Si la musique génère des émotions, elle peut aussi nous aider à interroger nos états d’âme. Cette vérité, qui semble évidente, prend tout son sens lorsque face à la solitude et à la mélancolie qui vient souvent avec, la musique devient l’une de nos rares alliées. Peuvent alors se produire des instants de pure alchimie entre nos angoisses et espoirs intérieurs et l’œuvre qui nous accompagne : l’écoute devient active, les paroles se chargent de nouvelles significations, les arrangements révèlent leur majesté enfouie… Voici trois exemples de disques récents qui ont provoqué chez l’auteur de ces lignes au moins une épiphanie de ce type, et qui, je l’espère, saurons vous combler et vous émouvoir à votre tour.
Steven Wilson – Hand. Cannot. Erase. (2015)
30 ans de carrière, à peu près autant d’albums studio enregistrés dans différents projets et différents styles, et une carrière de producteur accompli, notamment pour le fameux groupe de metal progressif Opeth : impressionnant parcours que celui de Steven Wilson, musicien éclectique ayant réussi à mêler rigueur et ouverture dans des disques allant de l’ambient le plus expérimental à la pop la plus accessible. Son fait d’arme le plus célèbre reste d’avoir été, durant deux décennies, la tête pensante du groupe de rock atmosphérique et progressif Porcupine Tree, mais c’est sa carrière solo, entamée avec l’aride Insurgentes en 2008, qui l’a consacré comme un musicien d’importance. Hand. Cannot. Erase., son quatrième disque solo, sorti début 2015, que la rédaction de Good Time a déjà cité dans son top de fin de décennie, est à ce jour son disque le plus abouti, riche et complet.
Inspiré par l’histoire d’une jeune femme dont le corps sans vie fut retrouvé dans son appartement trois ans après sa mort, le disque tourne autour de l’isolement citadin et de la solitude existentielle qui l’accompagne, de l’oubli, du regret, des liens rompus qui ne peuvent être retrouvés. Comme beaucoup des meilleurs albums « conceptuels », Hand. Cannot. Erase. est tenu par un fil thématique et émotionnel plus que par une narration directe, ce qui rend son écoute intégrale indispensable, mais aussi étonnamment aisée, tant le tout semble cohérent. Une introduction et une conclusion ambient, trois odyssées progressives avec chacune sa direction et sa sensibilité, quatre chansons plus conventionnellement structurées, et une inquiétante excursion funk rock et son extension instrumentale virtuose en milieu d’album : la construction de Hand. Cannot. Erase. est à elle seule une preuve de la finesse d’exécution et du sens du détail de Wilson.
Du côté rock progressif de l’album, on trouve d’abord les dix minutes épiques de “3 Years Older”, marquées par une mélodie principale à la beauté renversante, et qui nous met face aux choix douloureux d’une protagoniste que son désir de liberté individuelle éloigne nécessairement du reste du monde et des personnes qu’elle aurait pu aimer. Tout aussi dynamique et émouvante, “Routine”, où apparaît la chanteuse israélienne Ninet Tayeb, s’attache à décrire le vide intérieur d’une mère qui a consacré sa vie à ses enfants à la suite de leur départ. Son final décharné, où se mêlent les voix de Tayeb et Wilson, est d’une ravageuse tristesse – ce qui n’est pas peu dire pour un artiste qu’on a souvent raillé pour la morbidité apparente de ses compositions. Enfin, “Ancestral” enchaîne les instants mémorables et les solos héroïques durant près d’un quart d’heure, exposant le versant le plus noir du disque, et des doutes profonds sur le contrôle qu’on peut avoir sur sa vie.
