« Ériger la solidarité », une soirée de la SRF autour des Femmes cheffes de poste au cinéma

J’ai eu la chance ce Lundi 22 Octobre de me rendre au Théâtre de la Bruyère à Paris dans le quartier de Pigalle afin d’y écouter 6 professionnelles du cinéma débattre de la question de la direction de poste dans le monde audiovisuel, à la lumière des questions féminines et féministes.

Je distingue les deux, « féminines » : ce qui concerne le genre et le sexe féminin, « féministes » : ce qui vient questionner les places attribuées aux genres, cet ordre établi des choses imposé comme évident voire naturel. Je distingue sexe et genre : sexe, enveloppe corporelle sexuée avec des gonades divisées le plus souvent en deux sexes, genre, emballage social attribué à l’enveloppe corporelle sexuée. Contre l’idée que la société dans laquelle nous vivons n’est pas une production anthropologique comme une autre, mais tombe miraculeusement du ciel voire part de la forme des sexes des individus (pénis, tourné vers l’extérieur, donc homme = actif; vagin, accueillant, donc femme = passif; moi Tarzan, toi Jane), ce champ théorique et pratique vient mettre en lumière des structures et discriminations qu’on préférerait parfois ne jamais déterrer. En un sens, il constitue une forme d’archéologie psycho-magique de la société : déterrer l’inconscient qui mine le quotidien et empêche la vie de circuler, le mettre à jour, l’exorciser, le déconstruire, construire. 

Revenons à l’événement. Les 6 professionnelles du cinéma présentes ce soir étaient donc Caroline CHAMPETIER (directrice de la photographie), Valérie DELOOF (ingénieure et monteuse son), Emmanuelle DUPLAY (cheffe décoratrice), Juliette WELFLING (monteuse image), Axelle ROPERT (cinéaste) et Bérénice VINCENT (Totem Films, Collectif 50/50 pour 2020). 6 professionnelles, six cheffes de postes dans 6 départements essentiels du cinéma : l’Image, le Son, le Décor, le Montage, la Mise en Scène et Interprétation, la Production. Il manquait le Scénario, la Post-Production et la Distribution pour compléter la table-ronde.

Un portrait rapide de ces 6 femmes : 

Caroline CHAMPETIER est cheffe-opératrice, ancienne élève de l’IDHEC (La Fémis), devenue professeure à La Fémis et membre de l’AFC (Association Française des directeurs et directrices de la photographie Française), ainsi que membre de l’AMPAS (Academy of Motion Picture Arts and Sciences¹) depuis 2016. Elle est connue pour son travail sur Holy Motors (2012) de Leos Carax, Des Hommes et des Dieux (2010) de Xavier Beauvois ainsi que Marée Haute (1999) qu’elle a réalisé. En 37 ans de carrière, cette dernière a pu ainsi tisser des liens créatifs étroits avec des réalisateurs célèbres et/ou importants comme Jacques DOILLON, Claude LANZMANN, Benoit JACQUOT, Jean-Luc GODARD, Arnaud DESPLECHIN, Philippe GARREL, Nobuhiro SUWA, ou encore Amos GITAÏ. Elle continue d’accompagner de jeunes cinéastes, comme le palestinien Tawfik Abu WAEL ou récemment Hélène ZIMMER.

Valérie DELOOF est ingénieure et monteuse-son, trois fois lauréate du César du Meilleur son : en 2008 pour Les Chansons d’amour de Christophe HONORÉ, en 2016 pour Dheepan de Jacques AUDIARD, en 2018 pour 120 battements par minute de Robin CAMPILLO.

Emmanuelle DUPLAY est décoratrice de cinéma depuis 1996, ainsi que scénographe et designer. Elle est nommée en 2018 pour le César des Meilleurs décors avec le film 120 battements par minute. Elle a notamment travaillé sur Les Trois Soeurs (2015) et Actrices (2006) de Valéria Bruni-Tedeschi.

