Critique de l’album McCartney III de Paul McCartney (sorti le 18 décembre 2020)
Maître Paul McCartney a annoncé en octobre dernier un cadeau inattendu pour les fêtes de fin d’année, un album réalisé en improvisation durant son confinement sobrement intitulé McCartney III. Ainsi, le multi-instrumentiste renoue avec McCartney (1970) et McCartney II (1980), albums solo sur lesquels il joue de tous les instruments et prend en charge la production, formant dorénavant une belle trilogie qui s’est construite avec le temps. Le premier volet était fait en compagnie de sa femme Lynda, exprimant alors sa solitude suite à la rupture avec les Beatles dans des pistes très simples, presque comme un travail brut fait en peu de temps et inachevé. Puis le second album éponyme venait dix ans plus tard avec la décision de séparation des Wings, son second groupe. 50 ans après les débuts de sa carrière solo, sort donc ce troisième « McCartney », un retour intime étonnant dû à l’obligation de l’isolement et de l’arrêt forcé de sa tournée internationale (notamment avec la triste annulation de ses dates françaises, dont celle à Lyon à laquelle je devais me rendre).
L’ensemble des morceaux est plus mélancolique qu’à son habitude, travaillant des sonorités plus sombres, quelque chose rapprochant ses trouvailles de sa collaboration passée avec Nigel Godrich (entre autres producteur de Radiohead) pour l’une de ses plus grandes réussites artistiques Chaos and creation in the Backyard (2005), sur lequel McCartney optait également pour sa facette de compositeur-musicien touche à tout. Le temps-fort de McCartney III est certainement « Deep Deep Feeling », et ses 8min30 lancinantes où les couches sonores se superposent et se répondent dans un discret crescendo suppliciant. Cet aspect très introverti se retrouve aussi sur « Deep down », et sa façon particulière de refuser l’éclatement jovial auquel le morceau aurait convenu, préférant une forme de renfermement confidentiel.
Dans cet opus, on retrouve surtout l’amour et le talent de McCartney pour les mélodies, ces mêmes mélodies, mêlant structure complexe et apparente simplicité, qui le suivent depuis sa période Beatles. Il a toujours sa manière bien à lui de narrer de douces histoires dans des arpèges très construits pour une unité si séduisante à l’écoute. Ici, c’est notamment la clôture « When Winter Comes » (écrit en 1992) qui s’ouvre avec les premières notes du morceau introductif de l’album, « Long Tailed Winter Bird », dont l’explosion en drop se stoppe net pour laisser place à une guitare sèche et une voix apaisée, le tout au service d’une ballade acoustique teintée d’une nostalgie rappelant les plus beaux morceaux de Macca.
En parallèle de cette gentillesse et de ces courtes délicatesses, il y a aussi des instants très rock, soulignant une tonalité énergique rétro de plus en plus rare sur ses derniers albums. C’est le cas dans l’ouverture instrumentale où le chanteur se retire (chose assez inhabituelle) au profit d’un mélange de sonorité à la limite de l’incongru, mais rapprochant son travail des expérimentations de ses travaux plus discrets (notamment ses albums sous le pseudonyme The Fireman au côté de Youth). Il substitue son timbre si familier par de nouvelles trouvailles sonores, affichant son désir de chercheur de sons.
S’il ouvre son opus sans parole, c’est pour dans un second temps afficher son changement de timbre. Sa voix que l’on pensait immuable est davantage enrayée, comme sur « Pretty Boys », fragilisée par le temps, mais s’adaptant à ses nouvelles sonorités. Cela donne quelque chose de plus confidentiel, presque plus douloureux : un mélange intriguant de sa joie combative de papi infatigable, et d’un épuisement impossible à vaincre. Pour la première fois Macca semble assumer pleinement sa vieillesse, ce qui teinte le tout d’une plus grande maturité. Si sur ses dernières productions telles Egypt Station (2018) ou New (2013) l’ancien Beatles montrait son habilité à s’accoutumer à tous les genres musicaux et à adapter son style aux tonalités contemporaines, faisant de lui l’éternel adolescent suractif de la musique pop, ici on lui décèle une plus grande conscience de son âge et de ses limites, de sa lassitude peut-être. Ainsi il délaisse ouvertement les retouches vocales qui étaient devenues ses habitudes, privilégiant une authenticité assumée. Une révélation qui n’est en revanche aucunement accablante ni un aveu d’échec. Au contraire, il en fait quelque chose d’ouvertement simple. C’est un album assumé comme un objet solitaire, fait dans l’ombre, tel un premier album sans prétention.
