La fin d’un mois de novembre 2018 peu réjouissant fut pour ma part éclairée par deux micro-évènements culturels lyonnais : la venue au Transbordeur deux ans après leur dernier passage des bordelais indéfinissables d’Odezenne le 22, et celle très attendue des britanniques survoltés d’IDLES dans une Épicerie Moderne remplie le 23. Le quatrième album d’Odezenne, Au Baccara est sorti en octobre, sans connaître le succès de leur précédent opus Dolziger Str. 2 (2015), même si l’on connaît la dévotion de leur public. IDLES étaient au contraire difficiles à éviter lorsque leur second disque Joy as an Act of Resistance a pointé le bout de son nez fin août, tant l’accueil fut unanime. Les deux groupes ont en commun d’aller à l’encontre des esthétiques dominantes des scènes respectives sur lesquelles ils évoluent, à savoir si l’on est un poil caricatural, le rap pour Odezenne et le rock pour IDLES. Ils se sont bâtis un style reconnaissable, tout autant idéaliste que lucide, les premiers en une bonne décennie de travail acharné et les seconds en quelques années seulement. J’ai choisi de réunir ces deux groupes dans cet article parce qu’au-delà de leurs divergences évidentes, ils parviennent tous deux à mêler l’intime et le politique, la simplicité et la profondeur émotionnelle au sein d’une musique savamment agencée derrière la spontanéité apparente. Et d’ailleurs, ces musiques très différentes ont provoqué dans la foule des réactions similaires, et je peux vraiment dire avoir vécu des moments de communion collective, ce qui dans cette époque troublée n’est pas si fréquent. Cela étant dit, commençons par le commencement.
J’ai découvert Odezenne à l’époque de la sortie de Rien (2014), un EP de cinq titres qui voyait le trio responsable des ambitieux sans. chantilly (2008) et OVNI [Orchestre virtuose national incompétent] (2012) sortir du domaine de son rap déjà éclectique, et aller chercher du côté de la chanson à tendance électronique. Le groupe était déjà capable de petits miracles – je ne me suis jamais remis du franglais délicieux de “Chewing gum” ou de l’écriture au vitriol de “Dedans” –, mais il commençait réellement à habiter un espace singulier loin de toute concurrence dans cet EP, malgré un “Je veux te baiser” qui a toujours sonné à mes oreilles comme un sous-“My Lady Héroïne” prenant de front le sexe pour sujet. Et puis vint en 2015 Dolziger Str. 2, un troisième album absolument prodigieux, où le trio emmenait les trouvailles atmosphériques de Rien vers un nouveau niveau de plénitude, tout en multipliant les registres et les émotions. Je citerai pêle-mêle l’évidence mélodique d’un “Bouche à lèvres”, les ambiances sombres et chargées de “Vilaine” et “Satana”, le lyrisme irrésistible de “Souffle le vent” et bien sûr l’hypnotique et ambiguë ode à l’existence qu’est “On nait on vit on meurt”.
Au Baccara, je l’attendais beaucoup mais forcément avec l’appréhension qui fait suite à une réussite majeure. Le premier extrait, “Nucléaire”, sonnait un peu trop comme une version édulcorée de “Matin”, merveilleux titre hors-album qu’Odezenne avait d’ailleurs joué pour la première fois sur scène lors du fameux concert au Transbordeur de novembre 2016. Certes, le texte où seul le dernier mot de chaque phrase change entre les deux couplets est intelligent et fin, mais je n’en attends pas moins des plumes d’Alix Caillet et Jacques Cormary. Ce n’était simplement pas un morceau auquel j’ai pu m’accrocher directement, contrairement à un “Souffle le vent” par exemple. Cet avant-goût ne s’est heureusement pas révélé prophétique, puisqu’Au Baccara est finalement un successeur aussi logique qu’inattendu à Dolziger Str. 2, au point où je ne saurais dire quel album je préfère. Le groupe est encore moins définissable qu’auparavant, même s’il se laisse tenter par des sonorités plus conventionnelles, comme avec la trap désincarnée et subversive de “Bonnie”, ou l’utilisation de l’autotune sur “James Blunt”, toujours maniées à bon escient.