Juliette WELFLING est monteuse-son connue pour sa collaboration à tous les films de Jacques AUDIARD. Elle s’illustre par une carrière particulièrement prolifique et sur de nombreux films remarqués : la filmographie d’AUDIARD, Le Passé d’Asghar FARHADI en 2013, Ocean’s Eight et The Hunger Games de Gary ROSS en 2018 et 2012, Le Scaphandre et le Papillon de Julian SCHNABEL en 2007.

Modératrices

Axelle ROPERT est cinéaste, journaliste et scénariste. Elle est notamment la scénariste de Serge BOZON. Elle a réalisé trois long-métrages, un documentaire et un moyen-métrage, avec notamment La Famille Wolberg (2009), Tirez la langue mademoiselle (2013) et La Prunelle de mes yeux (2016). Elle travaille également pour la revue La Lettre du cinéma.

Bérénice VINCENT est présidente de l’association Le Deuxième regard qui prône l’égalité entre hommes et femmes au cinéma, elle est également en charge de ventes internationales chez Les Films du Losange. Elle a suivi une formation en droit des médias et droit international. Elle est également membre actif du collectif 50/50 pour 2020 qui œuvre, en collaboration avec le CNC pour instituer des mesures concrètes afin d’établir un minimum paritaire dans le cinéma français et surtout d’inciter les femmes à prendre leur place. Cette démarche passe par une légalisation.

Revenons à notre article et à cette journée. Tout d’abord, pourquoi cette méticulosité des descriptions au-delà d’un sérieux journalistique ?

Il s’agit ici de mettre en avant des femmes qui pensent, œuvrent, créent, qui ont une carrière brillante et pourtant ne s’illustrent pas, ne sont pas retenues. Sortir de « l’Histoire des vainqueurs » et contribuer, en toute honnêteté et simplicité à une autre histoire des arts, des médias, à une autre Histoire des genres. L’Histoire des femmes existe mais ne cesse d’être enfouie, diminuée, cachée derrière le masculin qui l’emporte, en vers, et contre tout². Cette Histoire est à écrire, déterrer, tout le temps, quotidiennement. Faire exister le féminin dans la langue, dans la façon de se souvenir des noms d’autrices, d’actrices au-delà de leur plastique, de se questionner sur la façon dont on prend l’espace, la parole et si nous ne serions pas nous-même un peu sexiste, un peu miso, un peu raciste. (homme comme femme) L »affirmative action » est peut-être un moyen de pallier cette urgence et ce RAS LE BOL général des femmes et des minorités. Permettre une existence égale entre les hommes et les femmes, le même creuset de potentialités, sans contraintes d’accomplissement ni de barrières. Arrêter de voir le particularisme là où le Féminin peut être universel et parler aux expériences de toutes et de tous. Si vous avez besoin d’être convaincu.es, vous compterez le nombre de films connus et réalisés par des femmes dans cet article ou bien de cheffes3 d’entreprise dans le monde audiovisuel. Cet exercice de représentation est également un exercice de lutte des classes, contre une politique des auteurs qui simplifie et raccourcit les crédits des films mais surtout ampute le cinéma de ses travailleurs en les renvoyant dans les limbes.

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  • Une réponse politique à une situation d’inégalités urgente

Cette soirée, motivée par un constat général aberrant et stagnant de la situation de la parité dans le monde du cinéma fait également suite aux actions du collectif 50/50 pour 2020 dont Bérénice VINCENT fait partie. Une commission parité a en effet été organisée par le CNC et ce collectif. (CNC : organisme public de financement du cinéma français et franco-étranger) Les « Assises sur la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma » se sont ainsi tenues le 20 Septembre 2018. Une série de mesures fortes et historiques en sont issues, notamment :

« Dès 2019, le CNC va créer un bonus dont pourront bénéficier les films qui intègrent autant de femmes que d’hommes dans les postes d’encadrement de leur équipe de tournage (réalisation, direction de production, direction photo, etc.). Ce bonus représentera 15 % du soutien accordé au film par le CNC. »