Et cet aspect lui permet paradoxalement de renouer avec son envie et sa capacité de créer des tubes. Contrairement au premier de la trilogie, ici toutes les pistes semblent pensées dans une unité aboutie. Il y a alors de bons éclatements pop-rock, tel « Lavatory Lil » qui n’est pas sans rappeler sa période Wings, avec des chœurs très présents et un lourd riff de basse. Il y a aussi « Slidin' », qui est sans doute le morceau le plus rock. Situé en seconde partie d’album, il expose de façon presque inattendue sa capacité à rester dynamique, mais en ce sens il dénote aussi avec les autres titres beaucoup plus calmes, suaves et légers.
Quelques morceaux, comme à son habitude (souvent critiquée), sont ostensiblement joyeux, mais n’en sont pas moins très plaisants tels que « Seize the Day » et « Find my Way », dans lesquels on retrouve tout le côté festif et plein de lueur propre à celui qui se distinguait déjà il y a 60 ans de l’ironie et la noirceur d’un John Lennon, ou de la tristesse d’un George Harrison.
Là où on le retrouve pleinement ce sont dans les quelques instants d’amour déclaré aux femmes, notamment dans « Women and Wives », sur lequel sa voix est la plus pénétrante et se pose telle une déclamation poétique sur les légers accords de piano rythmés par une discrète batterie, rappelant encore d’autant plus les créations les plus sombres de sa carrière. L’album est alors tiraillé entre ces moments très naïfs auquel nous sommes habitués, et puis ces nuances soudaines d’affliction, et de doutes sur le lendemain. Macca semble conserver un sempiternel espoir sur le futur, mais celui-ci cache des incertitudes, ou du moins une conscience que le temps n’est pas éternel, et qu’il faut rester raisonné, et ne pas fuir sa vie.
Car Paul est avant tout un chanteur d’amour, un jeune candide qui préfère croire dans la consolation de la chanson que dans l’apitoiement, comme dans le très beau « The Kiss of Venus », un des plus beaux morceaux de la série. Il expose une voix à la limite de l’éraillement, allant très haut dans les aigus comme pour rivaliser avec son instrument, marquant abruptement une diction proche du silence. Quelques subtils accords de guitare sèche accompagnent ce texte affirmant que tous ses désirs, ses amours vécues, ne sont que remplis d’illusions. Jamais cette affirmation que les choses nous dépassent ne sera prise avec mépris, colère ni abattement. McCartney recherche jusqu’au bout l’harmonie, et c’est affirmé par son travail soigné et exigeant des mélodies et des arrangements.
Ainsi tout l’album, traversé de multiples sonorités et tonalités, est unifié par cette conscience du temps, de l’amour des beaux jours, de la volonté de ne pas voir dans l’hiver une finalité, puisqu’après l’hiver il y a le printemps et l’été. Tout est un cycle dans lequel nous courrons, certes afin de rattraper les choses perdues, mais il y a le refus de le voir comme une malédiction.
En cette période où les jours, les semaines et les mois se ressemblent, ne laissant entrevoir que peu d’espoir sur l’avenir, l’album de McCartney ravive l’esprit. Rien de révolutionnaire dans ses compostions, bien au contraire, l’artiste assume son aspect artisanal et encore une fois presque volontairement incomplet. Il renoue avec ses premières chansons, là où on l’a connu en génie touche à tout, et en constante recherche de nouveaux horizons, et il tisse un lien avec sa fragilité nouvelle qu’on lui apprécie. Il manque sans doute de brio global, de temps forts, d’une explosion jouissive… mais dans son aspect très sobre, et affiché tel quel, McCartney III en devient l’un des meilleurs albums de son auteur de ces 20 dernières années. Il y a une fraicheur et une passion de la composition que l’on n’a pas retrouvées depuis ses plus belles réussites hors Wings et Beatles tels Driving Rain (2001), Flaming Pie (1997), et Chaos and creation in the Backyard (2005) que je cite une dernière fois car cet album est à écouter sans modération.
En somme je suis heureux de la découverte de ce « McCartney III », en grand fan des Beatles et de ce musicien dont l’influence résonne encore fortement de nos jours (en témoigne ses diverses collaborations). C’est la preuve qu’il préfère encore l’intimité et l’authenticité du home-studio, à la grandiloquence un peu chaotique de certains de ses autres albums.
Crédits photo : Edward Ruscha, pochette de l’album, Capitol Records 2020