Critique de l’album Trench (2018) de Twenty One Pilots
Le cas Twenty One Pilots est un exemple, étonnant de nos jours, d’un groupe à la frontière de la pop, du hip-hop et des musiques électroniques, parvenu en quelques années à un succès colossal sans renier son identité, même en étant signé chez une maison de disques – Fueled by Ramen¹ – pas vraiment connue pour son intégrité. Si le premier album du duo pour ce label, Vessel, date de janvier 2013, c’est bien Blurryface, sorti au printemps 2015, notamment à travers ses singles “Stressed Out” et “Ride”, qui les a exposés à une aussi large audience. Audience qui ne se limite pas aujourd’hui au territoire des États-Unis, puisqu’une bonne partie de leur tournée européenne de 2019 affichait salle comble avant même la sortie de l’album dont il est question ici – Bercy compris. C’est également grâce à Blurryface que j’ai découvert ce qui se cachait derrière cette formation à la réputation peu élogieuse. J’y ai pourtant trouvé des chansons éclectiques, soigneusement produites et bénéficiant de refrains imparables.
L’omniprésence terrassante et les excès de la Skeleton Clique, « fan base » du groupe, donnent peut-être l’impression que Twenty One Pilots est un énième produit culturel trop bien calibré. Je laisse par ailleurs de côté les deux premiers albums indépendants du groupe – Twenty One Pilots (2009) et Regional at Best (2011) – parfois charmants, mais largement handicapés par une production sans relief et minés par des choix sonores ahurissants : exemple parfait, l’autotune grossière de la version présente sur Regional at Best de “Trees” – morceau ré-enregistré pour Vessel et devenu depuis le cri de ralliement de clôture des concerts du groupe. Néanmoins, ce serait dommage de se priver des nombreux plaisirs qu’offrent Vessel et Blurryface. Le premier traite de dépression et d’anxiété sociale dans des chansons synthétiques débordant d’énergie, qui plus est avec une honnêteté désarmante. Le second explore quant à lui les pressions de l’industrie musicale et la difficulté d’affirmer son identité en jonglant de genre en genre sans perdre de vue immédiateté et universalité.
Ces deux albums que j’ai continué d’écouter fréquemment ces dernières années ne pouvaient évidemment pas être reproduits à l’infini, et une tournée marathon plus tard, on peut dire sans trop de mal que la lune était attendue du duo. Comment gagner en maturité musicale sans perdre la viabilité commerciale trouvée avec Blurryface, ni décevoir les admirateurs de la première heure ? La courte année qui a séparé la fin de la tournée Blurryface de l’annonce de Trench me laissait d’ailleurs craindre le pire, même si l’agressivité inédite de la ligne de basse et la montée en puissance impeccable de “Jumpsuit”, le premier extrait du disque, avaient renouvelé ma curiosité. J’avais choisi de ne pas prêter plus attention que cela aux quelques morceaux sortis dans les mois suivants, accompagnés de clips cherchant à créer un univers visuel à la limite du narratif et plus fouillé que le concept mince mais efficient de Blurryface. En définitive, j’attendais Trench avec appréhension et espoir, sans trop savoir où le groupe allait choisir de nous mener.
Or, s’il y avait bien un choc artistique auquel je ne m’attendais pas cette année, c’est celui provoqué par Twenty One Pilots. Trench s’en va explorer des terrains plus expérimentaux et atmosphériques sans jamais oublier de rester accessible, ce qui lui a notamment valu une réaction extrêmement favorable du célèbre critique et vidéaste Anthony Fantano. Loin de moi l’idée de critiquer l’approche pop relativement formatée de Vessel et Blurryface, mais la richesse des textures sonores de Trench, et l’ambition réelle de ses compositions l’envoie planer au-dessus du lot. J’ai déjà évoqué “Jumpsuit”, mais il faudra le redire : quelle ouverture massive et dynamique que ce morceau, où un Tyler Joseph plus apathique que jamais finit par exploser lors d’un final intense. Note d’intention d’un Joseph déterminé mais en proie à de continuels doutes existentiels, ce morceau fait directement comprendre que le rapport au monde du musicien s’est considérablement noirci. Dans Blurryface, même lorsqu’il menaçait de sombrer dans la négativité pure, comme dans “Fairly Local”, Joseph se ressaisissait instantanément. Aujourd’hui, ce n’est plus aussi simple. Les dernières secondes de “Jumpsuit” se fondent complètement avec l’introduction de “Levitate”, premier morceau entièrement rappé du duo. Preuve de leur maîtrise nouvelle du rythme hip-hop, que ce soit au niveau de l’instrumental que du débit vocal de Joseph, le morceau est tout de même plus que de l’esbroufe technique, replaçant au centre la foi contrariée du chanteur et ses insécurités concernant son manque de liberté dans l’industrie musicale.
Les influences hip-hop et les questionnements sur l’identité et la mortalité se poursuivent sur “Morph” où brille de plus belle la production co-signée par Paul Meany de Mutemath, qui a clairement apporté une expertise des sonorités électroniques qui laisse rêveur. La voix de tête avec laquelle Joseph chante en partie le refrain du morceau est un autre signe de maturation étonnant, qu’il réutilise à l’envie tout au long de l’album. Cette élégance nouvelle trouve une résonance particulière dans les morceaux à tendance reggae que sont “Nico and the Niners” et “Cut My Lip”, beaucoup plus réussis et subtils que les précédentes tentatives du groupe. “Cut My Lip” marque notamment par ses emportements mélodiques, tandis que “Nico and the Niners” – par ailleurs le titre le plus cryptique de l’album, où se déploie le plus ouvertement la mythologie construite autour du projet – choisit une approche déstructurée, sa seconde partie semblant construire une variation assombrie de la première. Parmi les autres expérimentations stylistiques notables, je pourrais encore citer “The Hype”, débordant de positivité, évoquant l’esprit des grandes heures d’une certaine pop britannique des années 90, ou “Pet Cheetah”, où des synthétiseurs quasi-industriels se mêlent à des effets de percussion saccadés pour un final explosif, qui ferait presque oublier à quel point le refrain est accrocheur.
