Je ne savais pas si j’allais écrire cet article. C’est difficile de comprendre et d’expliquer une déception pour un évènement vécu aussi subjectivement qu’un concert. Apporte-t-on un point de vue pertinent ? Nos critiques sont-elles constructives ou simplement le résultat d’attentes trop élevées ? Je me suis beaucoup posé ces questions ces dernières années, en me rendant compte que j’avais souvent du mal à m’enthousiasmer en concert comme c’était le cas auparavant, même lors de performances d’artistes aussi inspirants pour moi que The Cure ou Steven Wilson. Peut-être qu’avec plus d’expérience, on se rend mieux compte lorsque des musiciens traversent leurs concerts en pilotage automatique, ce qui est après tout très compréhensible : difficile de donner son meilleur lorsqu’on effectue peu ou prou le même spectacle chaque soir. J’ai par conséquent fini, au fil des années, par préférer l’intimité des petites salles, plus propices à la spontanéité, aux marées des grands espaces. À Lyon et ses alentours, je peux citer l’Épicerie Moderne et le Marché Gare, deux lieux à la programmation particulièrement éclectique et exigeante, où j’ai pu écouter récemment des artistes aussi sous-estimés que Ghostpoet, Alex Cameron, Algiers ou Get Well Soon. Il y a cependant un endroit qui a pris une place de choix dans mon cœur de spectateur : le fameux théâtre antique de Fourvière, où se déroule annuellement, et sur deux mois, une sorte de festival de luxe, les Nuits de Fourvière. J’y ai vécu des moments inoubliables – la reformation inespérée de Blur en 2009, les performances épiques et aériennes de Bon Iver et Sigur Rós, respectivement en 2012 et 2013, ou encore la présentation par Benjamin Biolay de l’intégralité de son Palermo Hollywood en 2016 – et j’attendais beaucoup d’une édition 2018 qui s’annonçait absolument grandiose. Évidemment, on pourra toujours critiquer une programmation très calibrée, cherchant à plaire à tout le monde, mais surtout à un public aisé, ce qui n’est pas aidé par le prix des billets, qui semble augmenter d’année en année. On pourra regretter l’absence de nouvelles têtes de la scène française réellement audacieuses ou d’artistes hip-hop majeurs, en dehors des vétérans IAM et MC Solaar, plus vraiment au sommet, et des controversés mais extrêmement populaires Bigflo et Oli. Néanmoins, il y avait tout de même de quoi se réjouir et en attendre beaucoup. Quelques jours seulement après le fabuleux concert de LCD Soundsystem, sur lequel le camarade Robin Bertrand est excellemment revenu ici-même, je revenais dans l’enceinte du théâtre antique pour une double affiche très alléchante : Dominique A et Feu! Chatterton.
D’un côté, on avait une figure majeure et ambitieuse de la chanson française de ces trente dernières années, et de l’autre, un groupe s’étant affirmé comme l’une des étoiles montantes les plus prometteuses de cette décennie. J’étais particulièrement extatique à l’idée de découvrir Feu! Chatterton sur scène, eux qui m’avaient accompagné durant une bonne partie de l’année avec leur second album L’oiseleur. Ce disque en forme de mosaïque de souvenirs et d’émotions prenait tout ce qui constituait le sel de la réussite de leur premier long format Ici le jour (a tout enseveli), paru en 2015, et le hissait à un niveau d’aboutissement auquel je ne m’attendais pas. On y retrouvait le lyrisme et la maîtrise du langage d’Arthur Teboul, mais au service de performances beaucoup plus sobres, élégantes et, paradoxalement, plus émouvantes. Le travail des dynamiques et des structures progressives prenait encore plus d’ampleur sur des morceaux qui n’hésitaient plus à dépasser allégrement les 5 minutes réglementaires. Les multiples influences, entre esthétique globalement vintage et arrangements électroniques, se mêlaient plus naturellement. L’oiseleur, même s’il est au fond un monolithe de romantisme et de mélancolie pas vraiment en phase avec la réalité actuelle, avait tout de la réussite majeure. Il reste l’un de mes essentiels du premier semestre 2018, marqué par des diamants aussi purs que l’élégiaque “Sari d’Orcino”, l’étonnant “Zone libre” – adaptation musicale du poème du même nom de Louis Aragon –, ou encore ce magnifique “Souvenir” envoyé en éclaireur.
