Critique du film Game Night de John Francis Daley et Jonathan Goldstein, 2018
Pourquoi faire un article sur Game Night ? Ce film assez récent semble être tout de ce qu’il y a de plus classique. C’est une comédie qui favorise un comique de situation et une dimension très gagesque, avec des personnages transportés plus ou moins malgré eux dans une situation qu’ils ne contrôlent pas et à laquelle ils essayent d’échapper. Le tout suit une progression relativement classique qui s’appuie tout de même de manière importante sur une logique de rebondissement plutôt bien exploitée sans être révolutionnaire pour autant. Pour rentrer plus dans les détails, Game Night nous propose de regarder les péripéties d’une nuit d’un groupe d’amis adeptes de soirées jeux de société. Le frère du personnage principal a organisé une sorte de jeu grandeur nature avec une histoire de kidnapping à résoudre. Évidemment, un véritable kidnapping se produit et le film passe une quarantaine de minutes à exploiter ce quiproquo, agrémenté de sketchs plus ou moins efficaces. Dans une approche absurde, le couple des personnages principaux va réussir à sauver le frère de vrais malfrats qu’ils prennent pour des acteurs, dans une scène de karaoké plutôt comique. Une fois le quiproquo évacué, le film bascule pour proposer une logique de thriller extrêmement comique. La grande faiblesse du film repose sur ses sketchs. La grande force du film repose sur ses sketchs. Il y a vraiment de bonnes idées, bien réalisées et bien jouées, qui s’appuient sur le décalage classique des personnages vis-à-vis de la situation qu’ils subissent. Ces scènes brillent toutefois parce que beaucoup d’autres restent sans saveur.
La libération de Brooks
Mais alors, encore une fois, pourquoi faire un article sur une comédie plutôt drôle mais pas trop non plus ? Si l’on se concentre sur la seconde partie du film et que l’on met un peu de côté la dimension comique, on pourra voir que le film se révèle plutôt par une certaine intelligence. Dans sa structure, Game Night semble classique mais la première rupture du quiproquo vient soulever une logique de rebondissement plutôt intéressante. Le film n’exploite pas simplement un seul qui pro quo mais trois, qui se succèdent. Une fois le frère sauvé, on apprend qu’il est un trafiquant et qu’un de ses partenaires qu’il a arnaqué cherche à se venger. Soit Brooks, le frère, meurt, soit il rend l’œuf de Fabergé, objet du conflit. On apprend que ce dilemme est créé artificiellement, mais intelligemment, puisque toute la mise en scène du kidnapping donne lieu à un autre quiproquo : c’est le voisin du couple, Gary, policier, jaloux de ne pas être invité aux soirées jeux de société, qui a organisé tout cela, avec de bonnes intentions au départ. Deux trames narratives nées de deux quiproquos différents se confrontent et font apparaître une troisième : les personnages, convaincus de cette histoire d’œuf, l’ont bel et bien récupéré chez le mafieux, partenaire de Brooks, déclenchant la logique de vengeance. Les quiproquos s’interpénètrent, troublent l’approche de la réalité ainsi que la narration, qui propose une sorte de logique du rebondissement téléologique.
Gary, le voisin policier
Même si le film exploite parfois trop un comique de situation qui tend à s’essouffler, il développe une logique absurde qui fonctionne plutôt bien et que j’apprécie. Les personnages sont toujours en décalage avec leur situation, ce qui est un des principes fondamentaux du comique de situation proposé ici. On le voit tout particulièrement lors de la scène de la récupération de l’oeuf de Fabergé. Le tout prend la forme d’une course-poursuite sans aucun sens avec des personnages qui échappent tant bien que mal à la sécurité du propriétaire mafieux, dans un plan séquence plutôt réussi. Cette scène marque l’apogée de la rupture entre les personnages et leur propre situation. Mais cette pratique du comique plutôt classique se voit soutenue par la forme car l’enjeu du rebondissement et du plot twist est d’accentuer ce décalage, soulignant presque que les personnages évoluent littéralement dans une réalité parallèle. Cette accentuation volontaire provoque un décalage qui vient irradier la personne regardant le film, au point de commencer à douter de la prise dans le réel des événements présentés. Le film en est très conscient et en joue, puisqu’à la fin de l’affrontement final, Brooks, face à Max et Annie s’embrassant en couple heureux, applaudit, avec en fond We are the champions, en expliquant que tout s’était passé comme prévu, pour mieux retomber dans le comique et indiquer qu’il plaisante, avec un « I’m just fucking with you » qui semble ne pas s’adresser qu’aux personnages.
