Les Versets de l’oubli : fable mortuaire

 

« Quelque part en Amérique latine. Le vieux gardien de la morgue se souvient de chaque détail de sa vie sauf des noms, y compris du sien. À la suite d’une manifestation qui a tourné au massacre, des miliciens investissent la morgue pour se débarrasser des civils qu’ils ont abattus. Après leur départ, le vieil homme découvre le corps oublié d’une jeune femme… »

 

Les Versets de l’oubli (Los Versos Del Olvido) du réalisateur iranien Alireza Khatami fait sa sortie en salle aujourd’hui pour ajouter un peu de poésie noire à notre été. Création née de l’initiative d’un iranien et d’une coproduction franco-chilienne, ce film hybride nous emmène dans un pays mystérieux d’Amérique Latine, dans les pas d’un vieil homme gardien de cimetière, et d’une mémoire universelle contre laquelle le pouvoir en place souhaite bien lutter. Un dimanche alors que ce gardien fait du zèle en prenant soin de sa morgue, il est agressé par des miliciens venus déposer des corps de civils abattus lors de la répression d’une manifestation. Face à cette violence étatique, le vieil homme, interprété par Juan Margallo dans son premier rôle principal à 78 ans après une cinquantaine d’années de carrière, décide de lutter et de mettre à profit ses dernières énergies. Sa mémoire infinie, sauf des noms y compris du sien, lui permet ainsi de lutter contre le récit national ou la réécriture de l’Histoire qui caractérise les totalitarismes anciens ou contemporains… Le lien entre l’acteur et son rôle est ici saisissant. Le vieil homme ne se souvient pas des noms alors qu’il travaille dans un mémorial, ce qui plutôt paradoxal. En effet, un mémorial n’est-ce pas cette mémoire qui fait traverser les noms dans le temps ? Cet oubli des noms, s’il est une référence aux exactions du régime, lie aussi l’acteur à son histoire personnelle : un vieil acteur qui se fait enfin un nom. Cet acteur se fait également le tombeau des personnages morts qu’il joue, du théâtre de fantômes qu’est le cinéma.

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« Ce n’est qu’après avoir « digéré » ces événements dans une langue et un contexte géographique différents, que j’ai pu en parler et comprendre que l’amnésie historique ouvre la porte à la répétition de la violence. Les Versets de l’Oubli répond à la demande éthique de se souvenir du passé et de résister à la violence politique de la mémoire, c’est un hommage poétique à ceux qui se battent pour rendre justice aux inconnus. »

Alireza Khatami.

La qualité de cinéaste exilé qui caractérise le réalisateur lui insuffle cette façon de chercher l’universel de la condition humaine en condition d’oppression politique au-delà de la barrières des langues et des religions. En effet, un verset c’est aussi bien un vers de poésie, qu’un vers tiré de texte religieux qu’il soit coranique ou biblique ! Né en Iran en 1980, Alireza nous présente cette année son premier long-métrage. Après plusieurs conflits avec les autorités iraniennes pour ses activités militantes en faveur des droits de l’homme, il part en Malaisie en 2004 pour finir ses études. Il part ensuite au États-Unis, puis enseigne au Liban.

Si le film fait partie des films d’auteurs qui n’attireront pas autant de spectateurs cet été que Les Indestructibles 2, j’ai beaucoup apprécié ce film pour ses trois qualités principales : son travail pictural, sa poésie politique, sa réflexion sur le temps et la mémoire.

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  • Un film peinture, une éthique de la représentation

Le premier aspect qui m’a frappée et m’a réjouie est la qualité de la direction de la photographie du film, qui donne à l’univers qui nous est montré une qualité organique. Le monde du vieil homme entre bureaux d’administrations corrompus, son cher cimetière et sa bibliothèque labyrinthe est coloré d’une teinte verte sur un virage partiel. Cette teinte verte vient noircir l’ambiance du film qui aurait paru joyeux sans cela, et traite, certes de façon discrète et poétique, des sujets graves que sont la violence et la corruption étatique. Le cache arrondi sur les bords du cadre ajoute à cet effet pellicule qui magnifie les paysages chiliens captés par le directeur de la photo, Antoine Héberlé (AFC). Ce dernier était également au générique d’un autre premier film, Mon Tissu Préféré, sorti le 18 Juillet 2018, réalisé par Gaya Jiji, actrice et réalisatrice syrienne, sur le contexte de la révolution de 2011.

