Critique du jeu vidéo GeoGuessr
Après avoir passé un nombre incalculable d’heures sur des jeux du type Super Meat Boy, Trackmania ou Dragon Quest, je crois avoir enfin trouvé le jeu chronophage ultime, le jeu qui dépasse toute notion de difficulté, le jeu qui vous donne envie d’arrêter de jouer à force de ne pas y arriver : GeoGuessr. Cette abréviation de « Geographic Guesser », qu’une personne astucieuse pourrait traduire en « GéoEnigme », est particulièrement accessible, puisque l’on y joue directement depuis son navigateur internet. Le concept est très simple : le jeu vous transporte, via Google Street View, sur un point (plus ou moins) aléatoire de la planète, à vous de retrouver le plus précisément possible où vous êtes. La simplicité du concept alliée à l’immensité de la carte du monde disponible sur Street View fait que le jeu est en réalité sans fin. Évidemment, quand on apprécie la géographie comme moi, le jeu est assez délectable et l’expérience se transforme vite en un mélange de tourisme et d’exploration. Au fond, le jeu réalise virtuellement une sorte de fantasme de l’aventure moderne, revisitant « Rendez-vous en terre inconnue », devant un écran. Il y a donc une véritable excitation à se retrouver nulle part et n’importe où, au départ, tout en ayant en tête l’objectif du jeu. Cette excitation peut être assez puérile, rappelant l’appel à l’aventure de l’enfance, mais justement, GeoGuessr est en réalité très enfantin. Rien de plus enfantin qu’un outil détourné pour s’amuser, d’autant plus que le détournement se veut ludique : être perdu et devoir retrouver son chemin, on retrouve les angoisses et le besoin d’autonomie d’un enfant, qui nourrissent fondamentalement les contes. GeoGuessr se veut ainsi avant tout l’émergence de l’imaginaire dans la réalité la plus simple.
Extrait des étapes d’une partie :
Si le jeu est si chronophage, c’est parce que l’objectif peut s’avérer très difficile à remplir. Une partie se joue en 5 rounds, il faut donc retrouver 5 lieux différents. J’ai eu pour ma part la malchance de tomber à de nombreuses reprises au milieu de très longues routes sans aucune intersections ni panneaux (le Canada, coucou). Dans ces cas là, la recherche se transforme presque en expérience métaphysique. Je traverse, comme si j’y étais, les montagnes du Yukon, accompagnant sur la route 5, peu après le Tombstone Territorial Park, la Google Car, dans un lieu où l’immensité naturelle se fait double. La nature, déjà grande par son étendue verticale, les montagnes, et son étendue horizontale, les forêts, les fleuves, les lacs, devient presque infinie après avoir cliqué des centaines de fois pour avancer cette voiture, sans jamais voir autre chose que ce paysage. L’effort du clic, dans un cadre de recherche, renforce la perte de repère. Evidemment, tomber dans un tel lieu est signe d’échec assuré (plus largement, tomber dans le nord du Canada pose de sérieuses difficultés), ce n’est donc pas le meilleur moyen de « jouer » ou plutôt de gagner. On peut ainsi, à l’inverse, tomber en pleine ville. Dans de tels cas, on observe mieux les ficelles du jeu à mesure que les réflexes émergent : de quel côté roulent les voitures, comment sont les panneaux de signalisations, quel est le système métrique utilisé, quel alphabet est utilisé, quelle langue est utilisée et suis-je capable de la reconnaître, pire encore, est-ce que je connais un minimum ce pays, ses villes, sa culture ?
C’est sans doute ce qui est le plus impressionnant dans GeoGuessr : la pratique du jeu en tant que tel, le gameplay, rejoint des questions de pure connaissance. On pourrait alors se dire que le jeu refuse toute ignorance, puisque celle-ci rend impossible la victoire. Au contraire, et c’est ce qui participe à en faire un véritable jeu vidéo, GeoGuessr repose sur l’ignorance. Plus je joue, plus je visite de lieux, de pays, de villes et donc de cultures et plus je commence à saisir des constances. Plus je joue et plus j’apprends, par simple effet de logique, et plus j’apprends, plus je joue, afin de gagner de plus en plus de points. En effet, on gagne des points proportionnellement à la distance entre le lieu que l’on propose et le lieu réel où l’on se trouve, le maximum étant 5000 points si l’on se trouve dans un périmètre de 200m. Si l’on peut déjà jouer juste pour le challenge de retrouver où l’on est, gagner des points permet de véritablement créer une compétition, à tel point que du e-sport s’est développé sur le jeu et, encore mieux, du speedrun.

