The Future Bites : tentative de rajeunissement maladroite pour Steven Wilson

Critique de l’album THE FUTURE BITES (2021) de Steven Wilson

Un musicien pop doit-il chercher à capter « l’air du temps » ou s’y adapter pour assurer sa subsistance commerciale et ainsi continuer à évoluer artistiquement de manière à peu près confortable ? La question peut s’avérer déterminante dans un parcours d’artiste, mais suppose en premier lieu de définir ce qu’on entend par « l’air du temps », mais aussi de souligner ce qu’on attend de l’art musical pop, puisque selon la singularité des compositeurs – et des auditeurs d’ailleurs –, on ne parlera pas de la même chose. The Future Bites, le sixième album solo de Steven Wilson, figure importante du rock progressif depuis les années 90, offre des embryons de réponses étranges, qui obligent à s’interroger sur les perspectives et les intentions du musicien…

Clip de « Harmony Korine », morceau extrait de Insurgentes, album de Steven Wilson sorti en 2008

Mélomane audiophile en plus d’être un compositeur et producteur obsessionnel, Wilson était encore connu il y a quelques années pour son opposition à la dématérialisation des supports d’écoute de la musique enregistrée. Le musicien s’était ainsi filmé en train de détruire des iPod de diverses manières pour promouvoir Insurgentes (2008), son premier album solo. Il a par ailleurs mis plusieurs années à rendre disponible son répertoire sur les plateformes de streaming. Cette aversion pour les habitudes devenues majoritaires de la consommation de l’art auquel il consacre sa vie n’était pas incohérente au vu de sa position esthétique au sein de ce même art. Le rock progressif, s’il n’a jamais disparu, était en tant que genre bien loin de son âge d’or artistique et commercial lorsque Wilson initiait son projet Porcupine Tree, largement inspiré par Pink Floyd et consorts.

Le morceau « Radioactive Toy », issu du premier album de Porcupine Tree, On the Sunday of Life… (1992)

Malgré une santé créative insolente durant une bonne partie des années 1990 et 2000, marquée notamment par la série de cinq albums allant de Stupid Dream (1999) à Fear of a Blank Planet (2007), Porcupine Tree n’a jamais connu la popularité d’un groupe comparable comme Radiohead, lequel ne s’est jamais revendiqué explicitement de la tradition prog. En s’inscrivant dans un genre supposant une certaine radicalité, voire une tendance à l’élitisme, Porcupine Tree s’est assuré le soutien d’une audience restreinte mais passionnée, dont Wilson a conservé l’attention une fois sa carrière solo lancée. À noter d’ailleurs que Steven Wilson participe de manière plus littérale à la mise en valeur de l’histoire du rock progressif, puisqu’il réalise depuis plusieurs années de nouveaux mixages de disques notables du genre dans le cadre de rééditions. Il a ainsi travaillé sur des albums de King Crimson, Yes, Gentle Giant ou Jethro Tull, mais aussi de groupes ayant été directement ou indirectement influencés par ces pionniers, comme Marillion, XTC ou même Tears for Fears.

Playlist du remixage 5.1 signé Steven Wilson de l’album Octopus (1972) de Gentle Giant

Pourtant, Wilson a toujours cultivé un versant plus ouvertement pop – au sens du genre, qu’on oppose souvent au rock, et non de l’art musical qu’on peut plus précisément désigner par l’appellation « musique populaire enregistrée ». Ainsi, la discographie de Porcupine Tree est émaillée de pop songs extrêmement accessibles réduites à la formule couplet-refrain, des énergiques mais ironiques “Piano Lessons” et “Four Chords That Made a Million” aux plus sincères et mélancoliques “Stranger by the Minute” et “Lazarus”. Plus ouvertement, Wilson a développé ses instincts de songwriter pop sans devoir forcément assumer la place de leader et de chanteur dans deux duos distincts : No-Man, formé avec Tim Bowness au début des années 90 et Blackfield, commencé dix ans plus tard avec le chanteur rock Aviv Geffen, Israélien populaire dans son pays natal. No-Man a toujours couplé sa quasi-sophisti-pop à des expérimentations électroniques, étant lors de ses débuts proche de la mouvance trip hop avant d’évoluer autour d’une idée plus vague d’« art pop » mâtinée de touches ambient. Blackfield s’est par contre toujours contenté d’une musique pop rock sans aspérité notable, jusqu’à minimiser progressivement l’apport créatif de Wilson. Si ces projets n’annonçaient pas nécessairement un revirement pop drastique du musicien, ils nous révèlent que la quête d’évidence mélodique et de structures musicales aisément compréhensibles ont toujours fait partie des objectifs esthétiques de Wilson.

