Critique de l’album We Free Again de Groundation
Pendant un moment, Groundation pour moi, c’était un titre : « Feel Jah » de l’album We Free Again, sur lequel j’étais tombé par hasard, en fouillant dans la discographie MP3 que m’avait concoctée mon père. Sa ligne de basse entraînante au son rond couplée à une batterie one-drop très énergique avec son cross-kick fou formait une section rythmique solide et dansante. La polyrythmie était parachevée, sans prendre trop de place, par des percussions appuyées. Le « skank » de la guitare épaulé par un piano électrique finissait la structure globale du morceau, bien que l’accompagnement du piano inspiré de la cocotte jamaïcaine – traditionnellement jouée à l’orgue – tirait l’ensemble vers des sonorités qui rappellent le jazz moderne. Enfin, l’harmonisation portée par des choeurs plaintifs et touchants et une section cuivre rendue discrète par un mixage impeccable complétait ce riche tableau musical, dont on sentait déjà sa singularité dans le monde du reggae. On y retrouvait certes des éléments propres au genre que j’ai déjà cités : le « one-drop », un rythme de batterie qui saute le 1er temps et accentue le 3e par un coup de cross tick, ou le « skank », un riff de guitare qui marque le 2 et le 4. Mais les inspirations jazz des musiciens signaient le morceau d’un autre sceau. Ce n’était pas le pur reggae roots de la tradition, tout en simplicité et spiritualité, ni le reggae moderne un peu plus commercial emmené par toute une nouvelle génération de chanteurs. Il s’agissait d’un album de musiciens avant tout, où le reggae et ses codes étaient étudiés, sublimés. Bien sûr, à l’époque, je n’avais pas remarqué tout cela, j’étais quand même un peu jeune. Toutefois, je me souviens qu’à la première écoute, j’avais cette sensation de découvrir un son, un style, une patte qui se démarquait un peu de ce que j’écoutais habituellement. Mais surtout, ce qui m’avait frappé, c’était la voix si singulière de Harrison Stafford. Quand je l’entends aujourd’hui, je n’ai pas d’autres mots qu’« inspirée », « pénétrée » par quelque chose d’étranger, d’indicible, mais aussi « nerveuse », « tendue », comme si tout ce qu’elle avait à dire avait ruminé longtemps avant de pouvoir enfin sortir. De ce fait, comme dans beaucoup de morceaux de Groundation, on sent dans l’atmosphère générale comme un mouvement de progression jusqu’à un moment d’enthousiasme musical où tout le monde se donne à cœur-joie avant que la tension ne redescende paisiblement, comme quelque chose qui bouillonnerait avant d’éclater. C’est ainsi que « Feel Jah » termine apaisé, en fondu, avec la voix calme de « Professor », comme on l’appelle en Jamaïque, répétant « Some a dem feel Jah » accompagné par le son des grillons qui se supplée progressivement à l’ensemble des instruments pour nous plonger dans la brousse Caribéenne, du moins tropicale, où le bruit d’un 4×4 que l’on entend s’éloigner finit de planter le décor.
Mais, comme je l’ai dit, Groundation, ce n’était que ça pendant un moment, cet unique morceau que j’adorais et que j’écoutais en boucle. Pourquoi alors ne pas avoir creusé la discographie du groupe me direz-vous ? Et bien, je n’en sais rien. J’ai grandi avec l’essor du MP3, où on s’attache aux morceaux en eux-mêmes plutôt qu’à un album, et même si c’était quand même moins le cas à l’époque qu’aujourd’hui, lorsque j’ai reçu mon premier lecteur mp3, je passais le plus de temps dans la rubrique « Titre » à écouter mes morceaux préférés. Bon, je ne sais pas si c’est une explication suffisante, j’étais peut-être un peu fainéant tout simplement. Toujours est-il que ce n’est que récemment – enfin, il y a deux ou trois ans — que j’ai décidé d’écouter entièrement cet album mystérieux dont je ne connaissais, par cœur certes, qu’une seule piste.
Ce qui déjà est remarquable avec Groundation, ce sont leurs pochettes d’album. Ici, on devine un paysage très étendu et épuré, tant au niveau du dessin que des couleurs, laissant supposer un coup de crayon ou de pinceau léger se souciant seulement de figurer efficacement le paysage, d’en « donner l’idée ». Et l’idée est bien donnée. Au premier plan, cette mouette qui plane, déchargée du moindre effort, se dirige tête baissé, comme apaisée, vers l’horizon, invite à s’engager avec elle dans l’inconnu, incarnant alors cette idée de liberté revendiquée par le groupe lui-même. Sous ses ailes étendues, dans une police d’écriture tout aussi aérienne, presque illisible et purement esthétique, qui suggère une écriture « automatique » où les mains sont guidées par elles-mêmes, apparaît alors le titre de l’album : We Free Again. Bon, le moins qu’on puisse dire, c’est que le message est passé. Groundation nous invite dans leur pèlerinage musical que dessine le vol de cette mouette libre. C’est un album qui revendique la musique comme une création libre et poussée par l’inspiration. Mais le rendu, je trouve, est loin d’être prétentieux et reste, tout en simplicité, très léger.
