Critique du film Ghost Song (Nicolas Peduzzi, 2021)
Au crépuscule, des jeunes du quartier de Third Ward se réunissent pour rendre hommage à Kenny Lou, camarade ayant récemment trouvé la mort dans une fusillade. Le passé du jeune homme était hanté par les relations qu’il entretenait avec certains gangs de Houston. Bien qu’il eût trouvé une forme de rédemption dans le rap, il n’a malheureusement pas pu échapper à ses fantômes. C’est donc tout naturellement qu’Alexandra Knicks – meilleure amie de Kenny et artiste en herbe plus connue sous le nom de OMB Bloodbath – prend la tête de cette oraison nocturne, menée sans grandiloquence et avec toute la sincérité et l’énergie qui caractérisent cette population oubliée. Ils se retrouvent dans la rue, à la merci du froid, portant tous des blousons, d’imposants sweat-shirts, des bonnets ou encore des cagoules. Rapidement, l’excitation grandit, poussée par une Alex toujours souriante – “Réchauffez-moi tout ça. On est une famille”. Si le montage semble de prime abord séparer les membres de cette communauté, opposant le groupe formé autour de Bloodbath de spectateurs éloignés, le cadre finit néanmoins par les réunir. Ils se rapprochent de la foule et finissent par la rejoindre, ne formant plus qu’une masse agitée, oscillant au rythme de la musique.
Soudainement, alors qu’un jeune homme se met à danser au centre de l’assemblée, un glissement s’opère dans le montage-son. Le morceau de rap disparaît, remplacé par le Dies Irae. La soirée prend une nouvelle proportion. De la rue, ils se retrouvent dans un hangar, beaucoup plus nombreux, réunis sous les sonorités lunaires des chœurs de Verdi. Cette belle idée de montage – passer du rap à la musique classique – indique la voie à suivre concernant la démarche cinématographique de Nicolas Peduzzi. Si le Dies Irae a largement été utilisé au cinéma – de Battle Royale (Kinji Fukasaku, 2000) à Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015) en passant par Django Unchained (Quentin Tarantino, 2012) -, devenant quasiment un cliché, il ne faut pas pour autant oublier la genèse de son écriture, ici en mesure d’éclairer le choix de montage de Peduzzi. La Messa de Requiem, de laquelle est issu le Dies Irae, fut composée par Verdi en l’honneur d’un ami décédé, Alessandro Manzoni, poète italien et engagé du XIXe siècle. C’est donc bien l’idée d’hommage, viatique de la séquence, que l’on retrouve dans ce glissement musical.

Nicolas Peduzzi, sans oublier la substance de sa scène, passe de la musique rap au classique, de l’hommage à l’éloge funèbre, magnifiant, en un geste de montage, une population en deuil. Ainsi, dans Ghost Song, le cinéaste, en donnant la parole aux oubliés de la civilisation, compose progressivement une élégie des désaxés. Ce documentaire s’intéresse particulièrement à trois délaissés de Houston : Alex – déjà évoquée précédemment – ainsi que Will et Nate, deux âmes errantes des quartiers riches.
Le temps d’un plan, un panneau placé à la sortie d’un périphérique affiche en lettres électroniques la phrase “Welcome to Houston”. Or, cette ville, on ne la voit pas. Dans cette image fugace, elle est majoritairement située dans les ténèbres d’une nuit orageuse. Plus loin dans le film, elle est aperçue partiellement derrière un grillage. Dès l’ouverture, Will et Nate la traversent en voiture. Nicolas Peduzzi choisit d’installer sa caméra sur la banquette arrière du véhicule et fait la mise au point sur leurs corps, filmés de dos. Dans le meilleur des cas, Nate nous donne quelques indications sur les espaces parcourus. Ici, une gare routière. Là-bas, un McDonald’s. Ainsi, et d’emblée, la ville n’est déjà qu’une rumeur, reléguée à l’espace flou qui compose l’arrière-plan des images. Dans Ghost Song, les personnages ne peuvent accéder à un territoire auquel ils prônent pourtant leur appartenance. Alors, Nicolas Peduzzi filme la marge de Houston. Par le truchement de nombreux travellings, on aperçoit des zones industrielles, quelques parcelles d’arrondissements plus aisés, mais surtout le quartier de Third Ward. Éloigné du centre ville, il est composé de nombreuses bâtisses abandonnées ou en mauvais état, comme sorties du fond des âges, mais portant tout de même l’empreinte d’événements récents – des tags ont été dessinés sur de nombreuses portes, volets et façades.
Alors, le terme de ghost, présent dans le titre du film, est à prendre littéralement. Alex, Will, Nate et leurs camarades traversent cette grande ville américaine comme des fantômes. De fait, le film est ponctué d’apparitions : un vieil homme sur son vélo, un autre se déplaçant en fauteuil roulant ou encore un camé cherchant à savoir qui est Lucifer. Ces silhouettes semblent sortir d’un songe, à l’image de cette jeune femme portant un peignoir blanc, adossée à la façade d’une station service et fumant une cigarette, avant de brusquement sortir du cadre pour ne jamais réapparaître.