Le dernier album de No-Man, Love You to Bits (2019), en intégralité

À partir de Hand. Cannot. Erase. en 2015 – album remarquablement composé à la force émotionnelle démente, dont on avait déjà parlé ici –, Wilson a opéré dans sa carrière solo un virage discret vers des textures sonores plus contemporaines, notamment par le travail d’atmosphères électroniques élaborées. À l’époque d’Insurgentes, Wilson menait ces textures dans des directions plus agressives, proches du rock industriel, avant de presque totalement les abandonner sur les albums suivants, Grace for Drowning (2011) et The Raven That Refused to Sing (And Other Stories) (2013), largement tournés vers une modernisation du son et de l’ambition de composition du rock progressif des années 70. Avec Hand. Cannot. Erase., Wilson parvenait à une synthèse magique de la majorité de ses influences et envies musicales, en associant des compositions longues et sinueuses à des chansons plus conventionnelles et directes.

Clip de la chanson-titre de Hand. Cannot. Erase., album de Steven Wilson sorti en 2015

L’album suivant, To the Bone (2017), marquait deux changements notables, l’un, on l’aura deviné, dans la direction artistique du travail de Wilson, et l’autre, plus inattendu, dans sa distribution. Associé depuis l’époque de Stupid Dream à son propre label Kscope, Wilson a signé pour To the Bone avec Caroline International, sorte de label et distributeur détenu par le groupe Universal. Si l’on part du principe qu’une meilleure distribution de sa musique signifie également une meilleure promotion, on peut en déduire aisément que Wilson cherchait par ce biais à augmenter ses chances de devenir un artiste plus populaire. To the Bone était d’ailleurs largement présenté, en premier lieu par son auteur, comme un disque pop, inspiré notamment d’artistes ayant donné au genre pop certaines de ses lettres de noblesse durant les années 80, comme Kate Bush, Peter Gabriel ou Tears for Fears. À la réécoute, l’album s’avère effectivement plus accessible que ses prédécesseurs, même si l’instrumentation reste résolument organique et traditionnellement rock. Certains titres plus nettement progressifs témoignent cependant d’un certain compromis de transition pour contenter les anciens fans tout en permettant à une nouvelle audience de découvrir ce dont l’artiste est capable.

Clip de « The Same Asylum as Before », extrait de To the Bone, album de Steven Wilson sorti en 2017

Qu’en est-il alors de The Future Bites, ce sixième album annoncé début 2020, et qui aura mis près d’un an à enfin nous arriver ?

Sans grande surprise, il s’agit d’un nouveau pas vers un style explicitement pop, avec une prédominance des synthétiseurs et échantillonneurs et de la programmation, bien que Wilson ne laisse pas complètement de côté guitares, basse et batterie. L’album dure par ailleurs une petite quarantaine de minutes, quand les projets de Wilson avoisinent habituellement l’heure d’écoute. Au fil du disque, on se rend compte que les compositions sont systématiquement centrées autour de la répétition de motifs et de phrases musicales accrocheuses. Même “Personal Shopper”, « tour de force » du disque de près de 10 minutes, peut se décomposer en une simple structure couplet-refrain-pont-refrain répétée. En systématisant l’usage de cette formule pop par excellence, Wilson risque parfois la monotonie. “Self”, première chanson de l’album qui suit l’introduction “Unself”, principalement acoustique, est ainsi une plage très modeste, dont les couplets bâtissent une rapide tension destinée à être relâchée par des refrains dansants qui reviennent incessamment. Dans le même esprit, mais sur un tempo plus lent, “Eminent Sleaze” tente d’être un morceau funk rock enlevé, mais est limité par sa mélodie de refrain éculée. De même, les effets de guitare dissonants à la Scary Monsters qui sont audibles dans les deux morceaux achèvent de donner l’impression d’une recherche de « cool » stylistique à l’emporte-pièce. Peu étonnant que Wilson utilise des extraits de “Eminent Sleaze” comme jingles pour opérer des transitions dans son podcast avec Tim Bowness, The Album Years : on croirait presque que le musicien a composé ironiquement le morceau pour cette dernière occasion.