Mais, je ne le répéterai jamais assez, pourquoi faire un article sur ce film ? Des films avec des plot twist, des rebondissements, de l’humour (parfois raté), ce n’est pas ce qui manque. Ce qui m’a surtout interpellé dans le film, c’est qu’il ne semblait pas si standard que ça pour la simple et bonne raison qu’il semble exploiter une pratique formelle en accord avec ce que raconte le film. Il me semble que le scénario peut se résumer à celui d’un jeu de société. Toute la dimension absurde, souvent exagérée ou accentuée, et les effets de basculements me rappellent beaucoup les aléas d’un jet de dès. Évidemment, suite à ces jets de dès, le film accentue particulièrement les déplacements, d’autant plus que le scénario se déroule surtout au sein de lieu-évènement. Il y a ainsi la maison de Brooks, où démarre l’énigme et l’aventure, le bar, où se déroule le sauvetage-karakoé, la maison du méchant mafieux avec le vol de l’oeuf, la scène du pont avec la révélation de Gary puis l’affrontement final sur le tarmac et dans un jet privé. Cette liste révèle un phénomène classique qui lie l’action et le lieu. Mais ici, je voudrais souligner que le film expose l’importance de ces lieux-évènements en affichant l’importance de non-lieux. Lors du sauvetage de Brooks, Max se prend une balle dans le bras. Le couple n’a pourtant aucun lieu pour se soigner, il n’y a pas de case « infirmerie » ou « soin », ils se retrouvent ainsi à procéder à une intervention chirurgicale délicate dans une petite rue. La scène évidemment comique et parodique vient montrer que les personnages se déplacent beaucoup mais ont besoin, pour se fixer, d’un lieu-évènement qui fait avancer scénaristiquement le film et donc le jeu. C’est d’ailleurs ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Formellement, le film propose quelque chose d’intéressant mais de peu subtil concernant le jeu de société. On trouve ainsi des plans avec un effet maquette, qui permettent littéralement de montrer la réalité comme un jeu de société. Plus encore, on trouve un plan de voiture lors d’une course-poursuite, avec la caméra fixée sur l’axe de la voiture. Ces plans rappellent d’abord les jeux-vidéos et les jeux de voiture en vue extérieure. Surtout, ces plans m’ont fait pensé à moi enfant qui jouait avec des petites voitures. Le fait de se fixer sur l’axe de la voiture donne une incroyable sensation de rigidité qui me semble assez commune avec ces chères petites voitures. Ainsi, de cette question du plan de la voiture, je me suis rendu compte qu’on voyait beaucoup trop les déplacements des personnages pour que cela soit anodin. La question du chemin devenant plutôt importante, ce traitement volontaire rentre, je crois, dans un processus qui veut faire du film, dans sa structure et sa forme, un jeu de société.
C’est ce qui m’a plu dans ce film. L’ensemble est un plutôt bon divertissement mais n’est pas mémorable. Toutefois, il y a derrière cette pratique de la comédie une pratique cinématographique qui propose une réflexion, des plans intéressants, une structure un peu travaillée. Il y a en ce sens une forme d’intelligence du travail cinématographique qui permet au film d’échapper à l’étiquette de la petite comédie bien gentille du dimanche, et c’est déjà pas mal.
Crédit : José Baixinho, Warner Bros