Critique de Mandibules de Quentin Dupieux (19 mai 2021)
Un renversement insensé est à l’œuvre dans la dernière comédie de Quentin Dupieux. Habituellement, la trame narrative se développe à partir de la banalité d’un événement, voire de l’arrivée quasiment invisible d’un non-événement alors déployé dans toute son extravagance et sa complexité : c’est la quête délusoire et cauchemardesque de Wrong initiée lors de la découverte de la disparition du chien du héros, ou encore, plus délirant, la recherche du cri idéal en parallèle de la fascination d’une cassette vidéo dans Réalité. Pour Mandibules, l’événement est de l’ordre de l’extraordinaire (comme l’était le réveil d’un pneu tueur en série dans Rubber) : il s’agit de l’arrivée massive d’une mouche géante et bien vivante. C’est un être regorgeant de vie, d’une balourdise et d’une sympathie tout aussi égale à celle provoquée par nos deux gaillards fraternels et mollassons au centre de ce buddy-movie désamorcé. Désamorcé, car la survenue imprévue n’est toujours adoptée que par le prisme de la banalité la plus totale, comme l’est l’ensemble des décisions minimes et souvent sans conséquences adoptées par le duo.

Ainsi Jean-Gab et Manu, deux amis simplets, trouvent cette mouche dans le coffre d’une voiture volée, alors qu’ils ont pour mission de livrer une valise devant être elle aussi soigneusement placée dans le coffre d’une voiture. Premier déplacement : la quête de la valise, qui aurait largement nourri l’histoire d’un film dupieuesque, est substituée par l’intervention d’une monstruosité fantastique. Ils se mettent alors naturellement et rapidement en tête de dresser la chose pour gagner de l’argent avec, avant de tomber sur une bande d’inconnus, dont une jeune femme croyant reconnaître l’un d’eux.
Au cours de sa filmographie, Quentin Dupieux prolonge l’idée d’un cinéma de l’évidence. Dorénavant, cette évidence doit être la plus frontale possible. En effet, tout se déroule selon le flux auquel l’ouverture s’accorde. Pas d’accélération ni de décélération de tempo, et pas de rupture du pacte des comédiens placés dès le début dans une certaine forme d’anti-jeu, ou bien de jeu qui s’exprime par une outrance de la lisibilité des réactions et des émotions.
C’est de là que provient l’idée d’une exacerbation de la bêtise, souvent désignée pour être critiquée. Or, cette idiotie apparente n’est là que pour ramener le spectateur dans le même sentiment d’infantilité, certes pesante, mais ô combien aventureuse dans laquelle sont plongés nos deux camarades. La fausseté du ton, assez troublante durant le premier tiers du film, cherche à mettre à plat la lecture de l’histoire qui se déroule avec aisance, sans encombre, ou bien en rencontrant des obstacles vite dépassés : comment mettre une valise dans un coffre sans voiture, comment dresser une mouche, comment trouver de la nourriture, et toute cette succession de micro-éléments perturbateurs qui peu à peu se correspondent et créent un chemin évident à suivre pour Jean-Gab et Manu. Le rythme du film est celui de la spontanéité de la découverte, de l’immédiate réaction par l’esprit naïf prêt à tout abandonner pour surmonter une nouvelle quête, comme quitter son job pour aider son pote à livrer une valise sans en connaître le contenu.