Cette volonté de parité qui passe ici par une légalisation, répond à un état d’urgence de la condition non-masculine dans les milieux socio-professionnels et d’autant plus dans les milieux de représentation qui composent le secteur audiovisuel et le paysage médiatique français. Le CNC s’engage avec l’impulsion de sa Présidente, Frédérique BERTIN et en concertation avec le collectif 50/50×2020 à une série de mesures paritaires qui sont les suivantes :

  • Rendre obligatoire les statistiques de genre (équipe technique et masse salariale) dans les dossiers d’agrément des films  :
  • Assurer la parité des présidences et des membres de l’ensemble de ses commissions ;
  • Atteindre la parité des jurys des festivals et écoles soutenus par le CNC ;
  • Veiller à la mise en valeur des films de patrimoine réalisés par des femmes en portant une attention particulière à leur restauration et leur numérisation ;
  • Inclure, dans le cadre de la renégociation des conventions CNC-régions, un volet dédié à l’égalité femmes-hommes ;
  • Accroître la représentation des femmes dans les sélections de films proposés pour les programmes d’éducation à l’image à destination des plus jeunes ;
  • Créer un Observatoire de l’égalité femmes-hommes dans le cinéma et l’audiovisuel afin de produire des statistiques sur l’emploi, les salaires et les aides attribuées aux femmes ;
  • Lancer une étude sur le devenir des femmes diplômées dans le cinéma pour comprendre les freins qu’elles rencontrent et y répondre par des dispositifs appropriés.

(source)

  • La soirée

Le débat qui a eu lieu ce soir était intéressant pour sa capacité à la contradiction, la bienveillance entre interlocutrices ainsi que par la singularité des témoignages apportés par des « grandes » du milieu du cinéma, qui touchent au caractère universel des conditions féminines.

La soirée a commencé par un retour sur la figure marquante d’Ida Lupino, cinéaste américaine ayant marqué l’Histoire, mais j’étais en retard comme à mon habitude, aussi, je suis arrivée au moment des statistiques. Bérénice VINCENT a dressé une cartographie de la parité dans les divers départements du cinéma : l’Image est largement dominée par les Hommes, malgré l’impulsion des écoles publiques Louis Lumière et La Fémis pour contrecarrer cette domination ; le montage est un milieu très féminin ; le son est masculin, et le décor un peu plus paritaire. La différence notable est l’accès aux postes à responsabilité et l’installation dans la profession de manière non précaire. Comme le rappelait Emmanuelle DUPLAY, architecte et cheffe-déco, 68% du public des écoles d’architecture sont des femmes, 18% entrent dans l’ordre des architectes et 10% ont un cabinet une fois dans la vie active. La différence est donc cette entrée précarisée dans la vie active, qui touche tous les milieux. Le fameux concept de « plafond de verre » est malheureusement une réalité.

Le débat s’est donc d’abord orienté vers cette question : pourquoi les femmes sont-elles précarisées à leur entrée dans le monde du travail ? Ces 6 femmes présentes ont-elles rencontré des barrages liés au genre ?

Caroline CHAMPETIER a dressé le constat qu’elle a pu sortir de l’anonymat grâce à son association rapide avec des grands noms (masculins) du milieu du cinéma. Encore une fois à l’écriture de cet article, mon réflexe était de mettre en valeur la figure connue masculine pour légitimer le travail de la femme, et c’est un réflexe assez rapide étant donné le peu de figures de référence que nous pouvons avoir dans l’autre sexe.  Un autre fait qu’elle a soulevé est la difficulté de direction des équipes techniques (majoritairement masculines) une fois nommée cheffe de poste. La défiance est masquée voire inexistante, jusqu’à ce que la femme devienne l’égale voire la rivale de l’homme, ce qui est souvent vécu de manière insupportable par ses confrères et rend la coopération complexe.

