Alors que nous sommes de nouveau confinés pour le mois, avec certes plus de libertés, mais surtout plus de questionnements quant à l’absurdité de l’époque et la viabilité d’un avenir pourtant précieux, les plus attentifs auront remarqué que nous arrivons à la fin de l’année. L’heure va bientôt être aux bilans, qui même s’ils auront sans doute tendance à surtout relever une étrangeté et une horreur auxquelles il va pourtant falloir s’habituer, pourront, espérons-le, s’attarder également sur la production artistique qui fut tout aussi pléthorique que lors de périodes, disons, plus sereines.
Pour préparer cette saison, nous avons voulu revenir sur les plus marquants de ces nombreux disques que nous n’avions pas traités lors de leur sortie, aussi pour lutter un peu contre la sinistrose qui guette et retrouver une humanité difficile à discerner dans la brume. Dans cette première salve, nous parlerons de trois beaux albums, accessibles et accueillants, qu’on peut réunir autour d’une certaine idée de ce que peut être la pop en tant que genre, alors qu’ils n’ont a priori pas grand-chose en commun : Been Around de A Girl Called Eddy, Songs for the General Public de The Lemon Twigs et What’s Your Pleasure? de Jessie Ware.

Been Around de A Girl Called Eddy : Des sonorités vintage pour une désillusion contemporaine
Erin Moran est une musicienne qu’on pourrait presque qualifier de confidentielle. Originaire du New Jersey, elle fut membre du collectif trip hop Leomoon à la fin des années 1990, avant de sortir son premier disque solo en 2004 sous le nom A Girl Called Eddy. Bien que cet album ait été un succès critique, Moran ne réémergea pas avant 2018, année de la parution de The Last Detail, projet conçu à quatre mains avec le compositeur et arrangeur Mehdi Zannad. C’est moins de deux ans plus tard, tout début 2020, que Moran publia Been Around, son second album solo. Ce disque inattendu est par ailleurs le fruit d’une nouvelle collaboration de proximité, cette fois-ci avec Daniel Tashian, qui a notamment amplement participé à Golden Hour, le dernier Kacey Mugraves. Been Around voit Moran réaffirmer et affiner son identité musicale, à mi-chemin entre ce qu’on pourrait qualifier grossièrement de blue-eyed soul et une vraie dimension sophisti-pop.
Soigneusement arrangée et gorgée de cuivres, la musique de Been Around peut paraître kitsch et datée au premier abord, sans même qu’on se questionne sur l’appropriation qui pourrait entrer en jeu. Les chœurs excessifs de la chanson-titre et de “Jody” sont exemplaires à ce titre. Cependant, au fil des écoutes, une émotion véritable apparaît ; une émotion qu’on semble authentiquement devoir à Erin Moran. Sur son premier disque, Moran écrivait déjà pour ces « people who used to dream about the future » – ces gens qui par excès de naïveté ou de sincérité ont vu leurs espoirs démesurés se flétrir face à la torpeur de la réalité. Quinze ans plus tard, la tristesse est toujours là mais elle est peut-être moins violente, plus diffuse. L’expérience et le vieillissement sont, certes, parfois sources d’un certain dégoût du monde – voir la terrassante et bien nommée “Not That Sentimental Anymore” – mais ils peuvent aussi mener à une forme de contentement, dont naissent par exemple les maximes de la chanson-titre.
Ailleurs, Moran assume sa nostalgie douce-amère, plutôt apaisante lorsqu’il s’agit d’évoquer un ami disparu sur “Jody”, mais beaucoup plus poignante quand elle l’emploie pour raconter la nature démissionnaire d’un père sur “Lucky Jack (20-1)”, ou le vide laissé par la perte d’un amour idéalisé sur la terrible “Charity Shop Window”. Ces thématiques qui pourraient paraître rabattues, mais qui font malheureusement partie de la vie, gagnent une densité inédite grâce aux luxuriantes constructions mélodiques du duo Moran/Tashian et à la voix lasse et pourtant radieuse de la chanteuse. Pensé dans ses dynamiques, le disque contient de vraies percées d’énergie : l’imparable “Someone’s Gonna Break Your Heart” cible avec verve l’arrogante brutalité d’un ex-compagnon, en espérant que la vie venge de l’affront subi, tandis que l’élégant “Two Hearts” opte pour la croyance dans le retour d’une forme d’amour, proposant du même coup une vraie de vraie envolée pop. C’est bien cette alliance de moments immédiatement réjouissants et de beautés plus subtiles et mélancoliques qui donne sa vivacité à un disque qu’on aurait pu croire engoncé dans un certain passéisme. On espère que Moran aura la volonté et la chance de rapidement donner suite à son travail, avec toujours plus d’application et d’expressivité.

