Critique de Des Hommes (19 Février 2020), de Jean-Robert Viallet et Alice Odiot
Des hommes. Une prison. 1400 places pour 2000 détenus. Pas de héros ni de personnage principal et encore moins de fiction. Seulement une caméra qui ose ouvrir les portes d’une des prisons les plus sombres de France, considérée comme inhumaine, celle des Baumettes à Marseille. Outre la vision succincte et plutôt distante avec la réalité qu’on nous offre généralement sur les prisons à travers les films de fiction, ce documentaire nous dévoile l’univers sombre des prisonniers des Baumettes en nous proposant de s’y engouffrer.

Par le discours du réalisateur, présent lors de cette avant première en ce deuxième jour de février 2020, nous entendons, surpris, qu’il a fallu environ trois ans pour que l’équipe du film soit autorisée à entrer dans la prison – en petit effectif – pour pouvoir capter certains instants de vie dans cette prison délabrée, après de multiples refus. Alice Odiot et son co-réalisateur Jean-Robert Viallet obtiennent en effet, une autorisation de 20 jours de tournage après avoir longuement insisté malgré les propos de l’administration ; »tout sauf la prison des Baumettes ». Ainsi, la réalisation du documentaire en lui même repose déjà sur une lutte et une négociation poussée avec l’administration et le ministère de la justice.
A travers ces captations uniques, les réalisateurs nous montrent une déshumanisation progressive due au fonctionnement de la prison, mais aussi une volonté de refuge, de protection et de cadre pour beaucoup. Ils tentent également de saisir les moments profondément humains qui nous rappellent que la vie en prison ne se résume pas seulement à des bagarres incessantes, des aboiements, des injures et des désespoirs. Nous sommes plongés au cœur de la prison grâce à une caméra mobile qui nous laisse déambuler le long des couloirs étroits du bâtiment. Nous avons peu à peu la sensation de pénétrer dans les esprits des détenus qui se livrent sans aucune retenue. La sincérité de ces captations nous frappe par les paroles honnêtes et spontanées de ces derniers. En effet, les prisonniers que l’on voit, que l’on entend témoigner, sont tout à fait eux mêmes, ils ne jouent rien, tout comme ils ne cherchent pas à en faire trop, ce qui accentue la crédibilité du documentaire nous plongeant dans la »simple réalité » qui nous est offerte, sans aucun filtre.
Nous pouvons parler d’une expérience de déshumanisation progressive qui est entraînée par la solitude subie par les prisonniers. Il est vrai, la majorité des détenus sont 22 heures sur 24 dans la cellule et n’ont donc droit qu’à seulement deux heures de sortie par jour. Malgré cela, nous constatons que nous avons à faire à un paradoxe car chaque détenu partage sa cellule avec un, voire deux autres à cause de la surpopulation. Or la cellule fait 9 mètres carré, expliquant ainsi le sentiment d’isolement important. Leurs corps mais aussi leurs esprits se retrouvent cloisonnés entre quatre murs qui pèlent, amenant inévitablement un ennui qu’ils tentent de tromper en écoutant de la musique, en regardant la télévision lorsqu’ils en disposent et la majeure partie du temps en consommant des cigarettes qu’ils allument quotidiennement presque comme on boirait de l’eau.

Aussi, par le biais des témoignages et de cette caméra parcourant les couloirs grisâtres des Baumettes, nous observons que l’expérience de la prison forge tout autant qu’elle déconstruit et détruit les êtres qui s’y entassent. On nous montre certains faisant tout pour en finir, désireux de se reprendre en main à leur sortie afin de ne plus subir cette vie qui leur dérobe leur liberté et leur indépendance. Tandis que d’autres sombrent dans le désespoir, ne se raccrochant à rien, allant parfois même jusqu’à la folie. Plus surprenant encore, ce qui est notamment frappant dans le documentaire concerne le fait que plusieurs des détenus œuvrent de manière à rester dans la prison considérant que leur vie ici est »mieux » que celle qu’ils ont dehors. Cela peut certes paraître absurde tout comme évident. En effet, les plus pauvres d’entre eux sont victimes de cette volonté car ils bénéficient d’un toit et d’une chambre certes délabrée mais ont de quoi manger, ce qu’ils peinent à avoir dehors. Ils suivent un cadre et ne se posent pas de question quant à ce qu’ils doivent faire dans leur vie, cela les rassure.
Ce documentaire suscite de nombreuses questions en nous faisant toucher du bout du doigt la réalité de la vie en prison que l’on imagine souvent de très loin assimilant tous les préjugés qui circulent. Il interroge sur la valeur d’une vie. Quelle est elle ? Naît on pour être maître de notre vie dans toutes les situations ? Ou vaut il mieux suivre l’écoulement des jours derrière des barreaux qui enchaînent notre propre pensée empêchant une certaine évolution. La réponse peut paraître évidente. Pourtant pour beaucoup de détenus, elle n’est pas celle attendue. Comme nous l’avons dit, certaines personnes sont tellement désespérées que la prison les rassure, ils préfèrent être dans la sécurité d’une case, pourtant dangereuse. Cela remet en question toute notre société.

