Cet article est consacré aux effets spéciaux numériques et plus particulièrement à leur conception, en aval de la sortie du film. Entretien avec Quentin Miret-Casas, infographiste 3D.
Bonjour Quentin, merci de me recevoir, pourrais-tu brièvement décrire ton métier et ton parcours ?
Je travaille dans le domaine du cinéma et plus particulièrement dans la production d’effets visuels cinématographiques.
J’ai suivi un cursus scolaire standard (Bac S, une année de médecine un peu hasardeuse, rien à voir avec le numérique). J’ai ensuite fait un DUT informatique puis intégré une école privée à Montpellier, « Objectif 3D », qui proposait une formation « Infographiste 3D ».
Le métier d’infographiste 3D est une grande famille composée d’une multitude de sous-catégories (layout, animation, rig…). Lors de la dernière année de formation, on a dû choisir une spécialité. J’ai choisi « Effets spéciaux ».
A quoi correspond cette spécialité ?
Généralement, les effets spéciaux arrivent après ce qu’on appelle « animation ». Les personnages ont été animés, et mon département (FX pour « effets spéciaux ») a pour objectif de rajouter des éléments numériques. Les grandes familles de ces éléments sont les explosions et autres effets pyrotechniques (fumée, étincelles…), les fluides (eau, viscosité, lave…) et les effets magiques (auras, pouvoirs…). On a tendance à englober toutes les interventions numériques sous ce terme, mais dans le domaine de l’infographie, les effets spéciaux ne concernent que ces éléments très spécifiques.
Peux-tu citer différents projets sur lesquels tu as travaillé ?
Bien sûr. Mon premier, qui me tient à cœur, était Astérix – Le domaine des dieux (au sein de Mikros Image Animation Paris). Un film d’animation en full CG (entièrement créé par un ordinateur). C’est celui qui m’a fait entrer dans le métier. J’étais ce qu’on appelle un junior, tout le monde commence par là. Le junior est là pour faire des effets mineurs ou exécuter les scripts créés par des seniors.
Pour ma première expérience internationale, j’ai travaillé à Montréal sur Les 4 Fantastiques (2015, au sein de la Motion Picture Company). Une grosse daube, soit dit en passant. C’est ce qu’on appelle du « live », le film mêle prise de vue réelle et CG. J’étais toujours junior mais j’avais un peu d’expérience, et ils ont décidé de me tester en me laissant créer des plans à partir de rien, sans utiliser un modèle préexistant.
Après deux-trois ans d’expérience, j’ai travaillé pour le studio d’animation TeamTO. J’y ai commencé en tant que « Mid », le grade intermédiaire, entre junior et senior. A cause de l’ampleur du projet, j’ai rapidement migré vers « Lead* », et suite au départ du superviseur des FX, la direction de TeamTO m’a donné l’opportunité d’occuper ce poste, ce que j’ai fait pendant presque 2 ans. J’ai donc travaillé en tant que superviseur** sur la série Skylanders à Paris.
*En tant que Lead, il faut apporter une aide technique à la production des effets visuels. Mon rôle consistait à orienter les graphistes de mon équipe vers la meilleure solution technique afin de réaliser l’effet demandé.
**Le superviseur budgétise et valide la faisabilité des effets en fonction du temps et de l’argent. On peut rapprocher ce rôle de celui de producteur exécutif au cinéma. Il faut aussi gérer la partie humaine (de combien de personnes aura-t-on besoin ? de quel genre de profil ? etc…). Il faut gérer à la fois le projet et ceux qui y participent. Il m’est arrivé de demander l’achat de certaines licences de logiciels pour pouvoir créer l’effet demandé par les réalisateurs.
Justement, est-ce que tu entrais en contact avec les réalisateurs et les équipes des films ?
Sur Astérix, j’étais dans une petite équipe et je faisais valider directement mes effets par le réalisateur, Louis Clichy, à raison d’une à deux fois par semaine.
A MPC (Motion Picture Company – Les 4 Fantastiques), c’était une très grosse structure, très segmentée, on avait aucun contact direct avec les branches de réalisation et de production.
Globalement, suivant la taille de l’entreprise, il y a plus ou moins de contact avec les auteurs. Par exemple, pour Skylanders, nous étions une petite équipe dans un petit studio, j’ai pu rencontrer le directeur artistique, le réalisateur et même les producteurs, ce qui est encore plus rare. De par la taille de l’équipe et ma position au sein de TeamTO, Skylanders est le projet où j’ai le plus bénéficié de contacts et de marge de manœuvre.
Quels sont les médias sur lesquels tu préfères travailler ?
Les deux grandes familles (full animation / live) sont deux façons de travailler extrêmement différentes. Il y a même des sous-catégories, le « réalisme » ou le « stylisé ». Ce que je veux dire, c’est qu’en full CG, on a un peu moins de contraintes parce qu’il est plus facile de demander un changement d’angle, d’animation, comme ce sont des créations ex nihilo. En live, ça a été tourné, l’acteur va d’un point A à un point B et on ne peut pas le changer. On est obligé de trouver des parades techniques. Par exemple, si l’acteur bouge trop vite dans l’espace, cela pose des problème de vélocité au niveau des effets que l’on devra calquer sur ses mouvements.