Le trio semble globalement plus apaisé, passant une bonne moitié de l’album à illustrer une urgence de vivre certaine par des envolées de synthétiseurs et de boîtes à rythme merveilleusement arrangées qui rendent toute sa modernité à une certaine new wave française des années 80. Bien sûr, une mélancolie souvent terrassante reste présente : “Nucléaire”, “Lost” ou “James Blunt” en attestent, évoluant lentement comme pour progressivement révéler la nécessité de l’amour face aux angoisses permanentes de nos vies. Le morceau-titre offre pourtant à cette nouvelle obsession pour l’amour une résonance très enthousiaste et même festive – à la manière d’un titre d’Odezenne, entendons-nous bien. Impression sans doute décuplée par les arpèges de guitare quasi-élégiaques de Mattia Lucchini, le multi-instrumentiste surdoué du groupe, et les ajouts vocaux des amis bordelais présents au moment de l’enregistrement. Le texte fait par ailleurs un usage audacieux de la répétition et des homonymies pour un résultat admirable.
Parfois plus politique – dans “Bonnie”, mais aussi dans “BNP”, où le groupe collabore avec une jeune femme béninoise pour traiter d’inégalités sociales toujours plus prégnantes –, parfois presque potache – la techno déglinguée de “Bébé”, le ludisme décomplexé de “Pastel”, l’incitation au bon joint sur “En L” –, le propos est protéiforme, dense, profond, avec ce sens poétique au fond aussi trivial que cryptique qui caractérise le groupe. L’album se clôt sur “Jacques a dit” et “Tony”, qui sans être forcément les titres les plus mémorables, parviennent à résumer l’éclectisme et la cohérence de l’album sans peine.
J’attendais impatiemment d’entendre ces nouveaux morceaux en concert, mais je ne pensais pas qu’on aurait droit à un concert où Au Baccara et Dolziger Str. 2 se mêleraient aussi bien : le groupe a joué tous les morceaux des deux albums, la plupart repris en chœur par un public déchaîné durant près de deux heures. Certes, la chaleur et l’énergie pouvaient devenir étouffantes, mais un mixage sonore quasi-parfait et une générosité à toute épreuve ont vite fait oublier les souvenirs mitigés du concert de 2016, entaché par des problèmes de son persistants. Joués avec clarté et assurance, les morceaux d’Au Baccara ont pu prendre des dimensions insoupçonnées sur scène, aidés par des jeux de lumière bien sentis ou des extensions instrumentales divines, comme sur “Bébé” ou “Bonnie” par exemple. Évidemment, les quelques « classiques » de Dolziger – “Bouche à lèvres” et “Souffle le vent” en tête – et l’inévitable “Je veux te baiser” ont été accueilli avec encore plus de ferveur, mais on a vraiment atteint les sommets lorsque le groupe a enchaîné “On nait on vit on meurt” et “Jacques a dit”. Le premier rappel fut relativement bref, le temps d’entendre “Tony”, puis un inédit surprenant, avant que le groupe ne se lance dans “Bûche”, leur fameux morceau de Noël. Le trio – et son batteur de tournée – revint pour entonner un autre inédit avant un final sublime sur “Matin”, peut-être le chef-d’œuvre du groupe à ce jour pour moi.
Après une telle décharge d’énergie et de bonheur, je ne m’attendais pas à encore plus profiter du concert d’IDLES le lendemain. Là où j’ai développé une affection durable pour la musique d’Odezenne, les deux albums d’IDLES me convainquent plus difficilement. J’ai découvert le groupe comme beaucoup l’an passé avec Brutalism, premier jet en forme de brûlot caustique à mi-chemin entre la noirceur du post-punk et l’agressivité du punk hardcore. Précis dans leur attaque, faisant pourtant exclusivement usage de la formation traditionnelle guitares/basse/batterie, Joe Talbot et sa troupe se révélaient également des conteurs sans concessions des névroses socio-économiques du Royaume-Uni actuel. La panne de l’ascenseur social (“Heel / Heal”), les inégalités de classe et de genre (“Mother”), les ravages de la dépression (“1049 Gotho”), de l’ennui (“Exeter”) ou de la religion (“Faith in the City”) sont autant de thématiques traitées de manière compacte et nuancée par Talbot, qui s’annonçait déjà comme un parolier à suivre. Le disque était plus inégal dans sa construction musicale qui parfois se révélait plus redondante que réellement entraînante. Faire suivre cet essai remarqué avec un deuxième album seulement quinze mois plus tard était un pari risqué, mais qui semblait gagné d’avance à l’écoute du crescendo massif de “Colossus”, le premier extrait.
