Nina Wu : « N’exprimez rien, répétez simplement la posture »

Critique de Nina Wu (Cannes 2019, Un Certain Regard), de Midi Z

N’en déplaise au cycle calendaire chinois, 2017 fut bien plus l’année du porc que celle du coq aux yeux du monde. Cette année-là, le harcèlement et les agressions sexuelles ont connu une visibilité sans précédent. Une surcharge de non-dits et de silences scellés sous la menace ou le chantage a causé un véritable séisme médiatique dont l’un des épicentres est l’industrie cinématographique. Des actrices victimes de ces agissements ont tenté de faire tomber la tête de leurs bourreaux pendant que les femmes de toute la planète luttaient contre cette domination pernicieuse. Cette prise de conscience s’est avérée providentielle, et on ne saurait nier sa nécessité et sa légitimité. Toutefois, ce combat a parfois pris des formes maladroites, le prometteur Nina Wu, dernier film du taïwanais Midi Z, est un exemple parmi d’autres. N’ayez crainte, comme le disait Fiodor Dostoïevski, une cause juste ne peut être anéantie par quelques erreurs, Angèle est pardonnée.

Le film retrace le parcours de la jeune comédienne Nina, qui enchaîne des courts-métrages et des publicités tout en arrondissant ses fins de mois dans un live-stream. Un jour, un coup de téléphone va radicalement changer le cours de sa vie : on lui propose le rôle principal d’un film d’espionnage situé dans les années ’60-70. Toutefois, cette proposition attrayante rebute la jeune femme : pour l’une des séquences phares de cette fiction, elle devra tourner entièrement nue, enserrée par deux hommes. L’intrigue de Nina Wu est très clairement scindée en deux parties : la première est consacrée au tournage du film d’espionnage, qui sera un franc succès et un tremplin inespéré pour la carrière de l’actrice. Suite à ce triomphe, la seconde partie suit sa vie de star mais dévoile ses fêlures et ses souffrances : le casting initial de ce premier long-métrage, avilissant et inavouable, a grandement atteint la comédienne.

Il faut saluer la virtuosité de cette première partie, consacrée au tournage du film. Cette dimension réflexive est le prétexte idéal pour déployer une mise en scène des plus soignées : absolument rien n’est laissé au hasard, le réalisateur forcené de cette fiction « ne veut pas du naturel, mais du cinéma ». Le cadre n’est jamais assez composé, l’image jamais assez léchée. La caméra volatile se mue entre le film d’espionnage et sa fabrication avec une élégance rare et c’est toujours un plaisir jubilatoire de progressivement découvrir les coulisses de la scène que l’on regarde. Une poignée d’instants de pure maîtrise du hors-champ nous font même douter du film que l’on regarde : Nina Wu ou cette fiction ? Le cinéaste fictif poussera l’actrice dans ses derniers retranchements afin de puiser dans ses émotions et élans les plus primitifs. Le supplice de la jeune femme résonne avec bien d’autres tournages tristement célèbres, comme le calvaire de Shelley Duvall dans Shining. Pour nous montrer le traumatisme du tournage de la « séquence-choc » du film, Midi Z fait preuve d’une discrétion bienvenue : le cinéaste ne nous montre pas la prise de ce plan à trois brutal, mais sa répétition, en sous-vêtements. En un plan-séquence fixe, les acteurs doivent machinalement jouer les positions successives. Le réalisateur leur dit à chaque changement « N’exprimez rien, répétez simplement la posture ». Au gré des positions, l’un des deux hommes fait mine d’étrangler Nina ou l’empoigne par les cheveux. En moins d’une minute, cette scène suggère la terrible l’humiliation à venir.

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Malheureusement, la seconde partie est beaucoup plus hasardeuse. Non sans humour, il est dit que le film a été sélectionné pour un grand festival. Alors que Nina a enfin la reconnaissance dont elle rêvait, tout resurgit et la ronge de l’intérieur, sa vie de star l’éloigne de sa famille et de son premier amour. Lors d’une scène qui ne brille pas par sa subtilité, une horde de journalistes lui posent des questions d’un raffinement sans égal: « Avouez-le, vous avez pris du plaisir pendant le tournage ? ».

Dans des séquences relevant du flash-back, du cauchemar ou de l’hallucination, une femme au sourire démoniaque, dont on ne pourra attester l’existence, vient hanter la vedette, comme une métaphore de l’horrible casting qui a précédé le tournage. Avant de la sélectionner, on apprend que le personnage du producteur a joué avec les espoirs de Nina, jusqu’à obtenir d’elle tout ce qu’il voulait. Ce viol est d’abord représenté comme une sorte de cauchemar, avant d’être montré une seconde fois, plus sèchement. Très rapidement, le producteur impose sa domination: les deux séquences se focalisent sur la jeune femme,  contrainte d’imiter un chien et d’obéir à ses ordres en rampant. Une question se pose, sur la façon de mettre en images le viol. Est-ce que des interprètes et la mise en scène, aussi viscérale soit-elle, peuvent retranscrire son horreur ? Une chose est sûre, le recours à la métaphore et au registre du rêve œuvre contre sa représentation (sur la porte de la chambre d’hôtel est inscrit le numéro 1408, référence appuyée à la nouvelle horrifique de Stephen King). Le symbole inscrit cet acte dans un répertoire culturel, il le référence et en amenuise la barbarie. Sans avoir la puissance suggestive de la redoutable scène de la première partie, cette séquence rejouée constitue une double exhibition gratuite de l’humiliation de l’actrice, souillée et avilie. On ne peut pas imaginer les cauchemars qui hantent une victime d’une telle sauvagerie. Mais en l’occurrence, le jeu sur la psychologie fragile du personnage (est-ce réellement arrivé ? est-ce simplement un cauchemar ?) introduit un onirisme malvenu qui  néglige des questions plus fondamentales, sur les privilèges de ces hommes et le machiavélisme de ce système. En mettant en doute son vécu, le film discrédite sa colère. C’est peut-être l’écueil de la fiction, qui, dans sa recherche du drame et de l’esthétisme, atrophie l’abjection de ces agissements.

L’actrice qui incarne Nina, Wu Ke-xi, est aussi la scénariste du film. Lors d’un entretien, elle a confié que l’écriture du film avait été inspirée par son imaginaire, et son vécu… Pour toutes ces raisons, il est impossible de critiquer l’intention de ce film, qui a la vertu de souligner le péril d’une actrice, néanmoins on peut mettre en question sa façon de le représenter.

 

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