Il y a alors un charme indéfinissable qui se dégage de ces deux hommes-enfants construits maladroitement à partir d’un patchwork visuel et verbal, de ce qu’il y a de plus ringard des années-1980, et de plus beauf des années-2000. Mais ce double portrait indissociable vient faire une sorte d’éloge de l’innocence, de la crédulité, de la possibilité de mise en œuvre de chaque idée dans sa plus grande futilité. Le goût de Dupieux pour l’absurde transparaît comme à son habitude dans un réel que l’on souhaite uniformisé et rationnalisé, mais qui s’expose alors dans son morcellement, sa contingence et son non-sens (mais un non-sens égalisé avec ce qui pourrait facilement faire sens). Tout semble linéarisé, dans ses films la mort d’un homme (pensons à celle bien maladroite de M. Fraize dans Au Poste) provoque le même désarroi que l’incompréhension d’un drogué perdant momentanément l’usage du langage (le flic dealer de cocaïne lors de l’enterrement de son collègue dans Wrong Cops). Mais pour la première fois, son univers s’accorde avec autant d’amour pour le monde de l’enfance.
Les enfants sont bien sûr très présents chez Dupieux. Ils sont convoqués d’abord pour justifier symboliquement l’onirisme du milieu dans lequel nous sommes enfermés . C’est par exemple le rêve de la petite fille nommée Réalité, dans le film du même nom qui se construit en grande partie autour du quotidien de cette enfant, filmée en train de dormir. Mais ce sont aussi des enfants bloqués dans des corps d’adultes, comme victimes d’un syndrome de Peter Pan, à l’image de l’adolescent joué par Marilyn Manson dans Wrong Cops (et on pourrait le généraliser à toute la troupe de policiers puérils et impulsifs), ou bien encore plus aberrant, le duo Eric et Ramzy dans Steak, où leurs querelles de bandes ne sont rien d’autre que la continuation des batailles de cour de récréation. Et ce sont sinon des enfants qui apparaissent et disparaissent, souvent silencieusement, comme pour éclairer sans jugement extérieur (de même que le serait la correction d’un parent) la situation dont le personnage central est prisonnier. Nous nous rappelons avec joie de la scène où Jean Dujardin dans Le Daim, après avoir arnaqué des inconnus, fait face à un enfant muet qui le fixe du regard avant qu’il ne prenne violemment un caillou en pleine figure, un burlesque là aussi très enfantin.

Nous parlons de burlesque, car Dupieux n’est pas simplement le nouveau maître de l’absurde auquel nous voulons souvent le limiter. Le burlesque, c’est une violence des corps généralisée à l’ensemble des personnages du film remplis de puissances comiques, allant des protagonistes les plus centraux aux plus secondaires. Mandibules est une grande réussite dans cette façon de faire prolonger l’état d’esprit ahuri du duo à l’ensemble des personnes qu’ils croisent. Cette familiarité par le rire se confirme par le dédoublement de Grégoire Ludig, qui joue à la fois Manu et Fred le gendarme, celui avec lequel on le confond. A côté de cela, il y a le propriétaire de la caravane à la générosité immédiate, le milliardaire heureux de découvrir sa nouvelle dentition en diamants, et puis surtout Agnès (jouée par l’excellente Adèle Exarchopoulos) qui ne peut s’exprimer que par des cris et des tics de visages exagérés.
Ce burlesque s’accorde à l’idée d’une enfance joviale et innocente, dont la volonté immédiate lors de la découverte d’une mouche géante serait de la dresser. La mouche est une alliée, elle est dotée du même attachement, de la même empathie, transformant le duo très rapidement en trio. Ceci est permis par cette attention à la gestuelle de l’animal, à sa panoplie de bruits (de ses battements d’ailes à ses ronflements venant se mêler à ceux de Jean-Gab), à l’adoption de son regard subjectif défigurant quelques instants le visuel morne et uniforme duquel nous sommes retenus. Et il suffit de se souvenir du face-à-face silencieux et pesant entre la mouche et le petit chien, pour jubiler de la capacité du cinéaste à donner une étendue d’émotions (du rire à la terreur) dans la simple attention minutieuse à ce qui a priori est dénué d’affects (comme le serait un insecte).

