Rencontre avec la réalisatrice franco-marocaine Sofia Alaoui autour de son court-métrage Qu’importe si les bêtes meurent, nommé dans la catégorie Meilleur Film de Court-Métrage pour les César 2021. Interview effectuée le 5 février 2021.
Ton précédent film, Kenza des choux, suivait un groupe de jeunes dans une banlieue du Val-De-Marne, ce nouveau suit un seul homme adulte dans le désert marocain. Comment expliquer ce contraste ?
Dans « Kenza », qui se passait aussi en été, il y avait déjà un rapport au vide et à l’absence. Le lien vient de ce goût pour les paysages déserts. J’avais fait un voyage au Groenland où j’avais été captée par tout ce vide. C’est l’endroit d’abord qui m’a attirée : un lieu qui nous permet de nous mettre dans un hors-temps, un espace propice pour questionner ce rapport à la foi et à la croyance.
L’atmosphère spirituelle t’es venue du lieu, de ton rapport personnel au Maroc ?
Je ne connaissais pas du tout ce lieu. J’ai fait un an de voyage au Maroc pour le découvrir. J’avais déjà des plans en tête très précis, notamment l’arrivée de l’âne, et la place vide. J’ai cherché le village parfait. Puis j’ai été attiré par ces paysages, qui m’ont fait beaucoup méditer. J’avais ce désir de me déconnecter du monde réel, et non pas de me placer dans un Maroc trop proche de son image.
C’est de ce rapport à cet espace qu’est née la frontière avec le cinéma de genre ?
L’idée de science-fiction était déjà là dès le départ, du fait que je me questionnais moi-même sur le sens de ma vie, sur comment être moi dans ce monde, sur quelle est la part de moi dans ce que je suis. J’essaie aussi de comprendre le sens de la religion. Je suis dans une société très dogmatique. Le fait d’être marocaine m’impose le fait d’être musulmane. Je ne suis pas dans le rejet de ça, mais dans l’interrogation. Cet état de questionnement m’a fait partir au Brésil, où j’ai fait ma première rencontre avec les aliens, en allant dans un village avec une énergie particulière où tous les habitants parlaient d’extraterrestres, et y croyaient. Ce motif de l’alien est né de ce voyage. Mais de toutes les manières, questionner la religion ou n’importe quelle spiritualité, c’est se confronter à une part de fantastique, et c’est cette part-là qu’il m’intéresse d’explorer.
Tu te sens proche de ton personnage, de sa traversée existentielle, et du doute qu’il semble ressentir ?
Curieusement je n’ai pas l’impression d’être Abdellah, car je suis née un peu en-dehors des codes. Ma mère est française, mon père est marocain, j’ai grandi en Chine. Je fais du cinéma, et dans les sociétés traditionnelles ce n’est pas forcément bien vu. Je suis un monstre pour les gens autour de moi ! Je pense que le cinéma m’a beaucoup aidé aussi à sortir de ce milieu-là, et à ne pas être enfermée. Mais même si je ne suis pas Abdellah, ce n’est quand même pas facile d’être soi, d’assumer qui on est et ce qu’on veut, dans une société normative qui est sans cesse dans le jugement.
Faire un tel film permet d’affirmer ton pluriculturalisme, d’allier ton rapport à ta culture marocaine et française ?
J’ai l’impression que mon film mélange plusieurs choses. Il mélange des genres. C’est en langue berbère, et non en arabe. Le film s’approprie différents registres, mais je ne l’inclue pas dans une identité particulière. Cela me dérange que l’on dise que c’est un film de genre, ou un film arabe… C’est un film métisse, et je suis métisse. Et on grandit en se nourrissant de plusieurs influences.
Quelles sont pour toi tes influences majeures ?
Pas tant le cinéma, mais ce qui m’inspire c’est l’humain, la rencontre. Il y a des scènes de vie qui dépassent la réalité.
C’est un film qui interroge la croyance, individuelle et collective, mais en passant par une grande synesthésie, par la présence des éléments : feu, eau, sable…
On est des humains, on vit des expériences sur une planète. Rappeler nos expériences matérielles c’est se raccrocher à l’essence même de nos vies. Dans notre quotidien on oublie presque la nature, car c’est acquis. Le retour à la nature, celle de la planète, c’est aussi un retour à la nature de nous-mêmes.
Ton personnage est confronté à des choses de l’ordre de la proximité (ses bêtes à nourrir) et il ne voit pas l’étrangeté du ciel. Est-ce qu’en ce sens tu veux montrer qu’avant de voir l’ailleurs absolu il faut voir ce qu’il y a à portée de mains ?
Il y a l’idée de se connecter à soi-même afin de se connecter à quelque chose de plus grand, l’univers. Abdellah, à la fin, il va peut-être se rapprocher de qui il est lui-même, alors qu’au début il fait ce qu’il n’a pas vraiment envie de faire. Il doit affirmer sa volonté. Ce n’est pas de la rébellion, mais c’est être en accord avec soi-même. C’est apprendre par exemple à contredire l’autorité du père pour être soi.
Il y a une sorte de conflit ou de mise en parallèle entre l’ancien et le nouveau, ou le traditionnel et le moderne. Comment les deux communiquent ?
Le Maroc est assez complexe. Ces modes de vies sont la réalité, c’est la part documentaire du film que je voulais exploiter. Dans les montagnes de l’Atlas, les gens sont à dos de mulet, les villages sont comme ça. Je suis contre l’opposition entre modernité et tradition, je ne sais pas ce que ça veut dire, je trouve ça binaire.
L’évènement, avant de le voir en vrai, apparaît dans une télévision. On ne quitte jamais le petit cadre de vie d’Abdellah, mais on devine quelque chose qui concerne toute la Terre…
Oui, cela doit surprendre. On est bloqué dans quelque chose d’un peu moyenâgeux et on découvre des petits éléments étranges comme ça…
Tu me parles de ton approche documentaire, comment as-tu trouvé précisément les lieux et les acteurs ?
Je cherchais des plans très précis, que j’avais dès l’écriture. Je voulais un village avec cette ambiance de western, ces montagnes, cette grande place. Par un ami je suis tombé sur ce lieu, et c’était une évidence. Pour les acteurs, je me suis inspirée de mon travail sur mes deux documentaires où j’avais adoré les rencontres avec des personnes. Ce sont les gens qui m’inspirent, leurs conflits intérieurs, leur psychologie… Je souhaite que mes acteurs aient une vie qui se rapprochent de mes personnages. Et j’ai rencontré Fouad, l’acteur principal. Il m’a raconté sa vie lors d’une randonnée dans les montagnes. C’est quelqu’un qui a envie d’ailleurs, mais qui est bloqué là où il vit. C’était une évidence qu’il joue Abdellah, même s’il n’avait jamais joué. Puis j’ai rencontré un mendiant dans la rue du village, qui avait l’air d’être vraiment illuminé. Il croyait aux aliens, il ne faisait que me parler de ça. Il était complètement ailleurs quand on discutait. Le tournage a été drôle avec lui car il était perché.
Qu’apporte la fiction par rapport au documentaire ? Plus d’étrangeté ?
Même si c’est la fiction qui m’intéresse, j’aime emprunter des éléments du documentaire. Par exemple, la forme de véracité des éléments, les décors. Mais j’aime écrire des scénarios, me questionner dans le processus d’écriture. Et j’aime travailler un registre, faire advenir des choses qui n’ont pas lieu dans le réel, et aussi avoir une approche très formelle.