Dans la continuité de cette affirmation des femmes dans des postes à responsabilité, CHAMPETIER soulignait également le poids des attentes sociales vis-à-vis des femmes : cette façon dont le fait de devenir adulte impliquait une sortie nécessaire des places stéréotypées dans lesquelles la société nous fait rentrer, à savoir la Mère ou la Fille. La Mère, figure maternante qui s’occupe des uns et des autres, doit être bienveillante, prendre en charge plus de chose car elle n’est pas tourné vers elle, peut gronder mais jamais agressivement. La Fille : l’infantilisme éternel, la mignonnerie, la naïveté à éduquer. (je précise que j’évoque des stéréotypes que je n’approuve pas personnellement) La figure de Femme adulte est alors vécue comme intolérable car elle sort de cette compromission demandée implicitement aux Femmes, parfois même par des femmes… Ajouté à cette injonction contradictoire, elle cite également la difficulté posée aux femmes quand elles exercent l’autorité : on leur demande de ne pas être « féminine », mais pas non plus « masculine », et on finit par leur reprocher la sévérité qu’on leur avait demandé en premier lieu. En bref, l’exercice du pouvoir au féminin est constamment critiqué et remis en cause comme « contre-nature ». Par la suite, d’autres questions concernant la place sociale du genre féminin dans le monde audiovisuel ont également été posées : les Femmes et la Technique, la question des figures de référence, le manque de solidarité féminine, le milieu audiovisuel face à la maternité, l’initiative paritaire du CNC.

  • Problématiques du débats et questions centrales : pour une solidarité féminine en acte

Le problème du débat, qui était malgré tout intéressant, était le manque de circulation équitable de la parole et la difficulté à rester sur une question avec un droit de réponse pour toutes, malgré sa fluidité et sa capacité à la contradiction fort appréciable. Le discours de Caroline CHAMPETIER est celui qui m’a le plus touché, dans sa capacité à l’analyse et à la réflexivité, en partie aidée par sa psychanalyse personnelle. De là à dire qu’il n’y avait pas de solidarité féminine dans cette manière de ne pas faire attention à une parole équitable de l’autre sur le plateau, cela est un peu fort, et était également provoqué par les caractères différents des interlocutrices. Cependant, un constat très intéressant que proposait CHAMPETIER était le suivant : la rivalité féminine ne cessera pas en mettant des femmes en cheffes de poste, mais en favorisant la discrimination positive pour que les équipes soient elles-mêmes plus féminisées. C’est par la masse que les comportements changeront, quand la femme de pouvoir ne sera plus une exception. Je constate cet effet dans ma propre expérience féminine : cette difficulté que les femmes de pouvoir ont à aider les autres femmes par peur de perdre une place durement gagnée. J’ajouterai également #notallwomen, en référence au #notallmen régulièrement brandi par des hommes heurtés par le discours féministe et ayant l’impression d’une généralisation abusive de comportements violents dénoncés comme structure de domination. En favorisant cette féminisation croissante de la masse salariale, l’effet reine des abeilles, également favorisé par l’éducation des filles à se considérer comme des rivales et non comme des sœurs victimes des mêmes oppressions, pourrait diminuer et favoriser une sororité.

CHAMPETIER parlait de « fabriquer un autre rapport entre les genres » et d’ « ériger la solidarité féminine ». Je comprends cela comme le fait de sortir les hommes de leur volonté de domination du corps féminin au sens large du terme et de sortir les femmes de leur façon souterraine de se miner les unes les autres. Évaluons nos degrés de jugement en fonction des genres et nous verrons que nous sommes toutes et tous coupables de ce sexisme qui fait du mal à tout le monde. Sortons du « théâtre patriarcal » qui construit des femmes rivales dirigées vers le pouvoir, valorisons les valeurs du Féminin (au sens symbolique et non essentialiste), supportons-nous, pour construire un autre regard sur le monde dans les représentations audiovisuelles et anthropologiques.

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1 : organisation professionnelle dédiée à l’amélioration et à la promotion mondiale du cinéma. Elle remet chaque année les Oscars du cinéma.
2 : ceci n’est pas une faute d’orthographe.
3 : la féminisation est volontaire.

Le lien de l’événement

La page de la SRF

Crédits photos : @ CNC ; @ redbubble

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