Et la musique alors ? Et bien, le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle colle parfaitement à cette pochette : aérienne, progressive. Les quatre coups de charleston qui ouvrent « Praising » sonnent le début de la pièce d’une heure et du voyage à travers l’album. La basse et la batterie, tout en donnant le rythme de la marche à suivre par un appui marqué du 1er et 3e temps, laissent flotter quelques notes dans la mesure donnée et groovent terriblement au point de provoquer un irrésistible mouvement de tête. Le clavier et la guitare rythmique complètent la marche, l’orgue venant dynamiser un peu l’ensemble, tandis que quelques notes aériennes de synthétiseur résonnent en arrière fond. Puis entrent les voix qui guident le groupe, rejointes plus tard par une ligne de cuivre douce et apaisante harmonisée avec le piano électrique. La caravane est lancée, et comme le dit Harrison Stafford dans les premiers mots de l’album : « Road was long, and narrow », le morceau racontant, en partie, l’exode du peuple hébreux, guidé par Moïse. On sait alors que cette album ne sera pas de tout repos, et qu’il va falloir être endurant. Et si le morceau reste lent, l’atmosphère générale traduit une tension, relative à celle du voyage, du pèlerinage. Et par moments, le morceau s’emballe, les échos se multiplient, que ce soit par quelques effets de delay sur le clavier ou par ceux que met Harrison Stafford dans son chant, et laissent imaginer à la fois un paysage immense et un trajet interminable dont l’issue finale semble évidente comme le laisse entendre « Praising, Praising, Jahovah », répété plusieurs fois à la fin du morceau.
Par la suite, comme annoncé, l’album est – sans être péjoratif – tumultueux, ce qui souligne toute sa richesse et sa virtuosité. On le voit déjà avec un morceau comme « Music Is the Most High » qui explore des tempos et des rythmes très différents, commençant sur une pulsation rapide et des percussions énergiques avant un break soudain et un glissement, ou plutôt un virage, vers un son apparemment plus roots, plus lent, plus lourd. Mais c’est sans compter sur la batterie et l’orgue qui progressivement réorientent les musiciens vers une énergie plus dynamique qui rappelle les moments de « brouhaha » en jazz où chaque musicien laisse éclater sa virtuosité. Puis, alertée par la voix de Professor – « They ask me why I play music » –, la batterie marque le break, l’orgue maintient son accord qui, en sonnant, prend tout l’espace disponible. Tout le monde retient son souffle… Et Professor de conclure « Music is the most high », alors que le morceau reprend son ton roots, pour de bon cette fois-ci, et le titre s’achève sur un chorus de trombone aux sonorités jazz, et un nouveau fondu musical. Et on pourrait parler de tous les morceaux pour montrer la diversité de l’album et la virtuosité de ses musiciens.
Étant une formation nombreuse – une dizaine de musiciens avec les invités Don Carlos et Apple Gabriel – le groupe tente sans arrêt d’explorer toutes les possibilités polyphoniques qu’implique un tel groupe de musiciens. En effet, tout se complète, s’imbrique et progresse ensemble. Car, véritablement, la musique de Groundation avance, et ne se satisfait pas d’une structure cyclique couplet-refrain. Il y a la conscience qu’après avoir joué, ou écouté d’ailleurs, un morceau pendant 5 minutes, quelque chose a été accompli, qu’on est changé, qu’un autre stade a été atteint. Cela se ressent dans leur univers musical. Rien n’est jamais répété complètement, tout fait partie d’un mouvement uni qui va véritablement d’un point A à un point B. En témoigne « Cultural War », morceau décliné en quatre parties distinctes, occupant chacune une piste à part entière. « Cultural War I » annonce la couleur en commençant comme un véritable chant spirituel, laissant sonner un accord unique avant que la batterie et la basse doublée par un saxophone baryton – ceux très graves et très grands – n’entrent et ne lancent définitivement le morceau. C’est d’ailleurs cette même basse qui marque la transition pour « Cultural War II », résolument jazz avec ses sonorités dissonantes et son chorus de saxophone, et pour « Cultural War III », qui consacre Will Blades à l’orgue. Puis, la série s’achève sur « Cultural War IV », morceau endiablé, nerveux, résolument engagé, où le piano électrique est sublimé, où la voix termine en trombe, sur un son de clavier saturé. Le calme de « Seventh Seal », qui suit cet emportement, marque la fin du voyage, avec un Harrison Stafford apaisé, alors que des messages rastafari diffuse la pensée rasta et son mode de vie « Ital » – sain – et émancipateur.
Tout cela nous rappelle que We Free Again est avant tout un album de reggae. Et à ce titre, j’ai un coup de cœur, un morceau que je retiens en particulier, très épuré par rapport aux autres, très léger, flottant et résolument reggae : « Smile ». Merveille du son « roots-reggae » le morceau s’ouvre sur un skank de guitare qui montre la voie, avant qu’un break de batterie n’appelle la basse, dont la ligne aérienne couplé au one-drop du batteur nous fait presque perdre l’équilibre. Et le morceau se complète petit à petit, par des chœurs, une section cuivre, une flûte, le tout dans une polyphonie très simple et légère, où rien n’est brusque et tout détend. Ce n’est pas pour rien qu’il termine sur un nouveau fondu. Perdu entre deux morceaux plus énergiques, « Smile » est un peu cette pause pendant le voyage, ce moment de repos alors que le trajet est difficile et éprouvant. Calme, détendu, on finit effectivement le morceau en souriant. Pour ce titre, qui fait partie de ces morceaux que je peux écouter en boucle sans jamais me lasser, We Free Again est une pure merveille.
We Free Again explore les frontières du reggae, dont les codes sont parfaitement maîtrisés, et du jazz à travers un véritable pèlerinage musical. Il expérimente un autre chemin du reggae, déjà amorcé avec l’album Hebron Gate. Mais loin d’être brouillon, Groundation tient la route avec ce quatrième album grâce à sa solide section rythmique qui permet au reste des musiciens de sortir un peu des sentiers battus. L’arrivée n’est que plus agréable après une heure d’écoute intense et nourrissante. Le groupe termine reposé, affranchi des codes qu’il a explorés une heure durant, et finalement « libre à nouveau ».
Crédit : Young Tree Record, On the Corner