Twin Peaks, the Return (2/2) : Le numérique à l’état solide

1ère partie de l’article : Twin Peaks, the Return (1/2) : Le corps et son image

Quel rôle joue les effets spéciaux dans Twin Peaks dans la représentation du corps en particulier pour ce qui touche la monstration de la violence ? David Lynch semble aller à contre courant de l’esthétique actuelle, s’éloignant de la violence froide et clinique des effets numériques pour redonner toute la corporéité et l’organicité intrinsèque à la violence. Le trait stylistique qui caractérise l’usage des effets spéciaux dans Twin Peaks  : The Return est la primitivité de l’effet. Autrement dit, l’effet rend visible son processus d’élaboration. L’effet se voit, il opère un saut visuel à l’image qui rompt avec toutes les notions de photoréalisme, de photographicité de l’effet spécial très largement suivie par la production actuelle. L’effet numérique garde paradoxalement un côté bricolage, une consistance curieuse. D’autant plus paradoxale que certains cinéastes adeptes des effets organiques (on pense à John Carpenter et David Cronenberg) ont justifié leur revendication à ne jamais utiliser le numérique du fait d’un manque de consistance, d’un manque de densité à l’image comme si la manipulation numérique annulait finalement l’effet de chair. Or nous ne pouvons que constater que Lynch pousse le numérique dans cette voie là,  sauf qu’ici la consistance ne se fait plus du côté de la chair mais du côté de l’image.

Ainsi, David Lynch travaille les effets numériques du côté de la corporéité mais celle-ci n’a plus rien à voir avec l’esthétique organique dont les représentants canoniques seraient The Thing de Carpenter et La mouche de Cronenberg. L’effet de corps est ressenti ici quand il fait retour sur le medium cinématographique. Il y a en quelque sorte effet de l’effet, effet de la représentation combiné à un effet du représenté. Lorsque nous assistons au surgissement de la violence dans Twin Peaks: The Return celle-ci est toujours corrélée à un ébranlement visuel de notre confort de spectateur. Ainsi, je me propose d’analyser une séquence pour étayer mon propos, séquence dont le déroulement semble plus théorique que narratif au sein de la série.

Episode 1B: A New York, une cage de verre est filmée en permanence, constamment surveillé par un jeune homme dont la tâche consiste à ne pas la quitter des yeux. Rejoint par une jeune femme plus tard, le jeune homme fait l’amour avec celle-ci devant la cage de verre qui se met soudainement à noircir. Une forme non identifiable apparaît en son sein, brisant la cage et venant littéralement exterminer le jeune couple qui s’adonnait il y a quelques instants au plaisir de la chair. Ainsi c’est une chair non identifiable qui vient attaquer un moment charnel bien identifiable.

Nous sommes d’une certaine façon dans un dispositif minimal de l’expérience cinématographique. Le plan cadré relativement large encadre nos deux personnages et réfléchit sur son dispositif, attribuant le regard du spectateur à une position voyeuriste.

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En d’autres termes, nous regardons autant que nous sommes regardés. Le cube de verre serait une sorte d’écran cinématographique de la modernité. A l’écran blanc de cinéma se substitue l’écran en trois dimensions de la cage de verre. Dans le même temps, il emprunte de nombreuses caractéristiques au studio de cinéma, comme le démontre la présence de projecteurs : l’ensemble de l’appareillage technique nécessaire pour l’enregistrement de l’événement attendu. Cette cage opère donc une confusion, une convergence entre le processus d’enregistrement (propre au moment du tournage) et le processus de visionnage (propre à la réception d’un film).

