Critique de Tickled de David Farrier et Dylan Reeve
Étrange objet que Tickled. Rarement un film documentaire n’aura proposé de brouiller aussi simplement le rapport à la réalité, à la fiction et, surtout, à l’image. Qu’est-ce que Tickled ? Ce film documentaire de 2016 produit par HBO et qui a parcouru les festivals commence de façon très banale. Un journaliste néo-zélandais qui aime traiter de sujets un peu loufoques tombe par hasard sur une annonce pour une compétition d’« endurance de chatouilles ». Intrigué, il contacte l’entreprise qui organise cette compétition, entreprise qui est surtout un site regroupant de très nombreuses vidéos d’hommes se faisant chatouiller. La situation initiale, certes surprenante, n’a donc, en cet état, rien d’incroyable ou de dramatique. On peut donc s’attendre, au début du film, à voir un documentaire classique, faisant office d’immersion dans un domaine peu connu. Arrive alors l’élément perturbateur. L’entreprise répond par la négative au journaliste, lui expliquant qu’elle ne souhaite pas associer son image à celle d’un homme reconnu publiquement comme homosexuel. La réponse déjà surprenante par son homophobie se fait alors le seuil d’un film complètement surréaliste. L’entreprise n’en reste pas là et se met à harceler le journaliste, avec des mails allant jusqu’à l’insulte. Tout cela rend de plus en plus curieux ce journaliste, qui décide d’enquêter sur cette entreprise. Il y a donc dès le début un effet Barbara Streisand assez marquant.

Progressivement, le film change de genre, passant du documentaire de découverte au documentaire de révélation. Derrière cette fameuse entreprise semble se développer tout un réseau de sites de fétichistes des chatouilles. Le journaliste médiatise la chose, qui sera légèrement relayée. C’est à partir de là que le film bascule complètement. Le journaliste reçoit des avertissements légaux de la part de l’entreprise, qui envoie même par la suite des représentants et des avocats en Nouvelle-Zélande pour le « convaincre » de se taire. Le réalisateur indique que c’est à partir de là qu’il décide d’en faire un documentaire. Face à de telles menaces, le journaliste pousse son investigation de plus en plus loin. On découvre avec lui l’existence d’une sorte de mafia de la chatouille. Il semble que depuis les années 90 et les débuts d’Internet, un homme a inventé puis géré des sites de vidéos de chatouilles, le tout en se faisant passer pour une femme sous différentes identités. Si l’on peut parler de mafia, c’est que le documentaire met au jour un réseau parfaitement organisé. Dans différents lieux du monde, cet homme a implanté des recruteurs, qui s’adressent à des jeunes hommes en manque d’argent. Selon le même principe que le sugar daddy, l’homme rémunère gracieusement les personnes qui participent aux vidéos et leur offre tout ce qu’elles désirent. La chose devient particulièrement glauque lorsque l’on apprend que l’homme à la tête de tout ce réseau refuse totalement que l’on quitte son organisation. Tourner une vidéo de chatouille, c’est être à jamais sous ses ordres et sous son contrôle.
Chaque départ est donc puni par une campagne de harcèlement qui vise à détruire socialement la personne, en l’empêchant d’être employée ou en la coupant de ses proches. On a alors l’impression d’avoir à faire à un véritable réseau criminel. Toutefois, le documentaire ne s’arrête pas là. Il s’agit désormais de retrouver le monsieur qui dirige tout cela et qui semble prendre soin de ne pas pouvoir être retrouvé. On bascule alors dans une véritable traque, qui a tout de la chasse à l’homme. Le documentaire se termine ainsi sur le journaliste qui arrive à confronter et filmer cet homme, puis sur le témoignage téléphonique de sa belle-mère, le tout avant de conclure avec les fameux panneaux qui servent à résumer la situation actuelle.