Songs for the General Public de The Lemon Twigs : une énergie glam au service de chansons atemporelles
The Lemon Twigs est la formation pilotée depuis déjà plus de 5 ans par les frères Brian et Michael D’Addario, jeunes musiciens surdoués. Publiés par le légendaire label 4AD, le duo a sorti cette année son troisième album studio officiel, Songs for the General Public, titre dont l’ironie à peine masquée résonne forcément avec Music for the Masses, le classique de Depeche Mode. Pourtant, les D’Addario sont loin de la noirceur synthétique de ce dernier, et leur réutilisation de cette boutade cherche plutôt à évoquer leur retour à une certaine spontanéité et simplicité de composition. Leur précédent disque, Go to School, se voulait un opéra rock opulent et décadent autour du destin tragique d’un chimpanzé contraint de vivre dans une société humaine qui le rejette. Complètement dingue conceptuellement et encore plus déroutant musicalement, l’album osait tout, et nécessitait une dizaine d’écoutes pour être appréhendé honnêtement. Beaucoup plus direct, Songs for the General Public se compose de 12 pop songs quasiment toujours construites autour de la sempiternelle structure couplet-refrain, mais en respectant avec un maximum d’exigence l’efficience mélodique et thématique que celle-ci demande.
Forcément, le duo aborde ici le principal sujet de la pop, à savoir les relations amoureuses, avec un esprit de subversion qui tourne parfois à la fureur provocatrice. Si l’on peut saluer l’envie de remettre en cause certains lieux communs de la vision des rapports humains transmises dans la pop – du désir de possession à l’idéalisation absolutiste de l’« être aimé » –, l’écriture maladroite des D’Addario empêche parfois de réellement comprendre quel point de vue ils cherchent à défendre. On citera en ce sens les psychologiquement dérangeant “Somebody Loving You” et “Ashamed”, où l’on ne peut vraiment discerner si le narrateur réfléchit à ses sentiments ou justifie simplement son comportement. Pourtant, les messages de résilience et de compréhension fonctionnent à plein régime sur le merveilleux “Live in Favor of Tomorrow” ou le très ironique “No One Holds You Closer (Than the One You Haven’t Met)”.
Quoiqu’on pense du contenu des paroles, le charme du disque se situe de toute évidence avant tout dans son énergie dévastatrice et ses refrains irradiants, performés alternativement avec l’enthousiasme qu’on leur connaît par Brian ou Michael. Certes, les détracteurs récurrents du duo pourront encore essayer de lister toutes les influences 60’s et 70’s qu’ils percevront. Alors on leur opposera que les D’Addario, à l’instar de la divine Weyes Blood avec qui ils ont d’ailleurs travaillé, se servent de ces inspirations indéniables comme d’une matière première esthétique. À partir de celle-ci, et avec l’apport de leurs subjectivités, une nouvelle vision musicale se construit, flamboyante, extravagante et, le plus souvent, séduisante. D’ailleurs, à certains instants, lorsqu’une mélodie ou une rythmique est trop délirante pour appartenir clairement aux canons glam-pop dans lesquels on essaie de les ranger, les D’Addario se révèlent plus proches d’Ariel Pink que de Todd Rundgren. Cette capacité à rester singuliers sans pour autant arrêter de surprendre – comme lorsqu’ils tentent d’écrire un hymne inspirant ultime avec “Moon”, sommet de milieu d’album – pourra encore les mener très loin s’ils parviennent à affiner leur expression et leur musicalité : c’est là tout le mal qu’on peut leur souhaiter.