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De spectateurs de la cage, nos deux personnages deviennent acteurs pour nous qui sommes derrière notre écran de télévision, satisfaisant notre pulsion scopique à voir deux êtres humains s’adonner au plaisir charnel. Le contre-champ constant sur la cage en verre renforce ce malaise et cette réfléxivité sur le médium télévisuel, comme si l’écran de visionnage – donc notre télévision – était lui aussi une simple cage en verre dans lequel sont circonscrits deux corps. Cette position voyeuriste témoignant d’un regard qui se fait violence semble symptomatique dans la manière dont les limites du cadre découpent nos deux corps. Dans un second temps, nous avons un affranchissement des limites du cube de verre lors du surgissement de la créature. C’est le regard qui plonge dans un inconnu non délimitable. L’absence de limites du cadre de verre renforce la malaise de la séquence en ne permettant plus de circonscrire le représenté dans un champ limité. Cette affranchissement des limites du cadre de verre a pour fonction de créer une confusion entre l’écran du cube de verre et l’écran de notre téléviseur, deux principes de visions clairement séparés dans le déroulement de la séquence qui viennent converger lorsque une étrange créature tape sur la vitre (celle du cube de verre ou de notre télévision ?) créant une sensitivité physique et un retour sur le médium, sur la surface plane de l’écran.

Puis nous porterons notre attention sur l’agression très violente qui suit, véritable déflagration d’énergie qui confond dans un même mouvement attaque des corps et attaque de l’image. L’attaque est une agression qui s’opère conjointement sur les corps des personnages et sur notre regard de spectateur. La destruction du corps passe par une destruction du médium qui donne à voir, c’est-à-dire notre écran de visionnage. La non visibilité de ce qui est vue est finalement une plus grande violence faite au spectateur que les sévices corporels infligées aux personnages. Toute la séquence a mis en place un dispositif de la modernité: hyper stylisation du cadre corrélée à une hyper propreté de l’image numérique dans un décor aseptisé. L’arrivée de l’effet spécial apporte de la saleté à l’image, combat par les propres moyens du numérique son lissage esthétique, sa trop grande propreté. L’image est littéralement griffée comme autant de coups de pinceaux qui viendraient brouiller notre visibilité de spectateur. Paradoxalement c’est par les moyens du numérique que Lynch opère un effet qu’on peut qualifier de primaire tout en échappant aux catégories traditionnelles du kitch ou du « mal fait ».  Pour résumer, nous pouvons dire que l’usage très singulier des effets numériques par David Lynch apporte plusieurs choses:

  • un retour sur le médium télévisuel : nous ne savons plus si l’effet spécial a pour but d’attaquer l’objet de représentation ou le moyen de représentation.
  • une grande sensorialité de l’effet spécial qui donne un poids physique au numérique
  • une esthétique qui a une forte dimension picturale

Or, cette dimension picturale rentre en résonance directe avec l’oeuvre picturale de Lynch. Sa peinture est travaillée par l’organique, le matériel. Son esthétique de la violence est à rebours d’un principe de réalisme photographique. Dans le même temps, la peinture et le cinéma témoignent bien d’un effet de corps dans toute sa plasticité, par un travail de la matière picturale pour l’un et de la matière de l’image pour l’autre. Dans les deux cas, il s’agit d’un principe de déformation, d’un geste de plasticien qui s’adapte à la matière qui lui est proposée.

Image associée

L’usage du numérique chez David Lynch va donc à l’encontre des catégories de vraisemblance et de photographicité, autorisant la comparaison avec la peinture. Cette primitivité plastique de l’effet ajoute un trouble supplémentaire, un effet de corporéité qui redouble la violence du représenté. Ainsi, lors du légendaire « épisode 8 », on a une tête qui se fissure littéralement en deux, nous faisant voir toutes les étapes de défiguration plastique qui mène à la mort. C’est un processus qui étire et estompe les lignes qui façonnent un visage. Le sang, rendu granuleux par l’effet de noir et blanc, redouble cette grande violence graphique et sensorielle. Mais une fois encore, l’effet de corporéité semble opératoire dans le dialogue profond qu’il tisse avec le médium cinématographique. C’est finalement l’image, plus que cette femme, qui est attaquée, comme si c’était le cadre qui s’ouvrait littéralement en deux, annulant la visibilité. La violence du corps se répercute toujours sur une violence faite au médium. Le tremblement du cadre apparaît comme un moyen qui compense finalement la trop grande maîtrise qui pourrait transparaître de l’usage numérique. La maladresse est la condition sine qua non d’une sensitivité du trucage, ressenti comme effet physique sur le spectateur, et non plus comme simple recomposition numérique des données du cadre.

