Critique de Qu’importe si les bêtes meurent, court-métrage de Sofia Alaoui (2020)
Abdellah est un survivant. Jeune berger au cœur de l’Atlas, il doit alimenter ses bêtes qui le nourrissent. En plein hiver, les vivres manquent, et un voyage s’impose, seul avec son mulet, pour retrouver le ravitaillement auprès de la civilisation. C’est un long parcours et une lourde quête pour au fond une bien maigre récompense : survivre quelques temps de plus. Le nouveau court-métrage de la réalisatrice a quelque chose de profondément éthique. La traversée des montagnes et du désert confronte le personnage et le spectateur à un cheminement métaphysique et spirituel dans une simplicité contemplative.
Ainsi Abdellah quitte ses chèvres, sa petite ferme, et son vieux père pour la ville la plus proche, mais à son arrivée les rues sont désertes. Un événement a fait fuir tous ses habitants, à l’exception d’un vieux sage qui semble mieux que quiconque connaître la nature de ce qui se passe. Une télévision montre des milliers de personnes à La Mecque en train de prier. Mais Abdellah semble déconnecté du réel, du présent. Il oublie encore de voir l’état des choses, de se tourner vers le ciel, et d’observer les lumières qui semblent indiquer une présence extraterrestre.

Le précédent court de la cinéaste, Kenza des choux, suivait un groupe de jeunes communiquant avec leurs portables dans une banlieue parisienne. Désormais c’est un contraste total, un lieu de vide, de grands espaces, de non-communication, de voyage, qui conditionne cette atmosphère fantastique. Le film côtoie subtilement le genre afin d’interroger le sens et les formes de la croyance : une croyance qui peut être individuelle comme collective, spirituelle ou matérialiste.
Ce qui nous touche, c’est justement cette forte dimension tactile, cette synesthésie qui fait s’entremêler les matières : le sable, le feu, le vent, la terre… Cette figuration des éléments concrets et tangibles contrebalance avec l’ailleurs absolu qui est convoqué, ce ciel étrangement étoilé qu’Abdellah ne voit pas immédiatement. Ainsi, deux survies sont mises en perspectives : une survie purement physique (trouver à manger), et une davantage métaphysique (qu’est-ce qui me rattache à cette traversée ?).

L’objet de la traversée propulse l’individu qui se meut dans ses propres puissances individuelles. Il redécouvre sa capacité à communiquer avec lui-même, avec les quelques-uns qui croisent son chemin, et surtout pour Abdellah, avec son père, qu’il retrouve à son retour de voyage. Car c’est aussi un film sur les multiples dimensions du vécu, à commencer par les écarts des âges, des générations. Sans discours grossier opposant l’ancien et le moderne, ou le vieux et la jeunesse, il y a une forme de communication à l’épreuve entre des formes de vies, passées et en devenir. Le père est en fin de vie, le fils est en âge de se marier, mais les deux, d’abord confrontés aux difficultés du langage, se retrouvent unis devant la peur d’un inconnu transcendant, un ciel qui semble communiquer par d’étranges lumières. Alors on se tourne vers dieu, vers la prière, comme on se retourne vers le corps et sa présence rassurante. Les mains, celles qui remplissent les gamelles, celles qui guident l’âne, celles qui travaillent, soudainement font le lien, et touchent l’autre. Le père et le fils, apeurés devant l’infini de l’obscurité, se retrouvent au sol de leur étable, enlacés au milieu de leurs bêtes.
Dans un format très restreint, Sofia Alaoui réussit à pénétrer une dimension du réel qui universalise le parcours de ce jeune berbère en apparence coupé du monde. Elle fait de son court trajet, celui qu’il a fait toute sa vie durant car c’est son quotidien de berger, un trajet existentiel et spirituel, interrogeant les croyances humaines dans une dimension fabulatrice.