Critique de Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi (Sélection officielle – Compétition, Cannes 2021 – Prix du scénario – sorti le 18 août 2021)
Hamaguchi conçoit une filmographie thérapeutique dont son dernier volet semble être l’aboutissement d’un déploiement du langage à l’œuvre depuis ses débuts de cinéaste indépendant. Drive My Car est un voyage auditif et visuel apaisant, d’une douceur tranquille ressentie dans le lent trajet de la route teinté de nappes aériennes. Il s’agit d’un film sur la parole et l’écoute, mais dont la particularité est de croire qu’il y a moins de doute dans la confidence du verbe que dans la révélation du visible.
Hamaguchi adapte une nouvelle de Haruki Murakami, elle-même traitant de l’adaptation de la pièce Oncle Vania de Tchékhov, créant déjà plusieurs degrés d’introspections du récit et de son enclenchement. Yusuke Nafuku est un acteur et metteur en scène reconnu, appelé pour monter la pièce de Tchékhov dans un festival à Hiroshima. Son vol étant reporté, il décide de retourner chez lui et découvre, dans la pesanteur hypnotique d’un traveling empli d’incertitude cauchemardesque, l’infidélité de sa femme en train de jouir dans les bras de Koji, un jeune acteur travaillant avec elle. Pourtant, c’est au même moment qu’intervient la trouble et sincère déclaration d’amour de cette dernière, paradoxe resté dans le mystère suite à sa mort soudaine et prématurée, laissant Yusuke dans la confusion entre le témoignage vu (la révélation de la tromperie) et celui entendu (la confession profonde d’une tendresse partagée). Ce premier segment dure plus d’un quart du film et est le socle au déploiement des interrogations des plus de deux heures restantes.
Une ellipse de deux ans nous plonge au moment de la mise en place de la pièce. Nous découvrons les troubles intérieurs et intimes des personnages au travers de répétitions, dans le fonctionnement d’un petit groupe de travail, généralement sur scène. Se mêlent les différentes obsessions et interrogations des acteurs confrontés à leurs personnages dialectisant leur propre intériorité. Le nœud central repose sur un trio de personnages : Yusuke, le metteur en scène, Koji, le jeune acteur engagé par le mari cocu, et Misaki, jeune femme silencieuse engagée comme chauffeur de Yusuke. Dès lors, le film se développe dans sa manière de faire recréer par la fiction ce qui n’a pas eu lieu dans le passé, comme si le jeu venait rattraper les erreurs du temps et du vécu. La pièce se confond à la réalité de son adaptation, les deux traitant d’une mise en doute du personnage central, de la perte des fondements et des croyances, et surtout du dédoublement présent dans les répétitions des instants de vie qui s’entrecroisent. En cela le film d’Hamaguchi, au même niveau que la pièce de Tchékhov, est une grande œuvre sur la communication.
Cette question du langage intervient dans cette interrogation sur la communication des traumatismes qui eux-mêmes se lisent visuellement dans le paysage (tension entre le visible et le dicible). Il y a sur le même niveau le traumatisme intime et celui collectif, les deux se ressentant dans le trajet. Les divers traumas vont du deuil (mort de la femme de Yusuke), à la bombe nucléaire, et aux perturbations climatiques (éboulement des terrains et disparition des lieux de vie). La seule trace subsistante est la route.
Ainsi deux modalités sont à l’œuvre : raconter et traverser. La voix du vivant semble assourdie, comme par l’impossibilité de dire la vérité de l’émotion et du vécu, en témoigne le mutisme de Misaki. Les deux voix que l’on entend le plus ont deux modalités bien particulières. Il y a la voix de l’acteur, celui qui est dans l’interprétation, dans le double. Le comédien est dans un trouble psychologique, son histoire personnelle se réinventant dans la fausseté du jeu, comme un miroir qui reproduit le réel en décalage. L’acteur est le schizophrène idéal. L’autre voix est celle d’une morte, la femme de Yusuke qui continue de s’exprimer au travers de plusieurs cassettes enregistrées avant son décès et servant initialement d’aide à Yusuke pour apprendre son texte. La modalité de répétitions (au sens littéralement d’une chose qui est redite à partir d’un texte écrit, et servant également au travail de répétition de l’acteur), cette fonction du langage est substituée à celle de l’ouverture du dialogue, celui de Yusuke prolongeant dans un échange altéré la discussion intime entamée avec sa femme quelques temps avant sa mort et laissée sans suite.

Hamaguchi travaille les dimensions de véracité. Il entremêle différentes couches de récits au travers de l’altérité du vécu et du langage : le vrai et le faux, le souvenir et le fantasme (en effet la longue scène introductive agit comme la manifestation des troubles de Yusuke supposant la tromperie de sa femme), le jeu et l’action spontanée (comme lors de la scène de répétition d’un baiser où Yusuke voit dans la mise en scène d’une séduction la tromperie de sa propre femme, confondant Koji en tant qu’acteur de sa pièce avec son autre versant, le jeune amant). Ce thème d’un dédoublement apporte une dimension très hitchcockienne à ce drame frôlant le thriller métaphysique où s’entremêlent confusion des êtres et prolifération de désirs : désir d’amour autant que de mort (sa propre mort autant que celle de son double, l’amant). Tout chez Hamaguchi semble se produire plusieurs fois, se répéter, s’étirer. La scène introductive, qui agit comme un court métrage, sert de socle au déploiement des doutes et des suspensions du reste du film. Ceci convoque son précédent Asako I et II où l’amante se dupliquait sans que jamais aucune certitude ne soit avérée.
Par ailleurs, il est question d’un trouble plus grand, généralisé à l’échelle du paysage. Les majestueux plans sur la route au bord de l’eau offrent une traversée tangible, fragile, entre mer et terre. En cela, malgré la dimension a priori très métaphysique, Hamaguchi crée un cinéma tout aussi matérialiste. Le film démarre sur l’impossibilité de prendre un avion, sur la contrainte de rester à terre, et c’est là qu’il y a la découverte de l’adultère au détour d’un travelling magnétique, symbole de l’aimantation du regard inlassablement attiré par les mêmes sources. En cela il s’agit d’un film sur la matérialité du désir, et de la peur de nos désirs. C’est ce qui en fait des peurs rationnelles aussi tangibles que les drames qui surgissent sur le pays, comme les éboulements de terrain qui détruisent des milliers de foyers, à commencer par celui de Misaki, contrainte au mutisme et au voyage.

Ce travail de Hamaguchi sur la question du trauma collectif et individuel est déjà présent dans sa trilogie documentaire sur les tsunamis de Fukushima. La grande force de son cinéma est de donner le temps à la parole car c’est la trace dont on a besoin, que l’on espère, une matière intangible dont souvent nous sommes privés, comme la voix de la femme de Yusuke, trace fantomatique néanmoins pourvue d’une substance sensible.
Hamaguchi poursuit ainsi son chemin de grand filmeur de la parole, dans sa diversité et sa puissante portée morale. Dans ce film, chacun s’exprime avec sa langue (Taiwanais, japonais, coréen), tout autant qu’avec ses mots. Le dicible et l’indicible viennent se confondre dans la lente traversée sur la route, dans le temps du dialogue qui nous confronte et nous confond. Cette paradoxalité est personnifiée dans le rôle du traducteur, éternel intermède et émetteur d’une parole diffuse qui semble se canaliser sur scène (lors du jeu théâtral), mais qui n’atteint sa profonde puissance que sur les ruines d’un village où des cris muets semblent jaillir d’une terre traumatisée mais lavée par les raz-de-marée qui font s’évaporer les hommes et leurs mémoires.