Par mon expérience, j’ai une préférence pour le full CG et pour le réalisme. Le top, c’est le full CG réaliste. Les outils dont on dispose sont des outils mathématiques et physiques, il est bien plus simple de créer une explosion réaliste car le logiciel est fait pour ça, on inscrit des paramètres de température, de flottabilité et l’explosion est réaliste. En stylisé, c’est plus difficile, il faut s’adapter à plus de critères. Par exemple dans Astérix, quand les personnages se bagarrent, un nuage de poussière cotonneux les enveloppe, on ne peut pas simuler ce nuage selon les critères des outils réalistes.
Tu parlais de spécialités et de sous-catégories. Quelles sont les différentes branches de cette grande famille ?
Il y en a une dizaine, elles correspondent aux étapes chronologiques du processus.
- Le storyboard. Il s’agit de rendre le script visuel, on commence à travailler les angles de caméra. Les storyboarders ont le rôle d’interpréter le script en fonction de l’action.
- Le layout. C’est la mise en 3D du storyboard. On va créer dans un espace 3D les « caméras ». Dans le layout, les premiers personnages et environnements sont modélisés en version simplifiée (généralement, ce sont des cubes de couleur). Dans le même temps, le modelling, c’est la mise en volume des différentes parties du films.
- Le rig. C’est tout simplement la création du squelette des personnages. On leur donne des « bones ». Tous les persos n’ont pas le même corps, la même mouvance… Il y a un rig facial, pour toutes les expressions, et chaque personnage a le sien, mais celui du perso principal est bien plus développé que celui d’un figurant.
- Le texture surface shading. C’est le traitement des propriétés des matériaux (cuir, plastique…), de leur indice de réfraction, de réflexion. Prenons l’exemple d’une plaque de métal rouillée : les zones rouillées ne devront alors pas refléter la lumière.
- L’animation. Cette étape consiste à donner vie à tous les personnages grâce à leur rig. C’est très artistique, et très délicat, pour qu’il n’y ait pas de malaise visuel. C’est plus facile de faire du cartoon que du réaliste car même s’il y a des lois d’animation, le cartoon peut échapper à certaines contraintes, comme la gravité.
- Les effets spéciaux, ma spécialité. Cette étape consiste à rajouter par-dessus tout ça des interactions, des ajouts physiques environnementaux, etc…
- Le lightning. C’est l’éclairage pur et simple de la scène : on place des « spots ». Il faut respecter une « charte lumineuse » pour tout le film.
- Le rendering. C’est le département qui s’occupe du rendu. Ils divisent le film en « layers », le layer personnage, le layer décor, le layer lumière, etc., et les optimisent, travaillant au pixel près.
- Le compositing. C’est l’assemblage des différents layers optimisés lors du rendering. Le compositing réunit la totalité des interventions numériques précédentes en une seule image.
Est-ce qu’on te met beaucoup de pression ou peux-tu évoluer à peu près tranquillement ?
Cela dépend de la taille de la boîte et de son exigence. Par exemple, pour les publicités, un seul graphiste fait tout et la pression est énorme. Il y a des semaines où je ne faisais pas grand-chose et d’autres périodes où j’avais énormément de pression. Tu veux une anecdote ? Pour les 4 Fantastiques, une onde de choc propulsait des cailloux. Après avoir créé les cailloux un par un, on présente notre travail au réalisateur, et là on tombe sur des superviseurs – que l’on appelle tendrement « Pixel fuckers » -, des gens qui regardent scrupuleusement, image par image, et qui te disent « Hm, ce caillou tourne un peu trop vite ». Il faut parfois essayer de négocier. On relance la simulation, cela peut prendre plusieurs heures à plusieurs jours pour retrouver ce foutu caillou et changer sa rotation. Au final, l’effet est enfin validé. Ils envoient ça au compositing, et cette étape fait disparaître entièrement la plupart de tes cailloux, dont THE caillou, dans la fumée…
Ta définition personnelle des effets spéciaux ?
C’est une question complexe. Méliès faisait des effets spéciaux. D’un point de vue professionnel, ils se limitent à ma spécialité. Remplacer un fond vert par un arrière-plan, théoriquement, ce n’est pas un effet spécial. Mais en dehors de mon métier, d’un point de vue de spectateur, je dirais que c’est tout procédé permettant de créer une illusion.
Dernière question : pour ou contre le « tout numérique » ?
Il y a ce qu’on appelle la « vallée dérangeante » ou « uncanny valley ». Je serai pour le tout numérique le jour où la vallée dérangeante n’existera plus. La vallée dérangeante c’est le malaise que tu éprouves quand tu vois quelque chose qui essaie d’imiter la nature mais qui n’est pas naturel. Prenons l’exemple d’un robot à l’apparence humaine. Tout le monde perçoit son étrangeté. Cette ambiguïté dérange. Si le spectateur ne se rend plus compte de cette étrangeté et n’éprouve plus ce malaise, alors oui, pourquoi pas. Aujourd’hui, on peut tout créer, et il y a des choses aberrantes. Dans le dernier de la saga Wolverine, Logan, il y a des moments où l’on ne voit pas Hugh Jackman à l’écran, mais un Logan entièrement numérique. Tout le monde n’y a vu que du feu. Les effets spéciaux peuvent être hyper dangereux, j’ai vu une vidéo ahurissante dans laquelle on faisait parler Trump numériquement dans une interview qu’il n’a jamais donnée. On pourrait simuler une déclaration de guerre mondiale. Outre le champ cinématographique, le numérique a ses dérives et peut s’avérer dangereux. Je te renvoie à la série Black Mirror. [Quentin drops the mic].