 

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Les caches arrondis dans les angles du cadre donnent également au film une impression de diapositives argentiques qui relie esthétiquement et philosophiquement le film à la question des archives. Le film se propose en effet comme une archive poétique et politique du temps, qui témoigne, avec la contrainte esthétique des versets, des efforts de ce vieil employé de cimetière pour maintenir la vérité contre la corruption étatique. La forme du verset, courte histoire religieuse ou court poème narratif, infuse donc la forme des images qui présentent des tableaux fixes avec une direction de la photographie élégante et une mise en scène graphique.

Cette mise en scène est également l’outil d’une éthique de la représentation. La violence dans le film est ainsi montrée, mais de façon latente. Le passage de l’agression du vieil homme par la milice armée n’est évoquée que de façon sonore et le visage de la jeune femme morte et tâchée de goudron ne reste qu’un fantôme visuel. Les agressions physiques sont relayées dans un hors champ, mais au sein du cadre par un jeu de caches floutés. Si ces présences sont fantomatiques, elles sont bien là et hantent la colorimétrie ainsi que le ton général du film. La seule image frontalement violente qui nous est présentée est celle de cette jeune femme assassinée par le régime, qui vient, par contraste, heurter le spectateur et témoigne par le pathos de l’horreur de la situation.

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Le réalisateur du film évoque d’ailleurs des souvenirs traumatisants de disparition de corps :

« Quelques événements m’ont profondément touché et m’ont conduit à écrire les Versets de l’Oubli. Celui que je veux partager avec vous concerne mon enfance. J’ai grandi pendant la guerre Iran-Irak qui a fait des centaines de milliers de morts des deux côtés. Beaucoup de soldats ont disparu lors des innombrables batailles. Le gouvernement les a surnommés les « sans traces » [Mafhood’al Asar]. Le fils de notre voisin était l’un d’entre eux. Pendant 15 ans, ses parents ont espéré qu’il soit encore en vie. Un jour, l’armée a retrouvé une de ses bottes. C’est tout ce qu’ils ont retrouvé de leur fils. Je n’oublierai jamais le jour où j’ai assisté à l’enterrement. Tout le monde savait qu’il n’y avait qu’une botte dans le cercueil. »

Montrer la violence ainsi n’est pas sans rapport avec le cinéma iranien en général, en partie depuis la Nouvelle Vague iranienne. Ce cinéma noue en effet souvent des liens étroits entre poésie et cinéma, semant ses poèmes visuels. Cette façon de réfléchir poétiquement sur le regard n’est en effet pas étranger au travail que fait la cinéaste et poétesse Forough Farrokhzad, notamment avec le court-métrage La Maison est noire (1963). Unique documentaire de la cinéaste, ce film témoigne de la léproserie de Tabriz en Azerbaïdjan. « Alain Bergala a dit de ce film, enterré pour un temps avant de réapparaître, qu’il était « à un documentaire ordinaire sur une léproserie ce qu’une eau-forte de Goya est à un croquis réaliste »« 2. De cette façon, Farrokhzad construit son éthique du regard en choisissant de regarder frontalement mais esthétiquement les lépreux. Elle dit ainsi en début de son documentaire à travers la voix de son producteur sur un fond noir, que cela est peut-être désagréable de regarder ces lépreux, mais que ce regard fonde l’humanité. Ce postulat est discutable (voir la polémique autour d’Eau Argentée, Syrie autoportrait (2014) de Oussama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan) mais fonctionne bien pour ce film.

 

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Montrer la violence des corps disparus s’inscrit également dans la filiation du cinéma chilien, marqué par la dictature de Pinochet (1973-1990) et les disparitions des corps des opposants politique. Ainsi, ce film n’est pas sans évoquer le documentaire El Patio (2016) de la cinéaste française née d’un père chilien réfugié politique, Elvira Diaz qui suit le quotidien des fossoyeurs du Cimetière Général de Santiago du Chile, le même lieu de tournage que le film de Khatami et travaille autour de la question de la mémoire de ces derniers qui, par leur travail, sont en prise directe avec l’Histoire.

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  • Une réflexion sur le temps et la mémoire à travers la figure

On le voit assez vite, ce film est un pavé dans la marre de l’oubli et lutte, de façon performative et poétique contre cette guerre idéologique contre la mémoire. A la manière d’un Abderrahmane Sissako et son Timbuktu (2014), Khatami nous propose une fable poétique qui ne passe cependant pas sous silence la violence de son objet.