L’un des points qui peut paraître le plus frappant et perturbant dans ce documentaire est l’infantilisation des détenus. En effet, ces derniers sont traités comme des enfants et sont sous estimés. Les directeurs et assistantes sociales leur parlent comme s’ils étaient âgés de 12 ans. Quant à eux, ils paraissent soumis et font profil bas afin de mettre toutes les chances de leur côté pour pouvoir sortir le plus tôt possible. Lors des jugements, ils sont parfois humiliés, on ne les prends guère au sérieux, ce qui les décrédibilise et les infantilise encore davantage. Ainsi, leurs visages changent selon les personnes qu’ils fréquentent. Entre eux, ils se parlent normalement ou s’insultent et se provoquent lorsqu’ils ne s’apprécient pas tandis qu’avec le personnel de la prison ils revêtissent un masque complètement différent.
Nous pouvons également nous intéresser et s’interroger quant à la manière et aux moyens de réalisation du documentaire, évoqués en partie par le réalisateur présent après la séance. En effet, la question de la présence du scénario a été soulevée car certains détenus filmés passent plusieurs fois dans le film, à des passages différents. De plus, il y a un système de voix off qui ajoute un aspect plus grave, plus dramatique, presque narratif (dans le sens d’une fiction).
Cependant, le réalisateur présent nous a affirmé qu’il n’y avait pas de scénario fixe. Ainsi l’originalité du documentaire se concentre dans le fait qu’il n’y a pas d’interview à proprement parler puisqu’aucune question posée par l’équipe du film aux détenus n’est perceptible. Nous percevons seulement les témoignages de ces derniers, qui donnent finalement l’impression d’être des monologues, reflet d’un dialogue muet avec le spectateur qui reçoit innocemment l’expérience de leur quotidien aux Baumettes. De plus, mis à part certains moments du film où la voix off des détenus est présente, nous n’avons aucune indication sur l’heure, la date, le jour, ni informations ajoutées concernant la prison par une voix off qui serait annexe. Ainsi, une confusion peut naître si le spectateur n’est pas bien informé. En effet, malgré l’absence totale de fiction, il n’est pas tout de suite évident de constater qu’il s’agit d’un documentaire, nous l’observons au fur et à mesure du film. Il est vrai, nous pouvons d’abord imaginer un personnage principal incarné par un jeune prisonnier très présent dans le début. De plus, la voix off de ce dernier accentue cet effet, nous pouvons penser qu’il va nous livrer son histoire personnelle. Or ce film porte l’histoire de la prison des Baumettes dans son ensemble, il est, pourrait-on dire, impersonnel.
Concernant le tournage, les réalisateurs ont évidemment respecté le choix des détenus qui ne voulaient pas être filmés et ont veillé à ce qu’ils n’apparaissent à aucun moment du film. Un point très intéressant, que nous pourrions qualifier d’original, concerne le fait qu’il n’y a eu, en aucun cas, de casting afin de choisir les détenus qui témoigneraient. En effet, l’équipe cinématographique, déambulait dans la prison et filmait en fonction des rencontres qu’elle faisait sur son passage ou des situations qui se présentaient à elle.

D’autre part, il semble important de préciser que le documentaire en lui même n’est pas engagé, en effet les réalisateurs ont décidé de ne pas faire un film politique même s’ils y ont pensé. Ils ont finalement opté pour la neutralité mais le film suscite inéluctablement des débats, en majorité à propos des conditions de vie des prisonniers opposant deux partis. Dans le discours du réalisateur nous pouvions sentir son opinion et son engagement qu’il a tenté de dissimuler dans le documentaire.
La pertinence du documentaire Des Hommes vient principalement s’implanter dans le fait qu’il nous absorbe dans une réalité qui ne nous est pas commune. Il nous dévoile un univers que l’on croit connaître sans cacher aucune de ses facettes, faisant tomber divers préjugés mais confirmant aussi certains aspects imaginés par l’opinion commune. Durant cette plongée dans les entrailles de la prison des Baumettes, plusieurs réactions diverses ont été observées dans la salle concernant la situation des prisonniers ; certains ne les plaignant guère, trouvant leur quotidien normal, humain – considérant qu’ils disposent du minimum nécessaire – et subissent un sort en accord avec leurs fautes, crimes ou délits précédents. D’autres se sont montrés touchés voire révoltés par les conditions de vie des détenus malgré leurs erreurs commises dans le passé, défendant la nécessaire humanité qu’ils ont jugé absente dans leur cas.
Crédit Photos : Lucile Pimbert