L’usage de tels panneaux est révélateur. Si j’ai tenu à résumer précisément le documentaire, c’est pour montrer au maximum la plongée surréaliste que l’on vit pendant 1h30. On entre d’abord dans l’absurde pour basculer dans le fantastique voire le fictif complet. Il serait facile soit d’affirmer que ce documentaire interroge notre rapport à la réalité soit de crier à la mystification. Tickled n’est pas intéressant par son sujet ou son action mais par sa manière de traiter ce sujet ou cette action. Le film semble reprendre les codes du documentaire d’investigation, tout en jouant avec le hasard pour faire croire que l’investigation est involontaire. On passe ainsi très rapidement d’un documentaire de découverte à un documentaire de révélations puis un documentaire d’investigation, qui devient finalement un documentaire-chasse à l’homme. Le tout est paradoxalement extrêmement structuré. Le fait de pouvoir résumer le documentaire suppose ainsi que ce dernier raconte une histoire, histoire qui repose avant tout sur une logique de rebondissement. La première rupture générique est là. Si le documentaire raconte une histoire, c’est souvent une histoire passée, qui n’est pas présentée comme une fiction. L’objet cinématographique porte un regard synthétique. À l’inverse, Tickled prend tous les codes d’un film dramatique classique. On suit le récit au présent, le tout accompagné par une voix-off qui porte la charge narrative. Le détournement du genre documentaire apparaît structurellement par le détournement de l’interview, qui est utilisée avant tout comme le moyen d’un rebondissement. C’est ainsi lors des interviews que, par recroisement des informations, on arrive à identifier qui est à la tête de ce réseau étrange et surtout que c’est un homme et non une femme.

L’interview porteuse d’informations et de révélations ne fait que renforcer le mystère. Surtout, en enfermant le film dans un rapport au présent immédiat, la réception se voit aliénée par la structure narrative. Il ne s’agit plus de voir un documentaire. Non seulement les révélations sur ce réseau ne m’intéressent plus tellement mais ce que je veux, c’est la suite du film, par-dessus tout, la révélation du grand méchant, qui doit être filmé et donc capturé par la caméra. Finalement, Tickled réussit à cumuler le genre du documentaire et le genre du film dramatique, en naviguant toujours sur une ligne très fine qui maintient le doute. Ainsi, le surréalisme du récit, qui vaut uniquement parce que tout cela est présenté comme une histoire vraie, est soutenu par une structure très finement définie, avec de très nombreux effets de mise en scène qui rappellent que l’objet que l’on regarde est un objet fabriqué. On trouve ainsi par exemple des plans du journaliste qui tape sur son clavier ou des plans absurdes de son ami « geek » qui l’aide dans son investigation numérique. Ce passage de l’ami geek arrive très tôt dans le film et peut interpeller. On perçoit alors d’une part que le documentaire passe par la reconstitution sans véritablement présenter cela comme une reconstitution.
Le documentaire essaye ainsi d’effacer tout sentiment de passé. D’autre part, l’ami « geek » est désormais un topos du cinéma américain, souvent associé à une facilité scénaristique et à une mise en scène ridicule. Si cette scène peut faire office de clin d’oeil à un tel cliché, elle semble être en inadéquation avec d’autres passages du documentaire, filmés caméra à l’épaule, dans un temps immédiat. Ainsi, au-delà de certains enjeux de mise en scène et de narration, certains plans interrogent véritablement sur le statut du film. Par exemple, alors que l’équipe du documentaire a essayé de pénétrer dans les studios de l’entreprise antagoniste, un plan nous montre leur retour en voiture, bredouille. Ce plan est assez long et filme simplement l’autoroute, quand finalement la voiture passe à côté d’un accident, sur lequel la caméra s’attarde, afin d’augmenter la tonalité dramatique du film. On retrouve ce même effet plus tard avec un plan sur un oiseau de proie s’envolant un lapin pris dans ses serres alors qu’une interlocutrice dit à l’équipe du film au téléphone, sur fond de musique dramatique, de ne surtout pas s’approcher de l’homme qu’il recherche.