Dominique A est quant à lui un artiste qui m’inspire depuis des années, et dont je respecte l’intégrité, même si j’avais mis du temps à m’intéresser à son dernier né, Toute latitude, paru en mars dernier, le même jour que L’oiseleur. Il faut dire que cet onzième (!) album avait la difficile tâche de succéder à Éléor, magnifique disque aux arrangements de cordes somptueux paru en 2015, devenu l’un de mes préférés d’une discographie pourtant pléthorique. Lorsque j’ai finalement pris le temps d’écouter Toute latitude, j’avoue qu’il y a eu une légère déception. Même en le réécoutant encore et encore pour cette chronique, le constat reste le même : c’est un album assez anecdotique remis dans le contexte de l’œuvre du musicien. Ce coup-ci, plutôt que d’avoir recours à des arrangements expansifs et orchestraux comme dans Éléor, ou à une formation rock augmentée d’une section de vents comme pour Vers les lueurs, son disque de 2012, Dominique A a choisi de mettre l’accent sur les synthétiseurs et les boîtes à rythme. La voie électronique peut paraître une option terriblement courante pour les musiciens en perte d’inspiration, mais quand on sait combien l’artiste est influencé par la période new wave, on se dit que ça peut être très intéressant. Malheureusement, je trouve qu’il fait trop souvent l’erreur ici de se reposer sur une section rythmique finalement plus statique qu’hypnotique, et que les morceaux sont souvent trop peu développés pour avoir un impact durable. Le format est similaire à celui d’Éléor – 12 morceaux pour une quarantaine de minutes d’écoute – mais là où le précédent disque misait tout sur la mélancolie et la contemplation, ici Dominique A cherche plutôt à mettre l’accent sur des atmosphères sombres et inquiétantes, et sur l’amertume des narrateurs. Les textes se révèlent souvent trop répétitifs, sans non plus être poussifs, même si c’est parfois très réussi – le triptyque final composé de l’étouffant “Corps de ferme à l’abandon”, de l’immédiat “Se décentrer”, et du bouleversant “Le reflet” me vient tout de suite en tête.
Comme je le disais plus haut, j’attendais plus du concert de Feu! Chatterton que de celui de Dominique A, que j’avais déjà pu voir lors de la tournée consacrée à Éléor, et dont je connaissais l’intensité et l’élégance scénique. Finalement, j’ai tout de même préféré la performance de Dominique A à celle de Feu! Chatterton, mais la soirée s’est révélée globalement décevante, comme mon introduction pouvait le laisser penser. Et cette déception, j’en attribue la responsabilité plutôt au choix de programmation des Nuits de Fourvière qu’aux artistes eux-mêmes. Feu! Chatterton sur scène brillent et pèchent quelque part pour les mêmes raisons : ils sont extravertis, pleins d’énergie, bouillonnants même au point d’avoir beaucoup de mal à retranscrire l’atmosphère si particulière de L’oiseleur, et de parfois flirter avec le ridicule. Dominique A et ses musiciens, fidèles à eux-mêmes, misent tout sur la puissance de leur musique, restant d’une sobriété exemplaire. Forcément, lorsque le public a été soumis à un coup de force tel que la performance de Feu! Chatterton, se réadapter à la mesure et à la contemplation proposées par Dominique A était compliqué. Surtout que je soupçonne une partie du public de connaître bien mieux le répertoire des premiers que du second, ce qui n’est pas si étonnant et arrive forcément lorsqu’on mise sur une double affiche comme ici. Je me suis souvenu, peut-être trop tard, du souvenir assez mitigé que je gardais du concert réunissant Philippe Katerine et Dionysos dans le même cadre en 2016. La folie douce de Katerine, même avec la formule piano-voix qu’il utilisait à l’époque, ne s’accordait pas vraiment avec ce qu’était alors devenu Dionysos, à savoir un groupe calme et poli s’adressant à un public familial. Évidemment, lorsqu’on a connu la fougue de Dionysos à l’époque de Monsters in Love (2005), on pourra être surpris de ce constat, mais ce que je veux dire ici, plus globalement, c’est qu’il faut se méfier des fausses bonnes idées de programmation. Certes, en apparence, Dominique A et Feu! Chatterton partagent beaucoup, de leur ouverture à des influences musicales multiples, à leur écriture extrêmement raffinée et poétique, mais en réalité, ils ne proposent vraiment pas une expérience suffisamment similaire en concert pour que les réunir fonctionne naturellement.
