La maison est noire : Voix et corps pour changer le monde

Ouvrir la voie à la Nouvelle Vague Iranienne

En 1963, la poétesse Forough Farrokhzad (1935-1967) réalise le court-métrage La maison est noire, documentaire sur la vie de lépreux dans une maison hospitalière. Précurseur de la Nouvelle Vague iranienne, la cinéaste propose un cinéma politique et humaniste effaçant les frontières entre documentaire et fiction. Les 20 minutes du film sont le résultat de 12 jours d’immersion totale dans l’hôpital, en plus d’un travail préalable d’écriture et d’une importance fondamentale du montage. Ces trois étapes sont toutes trois dirigées par la jeune Forough Farrokhzad alors âgée de 27 ans.

Décédée prématurément en 1967 à 32 ans, son souffle de jeunesse a une influence majeure. Issue d’une famille de militaires, elle apprend la peinture à 16 ans par son mari. Elle travaille ensuite pour des magazines et publie ses poésies dès 1955. En 1958, elle rencontre le célèbre cinéaste et poète Ibrahim Golestan, qui sera un mentor pour la suite de son parcours, notamment sur cette union fructueuse entre cinéma et poésie. En 1959 elle part étudier le cinéma en Angleterre, avant de revenir en Iran en 62 pour réaliser son documentaire qui reçoit le Grand Prix au festival d’Oberhausen en 63. La fin de son parcours ancre fortement sa double éducation occidentale et orientale, qui se retrouve dans son œuvre, entremêlant alors tradition et modernité, poésie et cinéma, deux arts du langage et du montage qu’elle se fait sien. Ainsi elle joue pour Pirandello en 63, puis voyage pendant trois ans à travers l’Europe, lui permettant de rencontrer Bertolucci en 65, qui va écrire un scénario sur elle mais dont malheureusement il ne reste qu’une interview filmée.

Son œuvre se situe dans un contexte politique complexe, avant la République Islamique de 1979. C’est une période de domination américaine, de forte modernisation, et de prospérité économique, malgré un manque de respect des libertés humaines. Son film est réalisé dans un moment révolutionnaire, en témoigne les émeutes de Juin 63. Sa poésie est reconnue comme d’une grande modernité en Iran, et son documentaire a eu une influence à travers l’Europe. En 1963 elle rencontre Chris Marker, venu au premier festival du film français de Téhéran, lors duquel il a été bouleversé par La maison est noire, source d’inspiration à venir pour le cinéaste. De même, les cinéastes de la Nouvelle Vague Iranienne lui rendent souvent hommage, en témoigne le film de Kiarostami Le vent nous emportera (1999), reprenant le titre de l’un des poèmes de Farrokhzad. La poétesse représente la voix de la jeunesse iranienne. Entre la modernité documentaire de Marker et l’écriture poétique de Pasolini, son humanisme se retrouve dans tout le cinéma national qui lui succède. Une carrière qui ne comprend qu’un film, mais sur lequel nous nous devons de revenir.

Le langage pour contrer les images, les images comme figures poétiques

Une conférence de Georges Didi-Huberman sur le « cinéma de poésie », donnée le 10 mars 2014 à l’ENS, permet d’envisager comment Farrokhzad conçoit son cinéma en regard de la construction poétique. Proche d’un procédé constitutif de l’art de Pasolini, la voix poétique de l’artiste vient contrer les images pour en révéler un nouveau sens. Ce sont des images brutales, violentes, avec une voix à contre-emploi. Le film se construit dans ce parallèle entre images de la laideur et voix prosodique, comme un défi à cette laideur. Il interroge les possibles et les conditions du regard sur le monde, et de fait questionne le possible des images et la force de la voix. Cette dialectique entre images de la cruauté et voix de la poésie offre la beauté du monde.

Il y a l’idée de filmer l’homme, tout son corps, dans toute sa fébrilité. Montrer, ne jamais détourner le regard, c’est rendre beau, et révéler l’humanité. Plus encore, c’est une sorte de remède. Il y a une croyance en la puissance des images sur le réel. Filmer peut changer le réel, car cela détourne notre perception. Le film est en ce sens une fiction, une captation écrite. Cela renoue avec le parallèle aristotélicien entre le poiesis (l’invention, la création) et la praxis (l’expérience du réel). Ici Farrokhzad intègre et scande ses propres vers et sa propre voix dans les images du réel, elle s’intègre elle-même dans le processus créatif, dans le vécu.