Le statut de tels plans est assez étonnant puisqu’ils révèlent, chacun à leur manière, une intention de réalisation, laissant ainsi supposer une écriture qui vient diriger le documentaire. Qu’un documentaire soit écrit n’est pas un problème, c’est plutôt normal. Qu’un documentaire qui se veut réaliste et spontané soit truffé de plans de coupe métaphoriques et structuré autour d’une narration sensationnaliste ouvre beaucoup de questions. La réception se voit ainsi malmenée : entre plans métaphoriques, plans de coupe, plans de reconstitution mis en scène, et plans à « effet de réel », on garde toujours en tête un certain doute sur la véracité du film. Pour soutenir une tonalité réaliste, le documentaire montre ainsi parfois la préparation technique des interviews (disposition des caméras et de l’éclairage, préparation du son). S’il y a cette impression d’immédiateté, il y a surtout un effet « coulisse » qui renforce la représentation du journaliste qui fait son documentaire. Pourtant, toujours dans une logique réaliste qui soutient l’immédiateté, on peut trouver des plans qui ne sont plus du tout documentaire.
Ainsi, la fin du documentaire devient une véritable filature et on a plutôt à faire à un film d’espionnage. La fin du documentaire exploite parfaitement tout ce qui a été fait dans le film. Narrativement, on approche du climax et de la résolution, la tension est grande. Cette tension est renforcée par le dispositif de la filature. Les journalistes doivent être malins et faire preuve de discrétion. Après la filature, caméra à l’épaule, l’équipe de journalistes arrive enfin à filmer ce mystérieux homme. À ce moment précis, le film confond à la fois le genre documentaire réaliste, avec l’idée que cet homme désormais filmé appartient à la réalité, et le genre fictif de l’espionnage et du thriller, avec l’idée de révélation et de mystère enfin résolu. D’ailleurs, étrangement, le film ne se termine pas là-dessus. Les journalistes sont dans la voiture et appellent la belle-mère de cet homme. L’appel est filmé, ce qui interpelle puisque les journalistes fonctionnaient toujours autour de l’interview en face à face. Il y a ainsi un véritable décalage avec la logique du film dans cette scène. Ce décalage interpelle, d’autant plus que la scène est porteuse de révélations, laissant presque croire que le film va continuer.

La grande réussite de Tickled n’est pas son enquête, ses révélations ni sa possible mystification. Ce qui rend ce film particulièrement savoureux, c’est son ambiguïté. Écrit et réalisé comme un très bon thriller, le film nous emporte avec lui dans son voyage au monde de la chatouille tout en renforçant minute après minute le doute que l’on ressent face à autant d’absurdité. Tickled réussit l’exploit de s’emparer de l’absurdité de la réalité pour mettre à l’épreuve le format du documentaire. Si l’on peut toujours douter de la véracité de ce documentaire, mieux vaut savourer cette expérience qui trouble avec une certaine intelligence les frontières entre réalité et fiction. Tickled joue parfaitement avec le principe d’honnêteté que l’on associe, trop facilement, au genre du documentaire. Ce jeu est à retrouver dans la mode des « documenteurs » , des documentaires volontairement faux. Or, toute l’équipe de Tickled insiste sur la véracité de leur travail. On peut d’ailleurs trouver ici la suite de ce documentaire qui traite de la diffusion du film en festival et qui semble chercher à renforcer le côté réaliste et véridique du film. De nouveau, on retrouve une mise en scène dramatique et sensationnaliste, qui atteint son paroxysme avec l’intervention filmée et supposément inattendue du monsieur mis à jour dans le documentaire. Celui-ci se manifeste lors d’une séance de questions-réponses avec un des journalistes, ce qui donne de nouveau une scène surréaliste, qui reste cependant toujours parfaitement cadrée. En plus de cela, pour se défendre, ce monsieur a développé différents arguments qui démontrent que certaines affirmations du documentaires sont fausses. Finalement, cette suite brouille encore plus les pistes. Ainsi, avec une histoire de chatouille, de mafia, de harcèlement et de mystère, Tickled renouvelle cette grande question : faut-il faire confiance au cinéma ?

Crédits : HBO
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