Tout le monde a déjà dit le grand bien qu’il pensait de Joy as an Act of Resistance, et je ne peux pas vraiment aller dans le sens inverse. Les messages de tolérance et de croyance dans le pouvoir du collectif et de la joie dans les moments difficiles sont évidemment salutaires et sont diffusés ici sans jamais être putassiers. L’énergie est toujours là et se retrouve doublé d’un sens mélodique accru, plus accueillant que les rythmiques irrespirables de Brutalism, autant dans les guitares que dans la voix. Néanmoins, à l’exception de quelques morceaux vraiment formidables – l’imparable “Danny Nedelko” qui dévoile les hypocrisies du royaume en termes d’immigration tout en étant une ode sincère au courage des migrants, le déchirant “June” qui voit Talbot pleurer la perte de sa fille mort-née ou encore “Samaritans”, dénonciation brutale de la masculinité toxique –, le disque me paraît moins consistant que son prédécesseur. Je trouve même que le groupe tourne sévèrement en rond dans la dernière partie de l’album, sans doute le signe qu’il est parti un peu vite en besogne.
Je me doutais cependant que le groupe balaierait mes réserves sur scène : leur réputation est d’emblée alléchante, et j’avais pu les voir un moment aux Eurockéennes en 2017, même si l’ambiance était absolument inexistante – en même temps, on ne pouvait pas s’attendre à des miracles en programmant un groupe de punk aussi radical à 19h sur la grande scène. Toujours est-il que je ne m’attendais pas à cette déferlante de joie, justement. Le groupe a joué l’intégralité de Joy as an Act of Resistance, à l’exception de “June” pour des raisons évidentes, ainsi qu’une bonne partie de Brutalism. Le public, plus varié et moins juvénile que celui d’Odezenne, enchaînait les bousculades dès la deuxième partie de “Colossus” qui a ouvert le concert. La folie était telle que Talbot a demandé explicitement à la foule de respecter les personnes ne souhaitant pas se défouler de cette manière-là. Plusieurs moments de grâce m’ont particulièrement marqué : le refrain de “Danny Nedelko” hurlé dans un grand élan par une bonne partie de la salle, avant que le guitariste Mark Bowen ne descende dans la salle pour épeler comme à son habitude « Danny Nedelko Community So Fuck You » ; deux hommes montant sur scène pour s’embrasser à pleine bouche sur “Samaritans” au moment où Talbot crie le fameux « I kissed a boy and I liked it » qui précède un assaut de guitares dément ; cet instant chaotique quand le groupe a fait monter une cinquantaine de spectatrices sur scène pour le crescendo inoubliable d’“Exeter”…
Les musiciens d’IDLES sont absolument prodigieux sur scène, et même si c’est évidemment un poncif de dire cela, leur art y prend tout son sens. Dans leur manière de mêler l’intime au politique, ils rejoignent véritablement Odezenne, et ils provoquent, comme ces derniers, ces moments de communion collective tellement rares et précieux qui font espérer encore que la vie peut être belle durablement. Odezenne l’expriment à leur manière dans ce refrain à la simplicité illusoire de “Matin” :
Dans les yeux
Dans les deux
Y’a la vie mon ami faute de mieux
On verra bien
Jusqu’à quand
On verra bien
Jusqu’à quand
IDLES, eux, ont juste besoin du cri de ralliement « Unity ! » qui parcoure “Danny Nedelko” et clôt également “Rottweiler”, le final de Joy as an Act of Resistance, et par extension, de leurs concerts actuels, ce qui n’est pas plus mal. Un élan de positivité, un espoir de cohésion, c’est tout ce qu’on peut espérer, non ?
Un exemple des prouesses d’IDLES sur scène : https://www.youtube.com/watch?v=j-LyPtq5xuQ
Une chouette interview d’Odezenne pour le webzine musical Goûte mes disques : http://www.goutemesdisques.com/interviews/it/odezenne/
Credits illustrations :
Pochette de Joy as an Act of Resistance. d’IDLES : Partisan Records LLC / Knitting Factory Records Inc. / IDLES
Pochette d’Au Baccara d’Odezenne : Edouard Nardon / Universeul
Un commentaire Ajouter un commentaire