L’ouverture débute avec cette phrase « le monde est plein de laideur. Mais il y en aurait encore plus si l’homme détournait les yeux ». Il y a nécessité de voir. La laideur physique n’est qu’une autre laideur parmi d’autres. Filmer permet de remodeler le réel, il n’est pas le réel mais il nous le révèle. C’est ce qu’affirme un autre cinéaste humaniste, Sidney Lumet, dans Faire un film : « Le cinéma est le seul art capable d’enregistrer le réel, afin d’offrir une réalité supérieure. » Filmer est synonyme de toucher. La cinéaste vivait avec les malades, touchait leurs mains, lèvres, peaux, avant de les toucher avec l’objectif.

En 20 minutes, c’est une relation complexe entre image et voix, corps et absence, création et réalité, permettant de créer le beau depuis la laideur. A 5min31, survient le premier commentaire masculin, et la première évocation du mot « lèpre » (le sujet principal du film). La cinéaste détourne l’usage du langage (cf. François Niney, L’épreuve du réel à l’écran, chapitre « détourner la voix, retourner les images »). Elle travaille une dialectique particulière entre toutes les composantes du médium cinématographique, avec pour finalité non pas une documentation précise (ici ce que serait la lèpre), mais un impact sentimental et réflexif auprès du spectateur. C’est pourquoi 4 voix se rencontrent dans ce film : la voix poétique de l’artiste, la voix sacrée (passage de lecture de la Bible), la voix scientifique (celle de l’homme), et le silence qui est la parole la plus expressive.

A 1min30, dès le début, apparait la parole divine dans un moment de lecture de la Bible par les malades. Une voix est d’emblée accordée aux visages, le trivial peut toucher le sacré, la parole poétique et biblique s’ajoutent aux images de cruauté. A 5min10, la parole écrite se confond à la voix poétique. Aucune parole autre que la prière de l’enfant et la voix-over poétique n’a été prononcée. Dans ce moment la cinéaste cinématographise la poésie, par le montage et par le découpage, elle donne corps à la parole. Le film se clôt à 20min35, un enfant écrit le titre du film. C’est un vers, la poésie exprime sa douleur. Il emploie une figure de style, la métonymie, en faisant renvoyer la maison à la lèpre qui est noire. La maison représente sa famille, c’est-à-dire une union des corps que le film a révélée. Le film est un poème, car filmer c’est faire des figures de style, c’est-à-dire extraire le réel pour révéler une beauté cachée.

Le corps comme ponctuation

Le film développe une narration à partir du corps et des gestes, c’est-à-dire qu’il se concentre sur l’empreinte des hommes sur le monde. C’est un cinéma éthique car cinéma du geste. Cinéma « anthropologique », par la démarche et par cet inventaire des gestes dans leur pluralité, il y a tout type de gestes, tous contradictoires et complémentaires. Les gestes des adultes et ceux des enfants, des hommes et des femmes, de souffrance et de soin, du quotidien ou de l’exception, des gestes de prière ou des gestes profanes… Le montage construit par figures de juxtaposition, d’énumération, de gradation, et d’oxymore.

Cette conception du montage se fait en écho à la pensée du dramaturge Antonin Artaud et son idée de « théâtre de la cruauté ». Il n’y a pas de sentimentalisme ou de concordance entre spectateur et personnage. Le but du film est de diriger les corps, les mouvements du réel qui font parties du « vrai spectacle de la vie ». Il y a l’impression d’une gratuité du geste, d’une immédiateté, de flux et de mouvements continus, libres et imprévus. Le contradictoire agrippe le regard et rompt avec nos attentes et notre quotidien. Par la primauté des gestes, une ponctuation des corps se crée. L’aspect poétique est de transposer la pratique du découpage des mots dans un procédé moderne du montage qui raconte par les corps. Et en cela, c’est l’héritage direct de la pensée d’Artaud qui parle de « figures qui agissent comme des coups de silence, des points d’orgue, des arrêts de sang, des appels d’humeur, des poussées inflammatoires d’images dans nos têtes brusquement réveillées ».

