Critique de Joker (9 octobre, 2019), de Todd Phillips
Le Joker danse, dans toute sa magnificence. Plus encore que celui de Jack Nicholson, ce Joker a un corps vivant : celui difforme et usé de Joaquin Phoenix, qui ne cesse de se mouvoir dans un Gotham pourrissant. Aucune scène n’échappe à la présence de cet Arthur Fleck, Joker en puissance qui tarde à se révéler. Arthur rit beaucoup, il se trémousse, mais surtout il court. Il danse pour respirer, mais s’essouffle, opprimé par la petitesse de son appartement lugubre. Il rit, pour masquer son désespoir. Il court, pour fuir. Courir jusqu’à sa propre mort plutôt que de rattraper une vie rêvée qui lui aurait échappée. La vie doit être celle de l’injonction faite par sa mère « Soit heureux, heureux ». Le bonheur comme le masque irréfutable de sa misère.
Ce « Joker » tant attendu, annoncé dès l’ouverture par le titre un peu kitsch du générique, apparait dans son entièreté peu de temps avant la fin du film. Il descend fièrement les marches d’un escalier, comme un hors-lieu, le couloir que tout le monde emprunte sans jamais s’arrêter. Mais Joker s’arrête, et danse vivement sur du Gary Glitter. Car ce Joker est glam. Le glam c’est le travestissement servant de processus au film. Ce n’est pas la mutilation corporelle, c’est une autre manière de définir son identité par la falsification du corps. Il s’agit de ne plus supporter la modulation physique, comme la torture infligée par les regards et les coups des autres, ces mêmes violences reçues à maintes reprises par Arthur (des coups dans une rue comme dans un métro, des regards accusateurs, des rires moqueurs…). Mais soudain, il faut s’accepter dans cette liberté du devenir. Ce devenir est ce film. C’est la naissance de Joker, les sources incertaines d’un mythe. Ainsi le film laisse le temps à la figure fébrile de Joaquin Phoenix de déployer sa souffrance, davantage que la grandeur du grand vilain bien connu. Intervient alors le besoin de cette transformation. Joker est une métamorphose, d’abord celle d’un corps, celui d’un acteur comme celui d’un personnage vulnérable. Puis se libère un esprit expansif.
Cet esprit n’est pas la voix porteuse d’un discours politique, dressant le Joker comme une figure à la tête de cette anarchie généralisée. C’est d’abord Arthur, un corps fuyant. Et par ces courses innombrables rythmant le film, Arthur peut soudainement se figer. Il se stoppe en direct, devant les caméras d’un talk-show populaire présenté par le comique Murray Franklin (Robert de Niro), sorte de répliquant du Jerry Lewis de La Valse des pantins (1983) de Martin Scorsese. Après être la vive-mort de l’ombre, Arthur devient l’éclat éphémère en pleine lumière. En prime-time, derrière la surface de l’écran du téléviseur, le Joker naît. D’abord clown-triste errant, orphelin d’un cirque fermé, Arthur renaît des ruines de sa tragédie, de ces ruines d’un Gotham enseveli dont le Joker devient l’euphorique fiction. Joker n’est pas idéologique, il ne doit pas être figure du martyre. Il est un corps soumis parmi les autres. Tel Rupert Pupkin dans la tragi-comédie de Scorsese, la narration s’arrête sur le fantasme d’un comique raté, dont l’illusion est de voir du rire là où se dresse surtout l’indifférence. C’est ainsi que la fin du film peut facilement étendre l’esprit du Joker, émancipé du corps dolent d’Arthur. Cet esprit pénètre les autres ombres des rues et fait réveiller une colère contre des instances que l’on ne peut même pas désigner (Qui sont les ennemis ? Les riches ? Les Wayne ? La télévision ?). Alors cette colère devient émeute, mais une émeute non-dirigée par le Joker comme individu, mais par le Joker comme esprit de révolte. Il suffit de mettre un masque, pour s’exprimer dans cette grande comédie de la vie.
Ainsi le Joker n’est pas le provocateur direct de la violence qui explose contre le Gotham des hautes instances (les hauts-buildings, les grandes salles de réception, les beaux cinémas). Le Joker n’est plus le symptôme d’un Gotham malade, comme dans The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008) dans lequel il intervient pour révéler les failles du système et les dresser contre lui-même, un système dont les figures de la souffrance sont numériquement fantomatiques. Ici le Joker est le catalyseur sous-jacent. Par sa simple présence involontaire et aléatoire, sa mise à nu télévisuelle, la réaction de masse s’enclenche. Les sbires du Joker naissent avant le Joker lui-même, tous ces alter-egos et pourtant si étrangers à lui. Il ne les dicte pas, les connait encore moins, et pourtant c’est en son nom que tout se dresse.
En dépit de la prodigieuse prestation et de son grand scénario, il y a un manque de subtilité de la mise en scène et un lourd emploi des références. Paraphraser Scorsese est-il la marque d’un auteur (si l’on ne possède pas l’esprit d’un Godard ou la bonne cinéphilie d’un Tarantino) ? Todd Phillips se sert simplement du personnage de comique raté de Ruppert Pupkin, de La valse des pantins, de la noirceur du New-York de Taxi Driver, de même qu’il reprend avec insignifiance des planches entières des comics d’origines. Phillips veut placer son œuvre dans une mythologie, en affichant ouvertement sa généalogie. Mais la lisibilité de sa mise en scène et ses lourdeurs stylistiques affaiblissent l’ensemble de l’œuvre qui porte en germe les qualités d’un grand film. Cette archéologie de l’être mutilé et tortionnaire, le Joker anarchique qui fait de sa folie la monture du grand jeu de violence, que les autorités espèrent tout autant que les discours des politiques rejettent ; cette physionomie de la folie libertaire perd toute subtilité dans la provocante et stérile mise en scène de Todd Phillips. Ce « cinéaste » est trop habitué aux loufoques situations d’un Bradley Cooper enjolivé. Alors les flash-backs explicites alourdissent la mystérieuse quête des origines entreprise par le scénario. La musique quasi continue ternit la merveilleuse recomposition d’un Gotham vieilli (l’action se déroulant dans les années 1970), pour mieux nous paraître contemporain. La vacuité de sa mise en scène témoigne de l’absence d’une quelconque pensée de l’espace de la part de Todd Phillips, à qui l’attribution d’un Lion d’Or laisse espérer que Christian Clavier puisse se retrouver au prochain festival de Cannes pour un impétueux spin-off de Un prophète.
Reste la liberté accordée à un acteur exceptionnel. Sous cette image léchée, faussement complexe, Joaquin étale brillamment son jeu. Jamais un Joker n’aura été si sensible, si torturé, si sincère. Sa violence ne peut alors plus être simplement jugée, au regard de l’intervention morale et divine d’un Batman également souffrant, mais qui, lui, choisirait la bonne voie pour se réconforter. Dans ce film, l’intervention héroïque de ce potentiel super-héros sans pouvoir est contrebalancée par la réalité physique et sociale d’un anonyme, qui ne trouve pas d’autres solutions que le déguisement et la schizophrénie pour se protéger. Le Joker n’est plus le danger de la société mais une image incarnée de son fondement cancérigène.
Crédits: Warner Bros France 2019