Devant l’ampleur et la densité de ces morceaux, on ne pourra que davantage encore s’accrocher aux chansons plus immédiates du disque. “Hand Cannot Erase” est peut-être la pop song la plus merveilleusement naïve et sincère qu’ait écrite Wilson, sans non plus être aveugle aux complications engendrées par la rencontre de l’amour et de la vie. “Perfect Life” s’ouvre sur une narration racontant une fusionnelle mais éphémère amitié adolescente, avant de laisser place à un crescendo instrumental somptueusement arrangé, accompagné par la voix de Wilson répétant inlassablement « We have got, we have got the perfect life », comme déjà hantée par la fatidique perte de ce bonheur. “Transience” voit Wilson revenir à la simplicité apparente et à l’atmosphère étrange du Porcupine Tree de “Lips of Ashes”, permettant du même coup une forme de pause dans l’album. Album qui se conclut avec “Happy Returns”, peut-être ce que Wilson a écrit de plus déchirant : une déclaration d’amour meurtrie, pleine de remords et d’amertume, d’une femme à son frère, récitée sous la forme d’une lettre qui ne sera jamais envoyée, la narratrice connaissant la mort – symbolisée par l’élégie suspendue de la coda “Ascendant Here On…” – avant de terminer son récit. Une chanson absolument bouleversante, au solo de guitare merveilleusement expressif : de quoi, comme le reste de l’album, nous pousser à chérir encore un peu plus celles et ceux qu’on aime.
Lorde – Melodrama (2017)
La néo-zélandaise Ella Yelich-O’Connor, plus connue sous le pseudonyme prophétique de Lorde, est sans doute la plus crédible des pop stars alternatives apparues durant les années 2010. Ses singles imparables “Royals”, “Team” et “Tennis Court” furent des succès planétaires en 2013, et lui apportèrent la gloire alors qu’elle n’avait que 16 ans, tandis que son image de jeune femme décalée, déjà lassée du monde et capable de dresser le portrait de sa génération avec finesse et intelligence, lui apporta la légitimité critique qui manquait souvent à ses contemporaines. Pourtant, depuis la sortie du fameux album Pure Heroine, construit avec un sens du minimalisme hypnotique rare à l’époque, dû au coproducteur Joel Little, Lorde a largement grandi hors du regard du public, entrant dans l’âge adulte loin des feux des projecteurs. Son deuxième album, Melodrama, est arrivé quatre ans après son premier, et fut un relatif échec commercial, malgré des critiques dithyrambiques qui, une fois n’est pas coutume, étaient amplement méritées.
Melodrama est un album qui témoigne de l’épaisseur artistique qu’a gagné Lorde en vivant, à la suite d’un succès qui l’a forcément transformée, ses expériences formatrices post-adolescentes. C’est un disque intime, dont la profondeur est déjà rarement atteinte dans les champs plus expérimentaux, mais qui choisit consciemment de rester dans la tradition pop de bout en bout. Lorde rappelle ainsi la valeur esthétique d’un genre souvent moquée, quand bien même il peut être le vecteur populaire d’émotions universelles. Melodrama, c’est le disque ultime pour qui a eu le cœur brisé dans sa jeunesse et a dû gérer une solitude douloureuse, avec l’intense espoir d’en sortir grandi en bout de course. Tout cela en 11 titres pour une quarantaine de minutes d’une musique faussement évidente, ornementée de mille détails d’écriture et de production que l’on retrouve bien trop peu dans la pop moderne.
S’ouvrant et se concluant avec ses deux morceaux les plus radiophoniques, “Green Light” et “Perfect Places”, Melodrama n’en reste pas moins un album singulièrement construit, racontant les nombreuses phases émotionnelles et les expériences externes qu’a traversées Lorde après sa première rupture. Elle décrit ainsi la vie nocturne new-yorkaise comme la rencontre entre la luxure et la violence sur l’obsédant “Sober”, érige le flirt au rang d’art majeur sur le délicieux “Homemade Dynamite”, ou dévoile les rouages de la dévorante passion qui aurait pu l’emporter pour de bon sur l’épatant “The Louvre”. Lorde a l’intuition heureuse de laisser la musique accompagner avec subtilité ses textes ciselés, la patte très reconnaissable du super-producteur Jack Antonoff sachant ici rester discrète. Ce choix de la sobriété s’entend d’autant plus lorsque la voix de Lorde est mise au premier plan, notamment sur les impitoyables ballades “Liability” et “Writer in the Dark”, respectivement inspirées par Regina Spektor et Kate Bush, où la musicienne met sa sensualité et son détachement habituels de côté pour mieux nous laisser percevoir une vulnérabilité bouleversante. De cette intimité passionnée et passionnante naît en fin de course un véritable propos sur la génération de Lorde, menaçant de se noyer sous une fatalité la poussant à chercher des paradis artificiels qu’elle ne trouve jamais – les fameuses perfect places du titre de clôture. La force émotionnelle du personnel ne permet pas toujours de révéler des choses plus universelles, mais c’est bel et bien ce qu’a réussi Lorde sur un disque inoubliable, qui ne cessera de vous suivre si vous lui donnez sa chance.