Rêvant d’une poésie de la route, Blaise Cendrars décrit dans ses mémoires ce qu’il ressent, en automobile, gargarisé par la vitesse. Il explique alors que cette vitesse décompose le paysage et fait apparaître ses différents éléments, faisant de celui-ci un véritable puzzle. En un sens, GeoGuessr opère le même effet. Le paysage est une sorte de puzzle qu’il faut révéler et reconstruire sur une carte. On est toutefois à l’opposé d’un Cendrars qui roule à toute allure. Au contraire, l’image photographiée par la Google Car a plutôt tendance à figer le temps. Si chez Cendrars la vitesse énigmatise le paysage, c’est justement une forme d’immobilité qui soutient le gameplay de GeoGuessr.
Si le jeu se veut long et plutôt immobile, il ne faut jamais oublier qu’un jeu dépend des personnes qui y jouent et des pratiques qui peuvent en émerger. C’est donc à l’opposer de cette immobilité que le speedrun, discipline qui cherche à terminer un jeu le plus vite possible, s’est développé sur GeoGuessr.
Ainsi, si vous avez déjà pu entendre parler de ce jeu sur Youtube, deux streamers assez connus ont fait des lives sur GeoGuessr : MisterMV, l’un des streamers francophones le plus connu et estimé mais, surtout, le célèbre YouTuber presque légendaire pour son émission What The Cut : Antoine Daniel. Et oui, si Antoine Daniel a laissé de côté Youtube, il est plutôt actif sur Twitch, passant beaucoup de temps à vouloir faire les 25000 points, soit une partie sans aucune erreur, le plus vite possible, le bougre ayant, pour l’instant, un record personnel de 10 minute et 52 secondes.

La question du speedrun, comme toujours, est très intéressante et donne ici du relief à GeoGuessr. D’une certaine manière, le développement du speedrun acte le statut de jeu vidéo de GeoGuessr en montrant que cet outil propose des compétences à maîtriser, des principes à mémoriser et qu’une simple recherche géographique peut prendre une toute autre ampleur avec beaucoup de volonté. Le speedrun de GeoGuessr s’avère ainsi très naturel, à cause du challenge que propose le jeu mais reste assez paradoxal d’une part parce qu’il n’y a strictement aucune égalité entre les « speedrunners », chaque lieu étant proposé aléatoirement, et, d’autre part, parce que, à cause de ce hasard, une partie n’a pas de limites de temps fixes. GeoGuessr n’est pas seulement sans fin, il est littéralement infini.Évidemment, quand on voit que le record mondial est désormais de 3 minutes et 38 secondes, on commence à se demander quelle va être la limite minimum du speedrun. Voir un speedrun de GeoGuessr est tout aussi impressionnant que des speedrun plus spectaculaires. L’effet ne repose pas seulement sur la capacité à identifier rapidement où l’on est mais plutôt sur les moyens mis en œuvre pour cela. Il y a vraiment des enjeux d’optimisation, qu’il s’agisse simplement de lire correctement une carte pour s’approcher le plus précisément du point ou de repérer les reliefs pour s’aider. La pratique d’optimisation la plus importante selon moi est l’usage de la souris et du clic. PizzaGuy, ancien détenteur du record du monde, se déplace à une vitesse extraordinaire, à tel point que son speedrun va presque à l’allure réelle de la Google Car. On retrouve alors l’enjeu de la vitesse de Cendrars. D’une certaine manière, le speedrun a réussit à injecter ce qui semblait nécessairement absent de GeoGuessr mais pourtant complètement inhérent à la route et au déplacement. C’est sans doute en ce sens que le speedrun de GeoGuessr est le plus paradoxal puisqu’il met en pratique la confrontation entre l’immobilisme calme d’une recherche d’indice et la rapidité nécessaire d’un déplacement pour établir le record.

Finalement, quelque chose qui relevait plus de l’application ludique gratuite est devenu progressivement un jeu, avec une communauté, une compétition, des connaissances et techniques particulières et, plus encore, quelque chose qui peut réunir : des milliers de personnes ont regardé MisterMV errer comme une âme en peine en Malaisie. GeoGuessr est à la fois un parfait produit de stream comme un parfait produit de compétition. Le concept est simple mais l’objectif propose de la difficulté et, surtout, le jeu en appelle à notre instinct de curiosité le plus profond voire pire : notre frustration face à notre propre ignorance. N’importe quelle personne propulsée dans un lieu inconnu à qui l’on dit « Trouve où tu es » aura un tant soi peu, au minimum pour des questions d’orgueil personnel, envie de réussir, d’autant plus que la tâche peut paraître simple tellement elle est abstraite. On a donc un mélange d’aventure, de découverte, qui rappellent l’enfance, mais aussi de connaissances, de culture et de compétition, bref, tout ce qu’il faut pour faire un bon jeu.
Je vous conseille vivement d’aller vous y essayer, pour l’instant, le jeu coûte 1,99€ par mois, sinon vous pouvez faire une partie gratuite par jour, ce qui est déjà bien suffisant !
Lien du jeu : https://geoguessr.com/
Lien du stream de MisterMV : https://www.twitch.tv/mistermv
Lien du stream d’Antoine Daniel : https://www.twitch.tv/antoinedaniellive