Pour autant, Nicolas Peduzzi choisit de ne pas toujours écarter ces individus, car ils refusent eux-mêmes, et de toute évidence, cette exclusion – “A Houston, on se serre les coudes”, chante DJ Screw et Lil’ Keke dans un morceau entendu à la radio lors de la séquence d’ouverture. Ainsi, la parole leur est donnée, l’occasion pour eux d’exprimer un profond et ravageur sentiment d’abandon. N’étant pas considérée comme une “priorité”, une jeune femme est forcée d’acoucher seule au milieu d’un ouragan. Le père de Will l’ayant gavé de ritaline et de méthamphétamine durant son enfance, il n’a pu s’empêcher de plonger dans la cocaïne à ses dix-huit ans, l’arrêt de certaines drogues engendrant une dépendance à une autre. Nate se trouvant dans un cas similaire, les deux amis ne peuvent désormais vivre sans leurs addictions – “Je ne sais pas qui je suis sans les médocs” -, lesquelles ne font évidemment que les ronger.
Lors de ces moments de confession, les personnages sont le plus souvent filmés en gros plan, surgissant ainsi du monde duquel ils sont écartés. Mais Nicolas Peduzzi ne se contente pas seulement de donner la parole et un visage aux oubliés des grandes villes américaines, il fait également jaillir ce qui les anime. Il y a alors quelque chose de profondément hugolien dans sa démarche de metteur en scène. L’écrivain, au sujet du corps humain, écrivait qu’il “pourrait bien n’être qu’une apparence. Il cache notre réalité. Il s’épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. La réalité, c’est l’âme. À parler absolument, notre visage est un masque” (Les Travailleurs de la mer, 1866, éditions Gallimard, p.132). C’est bien ce que fait le cinéaste, rendre l’âme. Ainsi, lors d’un premier rendez-vous entre Alexandra et celle qui, plus tard, deviendra sa compagne, les deux femmes se font part de leur volonté de se connaître plus intimement, de chercher l’au-delà des apparences afin de ressentir pleinement leurs histoires. On apprend qu’Alex aime l’art, et plus que tout aller au cinéma. Son nom de scène, OMB Bloodbath, est d’ailleurs tiré d’un film, Le Truand de Malibu (John Whitesell, 2003). D’où le tour de force de Nicolas Peduzzi : son élégie des désaxés n’a qu’une seule finalité, déployer une scénographie des petites histoires.

Cette idée de surgissement de l’animosité culmine alors dans la plus belle séquence du film. Will rend visite à son oncle pour lui réclamer sa part de l’héritage de son père décédé. D’un plan l’autre, alors que leur conversation vire progressivement au pugilat, le jeune homme se met à jouer de la guitare et chante sa douleur. Son oncle s’assoit à ses côtés, l’écoute, et entame avec lui un duo où chacun exprime ses sentiments. La musique, ici, devient un moyen de faire surgir leurs émotions depuis les profondeurs de leurs âmes torturées. Ainsi, une véritable éthique de mise en scène émerge du film : faire vivre la mémoire des personnes en voie de disparition dans un monde, lui aussi, sur le point de sombrer. Car une inquiétude plane durant tout le documentaire. Un ouragan s’approche progressivement de Houston, sans cesse évoqué par les images des médias, comme autant de sentences : hausse du niveau de l’eau, vents à plus de 200km/h ou encore des “inondations virtuellement mortelles”. Lors d’un long monologue, Will compare Houston – cette ville où il voit “des humains, mais pas d’humanité”- à Sodome et Gomorrhe, et cette tempête à un jugement divin en approche : “Il y a une raison à cet ouragan”.
Rien de surprenant alors, compte tenu de cette allusion, à ce que la nature s’emmêle et domine finalement les images de Ghost Song : des milliers d’oiseaux s’envolent, des éclairs s’approchent de plus en plus de la ville et, inéluctablement, le cataclysme survient. Nicolas Peduzzi, en mettant en parallèle la menace d’extinction d’une communauté avec l’approche d’un désastre, chante son Apocalypse. En émane l’inquiétante et belle étrangeté de son long-métrage.