Juan Gargallo qui interprète ce vieux monsieur des cimetières avec une présence extrêmement touchante effectue un travail politique de mémoire en défilant dans les bureaux de l’administration monolithiques et cyniques. Le gardien des registres mortuaires est ainsi à sa manière un maître du temps comme le symbolisent toutes ces horloges dans son bureau et son extrême lenteur, la vendeuse de concession mortuaire manipulatrice évoque plutôt une conseillère de Pôle Emploi ou une agente immobilière avide du business mortuaire. Comme elle le dit : « l’éternité a beaucoup raccourci », « un enterrement décent, c’est cher » et c’est ce respect de la dignité humaine que cherche à rétablir ce monsieur.

Il m’a semblé voir un lien entre Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr (2000) et ce film à travers la figure de la baleine et sa symbolique mémorielle. En effet dans les Harmonies, la figure de la baleine apparaît comme une sorte de Léviathan à son héros, la force de l’Etat contre le Chaos. (Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil (1651)) Dans le film de Béla Tarr, la baleine symbolise le Léviathan (l’Etat) est mort, et que cette mort, qui est donnée à voir en spectacle, n’est pas comprise ni intégrées par ses témoins humains. Le cinéaste constate ainsi l’échec de la révolution et d’une politique qui voudrait transcender l’Etat. Le film aux accents chrétiens et anti-révolutionnaires (voir la figure christique du vieil homme dans l’hôpital) me semble infuser la figure de la baleine chez Khatami. Son interprétation reste délicate car elle me semble à la fois le symbole d’une mémoire à maintenir à travers un relai poétique, mais aussi, le symbole de l’Etat/du Mal (comme la baleine de Moby Dick), comme en témoigne la boucle d’oreille en forme de baleine de la jeune femme assassinée par le régime :

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  • Au pays du réalisme magique et politique

Cela me mène au fondement esthétique que je préfère dans ce film et qui est une esthétique que je défends dans mes travaux universitaires : une esthétique du réenchantement poétique du monde. Je partage d’ailleurs cet intérêt intellectuel et artistique avec mon collègue et ami Hugo Chazal, également membre de la rédaction de Good Time. Ce film, quelle que soit la place que la postérité lui accordera dans l’histoire du cinéma, représente pour moi un essai élégant de cinéma poétique et politique comme le défend Jacques Rancière dans ses écrits, notamment Le Spectateur émancipé ou Le Partage du sensible. Dans ses écrits, ce dernier défend en effet l’idée d’une fable politique ainsi que l’intelligence du spectateur, dans une conception idéaliste et performative du cinéma, à l’opposé du cynisme économique contemporain : « Il y a ainsi selon Rancière une esthétique, au sens étymologique, à la base de la politique, c’est-à-dire des manières de sentir, de voir et de dire en fonction des places et des parts, y compris communes, occupées par les sujets. Il s’agit là de formes a priori au sens kantien qui déterminent ce qui se donne à ressentir. »1

A travers un mélange de registres (comique, tragique, pathétique), de genres (comédie, drame, documentaire, fiction), d’origines (Chili, Iran, France, Asie), le film s’inscrit dans la filiation d’un réalisme poétique que l’on retrouve d’ailleurs beaucoup dans la littérature latine. A la manière des Cien años de soledad (1967) de Gabriel García Márquez, qui dépeignait la destinée de la famille Buendía sur sept générations et du village imaginaire de Macondo dans laquelle elle réside, ce film dépeint le travail de mémoire solitaire de ce vieil homme.

Cette figure du vieil homme m’apparaît comme une puissance figurale de l’image (Brenez; VancheriCheval) qui condense des forces signifiantes : le vieillard comme monolithe de la mémoire dans un temps qui court… à sa perte. Cette figure n’est pas sans évoquer le vieil homme et sa bibliothèque dans La Sombra del viento de Carlos Ruiz Zafón et son Cimetière des Livres Oubliés. Le vieil homme des Versets, s’il est inspiré de l’Antigone de Sophocle, impose sa résistance par le savoir, comme lorsqu’il perd le politicien dans sa bibliothèque magique…

 

1 : Yves MICHAUD, « RANCIÈRE JACQUES (1940-    ) », Encyclopædia Universalis [en ligne].

2 : leblogdocumentaire

 

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