Les thèmes de l’album sont, comme je l’ai évoqué plus haut, dans la continuité de ce que tentait Joseph sur Blurryface, à savoir mêler réflexivité sur le métier de musicien dans l’industrie actuelle, qui plus est avec les attentes d’une « fan base » d’importance, à ses sujets de prédilection – la foi, la mortalité, les troubles mentaux… Ce qui a changé par rapport à Blurryface étant le rapport à la langue : Joseph a densifié ses références, cherché des formes plus poétiques et moins directes, même s’il a visiblement tenu à conserver certaines de ses manies les plus décalées, comme le montrent les différentes symboliques animalières ou les messages adressés à la Skeleton Clique. Les meilleurs moments parviennent à transmettre les notes d’espoir nécessaires pour avoir la force de continuer le combat sans fin contre les forces mentales et la charge extérieure du monde pesant sur chacun, sans hésiter à exprimer pleinement des sentiments délicats. “Chlorine” décrit le rapport doux-amer de Joseph à son propre art, qui lui apporte beaucoup, mais l’oblige à affronter ses plus profonds démons. Dans l’épilogue à la lucidité émouvante du morceau, Joseph assume sa fragilité, nous rappelle qu’il n’est qu’un homme parmi d’autres, et qu’il n’est rien sans les autres malgré sa notoriété et l’admiration de ses fans. “Bandito”, probablement le chef-d’œuvre de l’album avec son crescendo tendu et son atmosphère nocturne, voit Joseph revendiquer sa liberté de création et son authenticité face au monde.
La mélancolie déchirante de “Neon Gravestones” attaque de front la tendance actuelle à célébrer le courage des suicidés au détriment de la vie, quand on ne les stigmatise pas. Une pensée que Joseph synthétise dans un dernier couplet remarquable :
Don’t get me wrong, the rise in awareness
Is beating a stigma that no longer scares us
But for sake of discussion, in spirit of fairness
Could we give this some room for a new point of view?
And could it be true that some could be tempted
To use this mistake as a form of aggression?
A form of succession?
A form of a weapon?
Thinking « I’ll teach them”
Well, I’m refusing the lesson
It won’t resonate in our minds
I’m not disrespecting what was left behind
Just pleading that it does not get glorified
Maybe we swap out what it is that we hold so high
Find your grandparents or someone of age
Pay some respects for the path that they paved
To life, they were dedicated
Now, that should be celebrated
Entre les morceaux conceptuels et introspectifs, Joseph a laissé de la place pour quelques titres plus légers, adressés à ses proches. “Smithereens”, dédié à sa compagne, préfère un romantisme apaisé et un peu naïf à la grandiloquence de l’irrésistible “Tear in My Heart” de Blurryface. Le dansant “My Blood” rappelle les grandes heures du premier MGMT avec ses synthétiseurs insaisissables, s’avérant une déclaration d’amour indéfectible de Joseph à son frère. Enfin, le pénultième titre “Legend” est une jolie ritournelle en hommage au grand-père récemment disparu de Joseph, comme un écho lointain aux derniers vers de “Neon Gravestones”. Rarement Joseph n’aura réussi aussi bien à jongler entre joie et tristesse dans le même morceau. D’une certaine manière relativement similaire dans la relation qu’il fait entretenir entre vie et mort, le morceau de clôture “Leave the City” est beaucoup plus sombre et dépouillé musicalement, porté par le piano de Joseph et les relativement discrets accents de batterie de Josh Dun. C’est pourtant une parfaite conclusion, Joseph semblant abattu comme au début de “Jumpsuit” mais trouvant un instant de clarté dans la répétition de cette phrase si belle et évidente :
In time I will leave the city
For now, I will stay alive
Bien conscient de la nature éphémère de la vie et de la célébrité, Joseph semble nous dire qu’il continuera tant qu’on voudra de lui.
J’ai souhaité écrire cet article car le duo, aussi populaire soit-il, n’a guère bonne presse en France, si tant est qu’on parle de sa musique, ou qu’on la prenne un tant soit peu au sérieux. Pourtant, à une époque où l’on a tendance à considérer d’office que les musiciens qui parviennent à vendre en masse sont plus des produits interchangeables que des artistes, le groupe, avec ses thèmes récurrents, son écriture introspective, son éclectisme musical et son ambition audiovisuelle, est bel et bien une exception qu’il serait dommage de ne pas célébrer. Trench est une belle réussite qui, je l’espère, atteindra la postérité qui n’est pas promise à Vessel et Blurryface. Même si le groupe ne se remet pas de cette apogée créatrice, et qu’il s’agit ici du début de la fin pour le duo, Twenty One Pilots restera une aventure mémorable, qui aura marqué cette décennie de leur talent et de leur capacité à mêler accessibilité et musicalité.
¹ Fueled by Ramen a la particularité d’être une fausse maison de disques indépendante, appartenant en réalité au Warner Music Group, et ciblée sur un public plutôt jeune avec ses artistes phares appartenant à la scène pop-rock alternative américaine, comme Panic! at the Disco, Paramore, fun. ou encore All Time Low.
Illustration : Fueled by Ramen, Warner Music Group / Brandon Rike pour Tension Division
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