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Une fois encore, la parenté avec les autoportraits de Francis Bacon s’impose : lignes de fuite des principes structurants du visage, étirements de la peau qui laissent voir toute la palette graphique du peintre. David Lynch use du médium cinématographique pour prolonger les expérimentations de Bacon. Dans la peinture de ce dernier, le coup de pinceau est rendu visible, pire encore, il est le principale outil de déstructuration, de défiguration des composantes essentielles du visage pour laisser place à une monstruosité graphique et inquiétante. De même, chez David Lynch, l’effet spécial traité numériquement est un coup de pinceau, le médium avale et défigure le personnage avant de laisser la place à un univers de nouveau ordonné.

Avant de clore cet article, il ne faudrait pas omettre que Lynch fait aussi un usage complètement différent du numérique allant dans le sens d’une négation du corps au profit du régime de l’image. Ici, le malaise ne se fait plus physique mais justement de l’absence de physique du corps, de l’absence de poids, poursuivant un même idéal plastique.

Episode 11: Gordon Cole- joué par David Lynch lui-même-, accompagné de ses compagnons Tammy, Albert et Diane se rendent sur les lieux où Hastings pense avoir aperçu le Major Briggs. Ce dernier est sauvagement tué par un mystérieux homme noir, voilà ce qui advient de son corps…

Cette mutilation exacerbe la perceptibilité de la retouche numérique. L’image apparaît comme aplatît, gommant les effets de contraste et de profondeur. Les lignes de démarcation de la retouche sont clairement rendues visibles. Le corps n’est plus un corps mais une image retouchée numériquement. Mais c’est bien cette ultra-perceptibilité de la retouche, une certaine grossièreté du trait, qui crée un malaise, une inquiétante étrangeté vis-à-vis du représenté. Ce que nous voyons n’est déjà plus un visage humain mais autre chose. Nous sommes passés du corps à l’image, de la présence à l’artifice, de la densité à l’effervescent. Nous avons littéralement, lors de cette attaque invisible, changé de régime d’image, renfonçant la défamiliarisation de notre regard. Cette hypervisibilité de la retouche numérique, son absence de densité, de vraisemblance se justifie et est mise à profit pleinement dans cette séquence.

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Ce rendu perceptible du numérique, traditionnellement porteur d’une exigence de photographicité, est bien la cause du malaise chez le spectateur. L’image interroge, le regard trébuche à la recherche d’un restant d’humanité, de densité dans cette aplatissement généralisée de la réalité. Le corps après la mort ne semble plus être un corps, et on le sent à l’image par le travail du numérique, agent d’une négation de la densité. À rebours d’enjeux de photographicité, Lynch joue davantage de la palette graphique que peut offrir la platitude de l’image numérique.

Lynch fait un usage essentiellement plastique du numérique, s’émancipant de l’exigence de photographicité. Il s’agit avant tout d’utiliser la palette numérique pour créer des images inédites dans des rapports spectatoriels contradictoires. D »un côté Lynch utilise le numérique du côté de l’artifice de l’image créant un effet de manque de densité. Le trouble ne vient pas d’une photographicité de la violence ou d’effets organiques de sévices corporels, mais de cette réalité plate de l’image numérique qui absorbe d’une certaine façon les qualificatifs humains, en niant toute notion de profondeur, de contraste, de densité, en nivelant à un même niveau toute la complexité des données d’un visage humain. D’un autre côté, la violence chez Lynch n’est pas la violence clinique et aseptisée à laquelle conduisent parfois les effets numériques. Elle déborde le cadre en se répercutant sur notre confort de visionnage, attaquant frontalement le médium télévisuel, comme si la plus grande primitivité des effets corrélées à la plus grande instabilité du cadre pouvait redonner tout le poids physique et organique à la violence.

Crédits: Showtime

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