu le quotidien de tous à savoir le régime néolibéral. Cinéma anachronique, conjuguant le plaisir du temps retrouvé avec un sentiment diffus de contestation, peinant à toquer à la porte du réel.
4. Quel est ce corps qui se dessine à l’horizon des temps nouveaux, et quelles sont les possibilités de contestation à attendre ? Si le corps politique des années 70 se situait à contre-courant des flux (combien de fois nous suivons un personnage, caméra à l’épaule, marchant dans le sens contraire du mouvement de la foule), à rebours du normal et de l’invisibilité (en ce sens la démarche typique d’un acteur des années 70 se caractérise par un balancement prononcé au niveau des bras pour marquer l’occupation de l’espace) ; le corps néolibéral tend à la performance visuelle. Non pas cette performance de l’acteur qui mobilise tout son corps dans une logique de l’excès (Jack Nicholson pour ne penser qu’à lui) mais une performance en rapport direct avec les données du réel. Dès lors, c’est un corps, qui plus que jamais, doit épouser le flux, qui s’interdit le relâchement et le geste en trop. Non pas un corps en performance, mais un corps de la performance, traversé par l’exigence de rentabilité, la transparence de l’émotion et la raréfaction utile de l’énergie. Non pas une énergie en trop, se perdant dans une stylistique de l’existence, mais une énergie calculée visant à faire du corps un rendement marchand et une interface de performance pour un public, souvent absent mais paradoxalement toujours présent dans la mémoire du sujet. La performance de Sandra Hüller dans Toni Erdmann de Maren Ade épouse parfaitement la figure du corps en régime néolibéral. Cadre dans une grande entreprise de consulting dont le principal objectif consiste à conseiller des grandes entreprises à externaliser une partie de leurs activités dans des pays où la main d’œuvre est bon marché, l’actrice fait de son corps le réceptacle d’une idéologie traversant ses pores et investissant ses moindres gestes et déplacements. Toujours en retrait dans le cadre, habillé tout en noir et d’un chignon serré, son corps est habité par sa fonction : accompagner, conseiller, diriger. Entre la séance de présentation en réunion et l’autre séance, rituelle et familiale cette fois, de l’enterrement, nul changement dans la conduite, mais cette même contraction du visage au profit d’une injonction à garder le corps transparent, présentable, en un mot intacte à tout sollicitation émotionnelle venant de l’extérieur. Comme la politicienne jouée par Charlize Theron, il s’agit avant tout de garder la maîtrise de ses faiblesses.
A contre courant de ce modèle, le père posera très justement la question implacable de cruauté : « Es-tu vraiment humaine », ce père qui, par ses déguisements et ses bouffonneries, sorte de figure mourante du corps politique des années 70, essayera à tout prix de ranimer le love streams tarie dans l’organisme de sa fille. Ce refoulement de l’émotion remontera à la surface par intermittence, lorsque la fille quitte enfin son costume de cadre-dirigeante pour épouser une performance fondée sur le lâcher-prise, le temps précaire d’une chanson, ou d’un repas entre collègues où elle abandonne enfin, littéralement, tout attribut vestimentaire. Comme Scarlett Johansson abandonnant sa peau d’humanoïde à la fin de Under the Skin, l’actrice abandonne sa peau de cadre dirigeante, lors d’une scène dantesque où de contorsions en contorsions, le spectateur ébahi voit s’écrouler tout un appareillage technique de mise en valeur de soi mis en place pendant 2h30 de film, pour finalement retomber sur la vulnérabilité du corps nu, ouvert à toutes les attaques venant de l’extérieur. C’est peut-être ici que nous retrouvons la contestation, dans cette modulation du corps, alternant face inhumaine et humanité retrouvée, marquant par cette ritournelle de postures, le poids de l’idéologie, la dépossession de soi avant la reprise salutaire du flux sanguin à la surface des joues, premier signe d’une émotion regagnée.

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