Clip de « Eminent Sleaze », sorti en septembre 2020 pour annoncer la sortie de The Future Bites

Ailleurs, les expérimentations soniques de Wilson lui sont plus favorables. “King Ghost” qui repart de la démarche hypnotique et minimaliste de “Song of I”, chanson issue de To the Bone, mais sans les envolées orchestrales qui caractérisaient la deuxième partie de ce morceau, est sans doute la plus aboutie des tentatives électroniques du musicien. Ses couplets sombres et abattus contrastent avec un refrain aérien, chanté sans paroles en voix de tête. L’accompagnement est assuré par des cascades de clavier qui gagnent subtilement en intensité au fil du morceau. “Man of the People” radicalise un peu plus ce minimalisme, refusant toute dynamique sonore contrastée pour préférer une ambiance calme unie et une subtile montée expressive brisée par des effluves de guitare. “Follower” parvient presque à devenir hypnotique avec sa rythmique implacable de rock électronique « motorique » – style que Wilson emploie également avec un certain brio sur “Eyewitness”, la face B du single “Eminent Sleaze” – et offre la progression la plus linéaire et donc inattendue du disque. Enfin, “Count of Unease” s’inscrit avec un certain succès dans la tradition de la chanson contemplative de clôture que Wilson perpétue depuis Insurgentes. Presque complètement ambient, “Count of Unease” rappelle certaines compositions de Mark Hollis, ancien leader de Talk Talk récemment disparu, par quelques réminiscences mélodiques et aussi cet usage du silence, caractéristique de ce musicien dont Wilson appréciait particulièrement le travail.

Clip de « King Ghost », morceau extrait de The Future Bites, sorti en octobre 2020

Néanmoins, au-delà du plaisir musical qu’il procure, un autre aspect de The Future Bites laisse nettement plus dubitatif : son contenu thématique, et donc logiquement l’écriture même de ses paroles. En étant honnête, on peut aisément remarquer que Wilson n’a jamais été un parolier hors pair. En bon héritier du rock progressif des années 70, il a surtout toujours aimé conceptualiser ses projets, comme pour donner une direction ou un cadre à la musique qu’il devait produire. Avec un titre aussi ouvertement polémique et, disons-le, ridicule que The Future Bites – littéralement « le futur mord » –, on s’attend forcément à une démarche critique, peut-être pas à un pamphlet technophobe anxiogène, mais au moins à une satire de ces habitudes sociétales qui réduiraient à néant toute promesse d’avenir désirable. Or, à y regarder de plus près, on est plutôt face à une tentative informe et imprécise d’écrire un disque « conscient » sur des problématiques contemporaines qui interrogent l’humanité depuis plusieurs décennies. Dans “Self” et moins littéralement dans “Follower”, Wilson essaie de traiter de la dissolution de l’identité individuelle qu’il perçoit dans notre société digitalisée, et du sursaut narcissique qui l’accompagnerait. “Eminent Sleaze” livre le portrait caricatural d’un entrepreneur impitoyable, rappelant les pires heures de pseudo-rébellion adolescente de Matthew Bellamy, le chanteur de Muse. “Personal Shopper” propose un regard absurde et proprement incompréhensible sur les dérives du consumérisme. Si Wilson voulait dénoncer l’état tardif de la société de consommation, pourquoi vendre dans le même temps un « coffret deluxe en édition limitée » à 75 livres pour son nouvel album, et quel est le sens de cette dissonance dont il est forcément conscient ?

Le morceau « Personal Shopper », premier single extrait de The Future Bites paru en mars 2020

Lorsqu’il n’a pas un discours prévisible ou incohérent, Wilson est tout simplement difficile à comprendre, avec ses tournures trop vagues et floues, y compris lorsqu’il semble parler plus nettement de lui. À ce titre, “12 Things I Forgot”, chanson touchante et assez remarquable à l’arrangement classieux, semble révéler une certaine confusion chez Wilson, qui à 52 ans, ne sait peut-être plus très bien où aller artistiquement, au point de ne plus savoir quoi exprimer dans ses textes. Jusqu’ici, malgré quelques fautes de goût – on se souvient de sa vision fragile des différentes addictions traitées sur Fear of a Blank Planet –, Wilson s’en était toujours sorti, soit par l’abstraction poétique, soit en se servant de sa capacité bien réelle d’empathie, parfois sur un mode presque narratif. Avec The Future Bites, le musicien semble avoir atteint certaines des limites de sa vision du monde sans forcément en prendre pleinement conscience. En résulte un album bancal, qui laisse incertain face à ce qu’on peut attendre pour la suite. Comme le signale la pochette presque programmatique du disque – le visage de Wilson, s’y confondant avec d’autres portraits, semble retrouver sa jeunesse, au point cependant que l’image ne porte plus vraiment ses traits –, l’artiste risque de perdre de vue ses forces singulières en cherchant à paraître pertinent au présent. Souhaitons-lui donc de réussir à retrouver sa voie quitte à renoncer à la captation, de toute façon contingente, de « l’air du temps ».

Le morceau « 12 Things I Forgot », réussite de The Future Bites parue en novembre 2020

Image mise en avant : Pochette de THE FUTURE BITES, album de Steven Wilson, copyright Steven Wilson Productions Ltd., distribué par Caroline International. Photographie de Andrew Hobbs, design et direction artistique de Simon Moore.

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