Le beau montage dans la laideur. Ce sont des plans qui coupent, qui scindent, qui choquent. Les gestes frappent, interpellent, se contredisent. Les plans martèlent et cadencent le film, créant une mélodie, une sorte d’allitération et de césure rythmique du monde. Mais en écrivant le réel, la cinéaste en restitue un mouvement qui nous est jusqu’alors invisible. Farrokhzad capte la liberté des corps, et fait de l’étrangeté des gestes une familiarité.

Poésie anthropologique ou ghost story ?

La poétique dans ce film se maintient donc dans une forme de réécriture du monde. A bas la vaine comparaison documentaire et fiction. La maison est noire est davantage le rendu d’une expérience du monde confrontée à des singularités elles-mêmes en action. Il y a une sincérité du projet, rapprochant ce film d’une démarche anthropologique, par un usage profond des capacités propres au cinéma. Alors on peut sans crainte y voir une « ghost story », dans la mesure où le film permet une révélation poétique de l’invisible.

L’ouverture du film se fait sur un miroir, sur le reflet d’un visage caché. On est à la fois pris dans un rapport d’étrangeté, de dualité, et une confrontation à notre ipséité (entendue comme la référentialité du sujet à lui-même). Le spectateur est placé devant son propre reflet de laideur. Cette ouverture peut être éclairée par la pensée de Deleuze dans Image-Temps lors de sa réflexion sur « l’image-cristal », parlant de la pénétration dans un espace proprement cinématographique. Ici, on pénètre dans l’invisible, dans une maison qui n’existe que pour ce film, que l’on ne va regarder et vivre qu’un court instant. C’est pourquoi on peut parler de film de « fantômes », de par ce passage à travers le miroir. On franchit un seuil afin de vivre comme image cinématographique le quotidien d’hommes effacés dans la vraie vie.

C’est un huis-clos. Tout se déroule dans un lieu en apparence hors du monde et de notre temps, sur des hommes absents de notre quotidien. La réalisatrice pénètre dans ce lieu étranger, et fait de l’acte de filmer, celui de rendre visible. C’est pourquoi il y a ce retour à des gestes primitifs. Cela renvoie à la nature humaine qui nous est commune. Il s’agit de toucher la force et la fébrilité de l’homme, toucher le commun que l’on ne regarde pas, en somme familiariser l’inconnu.

Il y a des moments très scénarisés, comme le prouvent la progression stylistique et le découpage précis. C’est le cas dans la scène où les deux enfants jouent, où il y a des jeux de champ-contrechamp, ou bien à 11min05 ce moment très découpé avec une interrogation sur le temps interrogeant donc le temps cinématographique lui-même. La présence des visages s’accroît, un raccord se fait sur un enfant. Peu à peu, une narration naît.

Des moments de grande légèreté contrebalancent avec ce filmage brut, dans des temps de simples observations distancées et silencieuses. L’écriture rencontre l’imprévu. La liberté des corps ne doit pas être contredite. Farrokhzad trouve un accomplissement poétique dans le médium cinématographique. Filmer, écrire, exprimer un regard sur le monde, faire la preuve d’une expérience. Mais le cinéma a une qualité supérieure qui est de redécouper le réel afin de faire de l’invisible une image de beauté jusqu’alors inconnue.

Vérité et poésie

Le film se conçoit dans un double rapport d’expérience du réel (praxis) et de poétique. La rencontre immersive des individus côtoie l’invention. L’étude des potentialités permise par cette situation inédite conduit à la création de l’artiste : ce film-poème. La cinéaste ainsi n’annule pas sa présence, du fait de la constance de sa voix, et elle ne transmet pas la réalité dans un bloc uni. Au contraire elle reconstruit le monde par le montage, comme on déconstruit le langage par la juxtaposition des mots en poésie. En somme, elle fait du cinéma, du vrai.

Gestes qui frappent, rythme imprévisible, puis mouvements libérés, contemplation, tout cela conditionne un profond lyrisme. La poétesse-cinéaste a trouvé la juste rencontre : écriture, observation, découpage et silence. Il y a deux types d’images, d’une part la violence du cinéma, d’autre part la beauté du réel. En somme ce film dialectise la puissance des mots (du poétique donc du geste artistique), avec l’authenticité de l’expérience du monde qui se livre à nous dans tout son mystère. Une vérité nous est livrée, celle du cinéma qui se fait sien le monde, en atteignant ici une très grande modernité esthétique.

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