Courtney Marie Andrews – May Your Kindness Remain (2018)
La country est un genre musical qui n’a jamais eu l’exposition ou le respect qu’il mérite en France. Souvent réduite à une imagerie stéréotypée qui nous paraît désuète et à des valeurs et des problématiques a priori conservatrices qui parleraient uniquement aux étatsunien.ne.s de plus de 50 ans, la country a pourtant du beau et du singulier à proposer. On peut ainsi citer le soin apporté aux arrangements et à la production, ainsi qu’une tradition du texte approfondi et travaillé, dont la régulière dimension narrative cache beaucoup de nuances et une capacité d’empathie impressionnante. Les années 2010 ont vu une expansion du genre, passant par l’hybridité sonore dans la sphère indépendante, du psychédélisme de Sturgill Simpson à l’énergie revendicatrice très rock de Jason Isbell, mais aussi par l’arrivée d’autrices-compositrices qui ont su féminiser le genre au moins auprès des critiques les plus ouvert.e.s à ce monde : Kacey Musgraves, Brandy Clark, Caitlyn Smith, Lori McKenna ou Emily Scott Robinson sont autant de noms à l’influence déjà grande ou grandissante qui méritent d’être découverts.
Dans cette dernière catégorie, Courtney Marie Andrews, approchant tout juste de la trentaine, ne s’est pas encore fait un nom en dehors des cercles spécialisés, mais son quatrième album, May Your Kindness Remain, sorti en 2018, est un véritable joyau à côté duquel il serait dommage de passer. Malgré son jeune âge, Andrews respire la sagesse et la maturité émotionnelle, parfaitement audibles dans sa musique. Les paroles semblent l’expression d’une femme qui a déjà vécu suffisamment de désillusions pour comprendre ce qui compte réellement pour avancer, mais qui n’a pas complètement dépassé sa mélancolie. Les titres des chansons en eux-mêmes reflètent déjà frontalement ces insécurités et cette forme de lassitude : “Lift the Lonely from My Heart”, “Rough Around the Edges” et “I’ve Hurt Worse” pour ne citer qu’elles, ballades à l’atmosphère démente, portées par les réverbérations hantées de guitare et la voix sublimement heurtée d’Andrews.
La chanson-titre qui ouvre le disque, sorte de gospel païen intense et fiévreux, célèbre la bonté de l’âme comme seul remède à la cruauté du monde, et est notable du fait qu’elle est adressée à une amie de la narratrice, et non à un intérêt amoureux. C’est ainsi un appel à la sororité courageux et désarmant de sincérité que nous offre Andrews. D’ailleurs, ses chansons d’amour ne sont jamais vraiment heureuses, le bonheur étant attaqué par la distance – “Long Road Back to You” –, les manquements masculins qui reflètent les propres défaillances de la chanteuse – “I’ve Hurt Worse” à nouveau – ou les circonstances matérielles difficiles – “Took You Up”. Cette dernière chanson explore malgré tout l’importance, voire la nécessité du couple comme moyen de survie face à l’ennui, au chômage ou à la pauvreté, à la tristesse de vivre tout simplement. Elle rappellerait presque le magnifique “It Is What It Is” de Kacey Musgraves : la vie est ce qu’elle est, l’amour est ce qu’il est jusqu’à ce qu’il ne soit plus, un pragmatisme dur à avaler, mais qui semble si proche du réel. Cette dureté s’exprime de manière plus prégnante encore sur “Border”, un morceau sur la brutalité économique qui nous ferait presque espérer qu’Andrews préfère le southern rock à la country atmosphérique pour son prochain disque – qui doit sortir plus tard cette année. En attendant un tel renouvellement ou une simple confirmation, force est de constater que May Your Kindness Remain est déjà le disque d’une artiste accomplie, qui n’attend qu’à être écoutée, durant les froides nuits solitaires de ce début de printemps, ou au réveil, pour se rappeler les beautés restantes dans ce monde gangrené par les certitudes, les illusions et la haine.
Credits image mise en avant : Winona Ryder dans Heathers (1989) de Michael Lehmann (New World Pictures)
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