What’s Ypur Pleasure de Jessie Ware : une épopée disco-soul sensuelle et sophistiquée
Celles et ceux qui ont suivi l’actualité musicale cette année savent que s’il y a un disque pop qui, au gré des opinions critiques qui restent encore influentes et des forums de mélomanes plus ou moins insupportables, a su tirer son épingle du jeu, c’est bien What’s Your Pleasure?, le quatrième album de l’anglaise Jessie Ware. Pourtant, cela n’était pas évident, Ware ayant connu une visibilité limitée jusqu’ici, même si son premier album Devotion avait été acclamé par de nombreuses publications spécialisées à sa sortie en 2012. C’est probablement le revival disco auquel participe What’s Your Pleasure? qui peut alors raisonnablement expliquer son succès, même s’il n’a a priori pas l’efficacité pour rivaliser avec l’usine à tubes Future Nostalgia de Dua Lipa, qui empruntait à des influences très similaires. Finalement plus proche de la sophistication esthétique d’une Róisín Murphy, qui a également emprunté la voie du nu-disco cette année avec son Róisín Machine, le disque de Jessie Ware ne séduit pas forcément immédiatement, mais sa production impeccable, principalement due à James Ford, son atmosphère cohérente et sa direction musicale irrésistiblement dansante emportent néanmoins rapidement l’adhésion.
Jessie Ware part pourtant avec une indéniable lacune : elle n’a pas su trouver de véritable incarnation pouvant la différencier aisément de ses pairs. Ware n’étant que peu identifiée, et n’ayant pas non plus de direction visuelle très travaillée – il n’y a qu’à voir la pochette qui fait presque guise de pastiche pour s’en convaincre –, toute sa personnalité doit passer par sa musique, alors que l’image compte autant, sinon plus, aujourd’hui. Que ce soit un parti-pris ou une vraie faiblesse de communication, Ware ne peut pas, dans ces conditions, rivaliser dans le champ de la pop commercialement et artistiquement viable avec des figures aussi saisissantes que Janelle Monáe, Lorde ou même Angèle. Elle doit donc se reposer en premier lieu sur sa présence vocale pour convaincre et s’imposer durablement, ne serait-ce que dans l’imaginaire collectif.
Or, si vocalement, l’interprète est toujours en place et captivante, capable d’expressivité et de sensualité, elle n’a pas non plus trouvé à ce stade ce qui pouvait vraiment faire sa singularité. Dans ses textes également, Jessie Ware reste assez attachée aux schémas habituels du genre dans lequel elle évolue : tous les morceaux s’attachent à décrire avec assez peu de détails divers scénarios amoureux, de la phase de séduction au doute concernant la viabilité de la relation. À un moment où nous avons plus que jamais besoin de comprendre et de réfléchir à ce qui nous entoure, prendre la direction de l’hédonisme et de l’évasion, même pour un disque de pop, sonne un peu comme la solution de facilité. D’ailleurs, quand Ware cherche à évoquer indirectement l’état du monde dans le morceau de clôture “Remember Where You Are”, on préférerait qu’elle ne le fasse pas, car on a alors un peu envie de lui rétorquer que derrière la profondeur supposée de l’amour qu’elle chante, un égoïsme à deux reste un égoïsme.
Si toutes ces critiques peuvent paraître particulièrement sévères, il faut bien avouer que le reste de ce qui constitue What’s Your Pleasure? en tant qu’objet esthétique est proche de la pure excellence. Il y a d’abord la grande finesse avec laquelle l’album s’ouvre, sur une introduction vocale lyrique baignée de cordes, avant que les rythmiques synthétiques irrésistibles ne se mettent en branle. Ce morceau d’ouverture, “Spotlight”, contient l’une des progressions les plus soignées de l’album, chaque partie semblant décupler l’intensité émotionnelle de la précédente. Cette même intensité atteint presque la transe avec l’implacable chanson-titre, à la charge érotique tangible que n’aurait pas renié Goldfrapp période Black Cherry. L’album choisit de suivre le cours d’un séquençage en monts et vallées, variant les plaisirs – le maître mot de l’album mis en avant jusque dans son titre – sans faiblir. Quelques détours ont d’ailleurs été prévus, comme l’étincelante et pourtant presque inquiétante lenteur de “In Your Eyes”, ou l’hypnotique “Mirage (Don’t Stop)”, à la limite de la house. Le pic émotionnel du disque est “The Kill”, la vraie chanson romantique de l’ensemble, avec tout ce que cela suppose de mélancolie et d’incertitude. C’est pour ce genre d’instants de grâce, comme suspendus hors de l’espace et du temps, que la démarche, même critiquable, de Ware et de son équipe prend tout son sens…
Crédits Pochettes : Been Around – Elefant Records ; Songs for the General Public – 4AD ; What’s Your Pleasure? – PMR Records et Virgin EMI Records
Convaincu!
Je me suis acheté Jessie et Erin 😉
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Ce sont deux bons disques qui valent amplement le coût à mon sens !
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