Une telle attention aux détails, dans leur exagération et leur répétition, permet à Dupieux de faire frôler au spectateur les limites de l’agacement, afin de mieux faire surgir un rire salvateur, inespéré. C’est la même chose qui se jouait dans le cinéma de Jerry Lewis, avec ses personnages outranciers, souvent bêtes à mourir, mais dont la bêtise ne faisait en somme que se conformer adéquatement avec le milieu dans lequel elle s’exprimait. C’est aussi en cela un rappel du jeu non-naturaliste de Peter Sellers, dont les mimiques, la gestuelle, le phrasé si exorbitant n’ont rien de normal. Mais ces formes de fausseté créent une étrangeté hypnotique. L’hypnose est l’un des propres du cinéma de Quentin Dupieux. Rappelons son aisance à trouver le juste rythme, le bon tempo, permis par une exactitude du montage héritière de ses talents de musicien d’électro adepte de la déstructuration et restructuration rythmiques. Sachant maîtriser le bon rythme, celui si essentiel à la comédie (et l’on se souvient de la cadence accrue et musicale des films de Lubitsch et de Capra, où le flux de paroles semble aller plus vite que les capacités humaines de l’écoute), Quentin Dupieux s’en moque et détourne les règles. La fin de Rubber est en cela symptomatique, lorsque les acteurs eux-mêmes finissent par trouver la scène trop longue. Le cinéma de Dupieux est alors un jeu musical qui joue sur ces mouvements, ces fluctuations rythmiques et tonales, à l’image du personnage d’Adèle qui ne fait qu’hurler et parler vite, en exprimant sa paranoïa et son mal-être face à deux compères bien lents, eux-mêmes prisonniers d’une ignorance et d’une inadaptation au monde. Ces contrastes et ces surenchères nourrissent un comique de gêne percutant.
Les gags ne font ainsi que se répéter, ou se faire écho entre eux. Nous assistons un nombre incalculable de fois à leur fameux check Taureaux, avant une scène sur les origines mystérieuses de cette salutation à la fois si unique et si simple. Puis il y a tous ces moments d’attente (comme celle au bord de la piscine ou de la plage), qui s’alternent avec des instants de jeu (comme la bataille de bouées dans la piscine). Divers objets apparaissent comme des tâches dans un décor falsifié par la photographie pastel, comme ce vélo en forme de licorne rose, qui permet de tracter une voiture tombée en panne. La liste de ces éléments peut se prolonger facilement, mais ce qu’il est juste de rappeler, c’est cette façon de les faire tous coïncider avec une forme de degré zéro de l’interprétation. En cela, la fausse morale du film vient se moquer de la bêtise à vouloir donner une signification là où il n’y a qu’innocence de l’esprit – les deux amis assis côte à côte affirment que rien n’est plus important que l’amitié, avant de se remettre à rire bêtement.

Or cette amitié est davantage de l’ordre de la camaraderie écolière, celle qui est tout à la fois ce que nous vivons de plus intense et qui peut se clore et s’oublier lors de la récréation suivante. Les choses, plus encore que de ne pas avoir de sens établi (c’est le discours « No Reason » en ouverture de Rubber), s’affirment déjà par leur capacité permanente et diffuse à apparaître et disparaître, tout comme les individus, ou les mouches. Le mieux alors reste encore d’en rire. C’est en cela un cinéma profondément ludique, car Dupieux cherche au fur et à mesure de ses films la plus totale lisibilité, appréciant la caricature sans sombrer dans le cynisme. Car rien n’est plus sincère que l’attachement à tous ces héros que l’on ne filme jamais et qui sont présents dans tous ses films. Tous ces êtres incongrus sont montrés frontalement et simplement : un pneu vivant qui tombe amoureux, une communauté de flics balourds, un homme amoureux de son chien face à une secte de vol d’enfants, un quarantenaire obnubilé par une veste en daim qui devient une peau dont on ne peut se défaire… La mouche géante est l’une des figures les plus claires trouvées par le réalisateur pour définir son cinéma – c’est un élément si gros qu’on ne peut pas le rater, et pourtant pris dans la chaîne continue de petites choses singulières, tout s’égalise et plus rien ne surprend vraiment. Tout tombe à pic, et tout fait mouche.
J’ai apprécié ce regard oblique sur l’œuvre de Dupieux, lecture transversale et évolutive de son abord narratif. Autant de pistes qui invitent à un retour dans l’univers du « no reason ».
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