Ce que je retiens globalement de l’expérience, c’est l’impression d’assister à des concerts à mi-chemin entre un set habituel, développé, partagé entre nouveaux et anciens morceaux, et une performance de festival, écourtée, laissant un goût de trop peu difficile à dissiper. Cette frustration a d’ailleurs commencé dès la première partie, où le très talentueux Malik Djoudi, venu présenter son album de pop électronique moderne et singulier UN, passé totalement inaperçu en 2017, n’a pu jouer que cinq morceaux. C’est réellement dommage car les versions extrêmement dansantes, amples, et dynamiques que lui et son bassiste et claviériste délivraient étaient franchement convaincantes. La déception que j’ai connue, ensuite, sur le concert de Feu! Chatterton, c’est qu’ils ont choisi ce que j’appellerais la voie de la facilité : alterner un morceau de L’oiseleur avec un morceau d’Ici le jour (a tout enseveli), ne laissant pas vraiment l’ampleur de leur second album s’exprimer sur scène. Cette approche, j’imagine suivie pour contenter tout le monde, a sévèrement déséquilibré leur concert, empêchant des morceaux aussi dramatiques que “Grace” ou “Côte Concorde” d’atteindre tout leur potentiel. Ainsi, les versions explosives de “La mort dans la pinède”, “Boeing” et “La Malinche”, qui s’accordaient très bien à l’ambiance générale, m’ont plus marqué que les performances de “Souvenir” et de “La fenêtre”, morceaux que je préfère pourtant largement à la base. Et manque de temps oblige, nous n’avons pas eu droit à leur habituel rappel “Sari d’Orcino”, pourtant l’un des points culminants de L’oiseleur… J’étais donc assez déçu au sortir de leur performance, mais heureusement tout de même, la soirée s’est achevée sur une note beaucoup plus positive avec celle de Dominique A. Même lorsqu’ils présentent un album que j’apprécie moins et qu’ils disposent d’un temps restreint, ses musiciens et lui sont capables de proposer un spectacle qui se tient largement, quitte à enchaîner les morceaux sans s’arrêter. Évidemment, je noterais les versions très réussies des chansons d’Éléor, telles que “L’océan” et “Au revoir mon amour”, où les musiciens chantaient à l’unisson pour reproduire les parties de cordes si caractéristiques de cet album, mais certains morceaux de Toute latitude, en particulier “Corps de ferme à l’abandon” et “Se décentrer” se sont imposés comme d’excellentes surprises en concert. La fin du concert, consacrée à des piliers de son répertoire, comme “Immortels”, “Le courage des oiseaux” et “Le convoi”, s’est également révélée très satisfaisante.
Je me rends compte, quelque part, que les attentes très fortes que j’avais pour ce concert m’ont préparé à la déception. L’attachement très personnel que j’ai développé pour L’oiseleur, et mon ressenti mitigé à l’écoute de Toute latitude ont probablement également participé à influencer mon point de vue sur ce double concert. Et finalement, je n’en retire pas un si mauvais souvenir que cela : les Nuits ont essayé une association inédite, et se sont heurtées aux différences intrinsèques d’artistes qui n’auraient peut-être pas dû être réunis – je ne vais pas non plus leur reprocher cela pendant des années… J’aurais simplement aimé voir les artistes en question pouvoir donner l’ampleur nécessaire à leur œuvre sur scène, quitte à allonger la soirée et à la faire débuter plus tôt. Vous pouvez être sûrs que je retournerai voir au moins Feu! Chatterton pour ne pas rester sur cette semi-déception, et me faire une nouvelle opinion sur ce qu’il en est vraiment. Rendez-vous au Radiant, où le groupe est attendu fin mars 2019, pour, je l’espère, une meilleure surprise ! Quant à Dominique A, un douzième album intitulé La fragilité et suivant une direction acoustique est attendu à l’automne. Il dissipera, je l’espère, la légère déception laissée par Toute latitude.
Illustrations :
Pochette de L’oiseleur de Feu! Chatterton – Sacha Teboul / Barclay, Universal
Pochette de Toute latitude de Dominique A – Sébastien Laudenbach / Cinq7, Wagram Music