After Hours : Accomplissement et renouvellement pour The Weeknd

Critique de l’album After Hours (20 mars 2020) de The Weeknd

Les années 2010 ont-elles vu éclore de pop star plus fascinante et atypique qu’Abel Tesfaye, le canadien tout juste trentenaire caché derrière le nom de scène The Weeknd, et le personnage qui va avec ? Découvert en 2011 avec une trilogie de mixtapes acclamées plutôt par des médias indépendants – notamment Pitchfork –, The Weeknd a gravi les échelons jusqu’à devenir un des artistes les plus écoutés de la décennie dernière. Aux États-Unis, ses albums Beauty Behind the Madness (2015) et Starboy (2016) figurent respectivement, d’après le classement Billboard, aux 36ème et 39ème places des meilleures ventes des années 2010. Ces disques ne pouvaient que marquer le monde de la pop tant l’immédiateté et la force esthétique de leurs meilleurs singles étaient indéniables. Qui ne se souvient pas de la trap irrespirable de “The Hills”, du disco-funk irrésistiblement dansant de “Can’t Feel My Face”, ou encore de “Starboy” et “I Feel It Coming”, collaborations avec Daft Punk finement produites et arrangées ? On peut affirmer sans hésitation que ces succès mondiaux figurent parmi les plus mémorables créations auditives de ces dernières années.

Si avec Beauty Behind the Madness et Starboy, The Weeknd s’est éloigné du R&B atmosphérique et nocturne de ses mixtapes et de l’ambition cinématographique de son premier disque studio Kiss Land (2013), il a néanmoins conservé en chemin ses obsessions thématiques. En trois mots, la musique de The Weeknd tourne autour du sexe, des drogues et de la lancinante dépression qui les accompagne. S’intéresser de près à l’univers de l’artiste, c’est donc accepter de faire preuve d’une certaine complaisance vis-à-vis de la misogynie et de l’objectification consubstantielle aux descriptions de ses excès, ponctuant ses textes chargés d’une extrême vulgarité. Les clips de The Weeknd ont également été souvent critiqués pour leur violence graphique, à l’œuvre dans “Pretty” ou “False Alarm” par exemple. Cet aspect controversé de l’œuvre du musicien a été traité régulièrement avec plus ou moins de discernement par la presse musicale. Ici, on ne prétendra pas non plus que l’œuvre de The Weeknd est profonde et intelligente. Simplement, on ne peut que reconnaître l’intérêt amené par les contradictions qui y cohabitent, et la force attractive d’une musique souvent plus émouvante qu’il n’y paraît. En d’autres mots : oui, le personnage présenté dans la plupart des chansons de The Weeknd est détestable voire monstrueux, mais cela ne veut pas dire que l’œuvre qui le met en scène ne peut pas nous fasciner ou nous impressionner parfois.

Il faut dire qu’en une décennie de carrière déjà bien remplie, The Weeknd a eu le temps d’apporter des nuances à son personnage, brouillant parfois les pistes entre son identité réelle et ses délires fictionnels, jusqu’aux titres de ses morceaux : de qui parlent “Real Life” ou “Starboy”, d’Abel Tesfaye ou de The Weeknd ? Le musicien a même choisi de mettre en avant sa capacité d’auto-analyse et de remise en question, à partir de Beauty Behind the Madness. On ne peut que citer le « When I’m fucked up, that’s the real me » qui sert d’inoubliable refrain à “The Hills”, ou l’intégralité de la chanson “Ordinary Life”, issue de Starboy.

Plus étonnant encore, les sentiments amoureux, ceux que The Weeknd prétendait être incapable de ressentir, ont fait au même moment leur apparition dans des paroles le présentant de plus en plus comme un grand sensible. “I Feel It Coming” a ainsi pu être reprise par Juliette Armanet, notre icône romantique nationale, dans une version débordant d’une sensualité aux antipodes de l’agressive sexualité du canadien. Le très dispensable EP My Dear Melancholy, (2018) tournait même exclusivement autour des peines de cœur d’un artiste qui semblait alors en pleine évolution. Oui, l’auteur de “Party Monster” avait aussi été capable d’écrire “In the Night” et “False Alarm”, morceaux où il décrivait avec beaucoup d’empathie le quotidien d’une victime d’abus sexuels devenue strip-teaseuse et d’une femme matérialiste, opportuniste et solitaire. Cependant, le voir tomber dans l’émotivité d’un “Call Out My Name” était surprenant : Abel Tesfaye allait-il s’ouvrir réellement, devenir un artiste plus célèbre pour sa profondeur émotionnelle que pour sa persona sulfureuse ?

After Hours, le quatrième album studio de The Weeknd, enfin paru le 20 mars dernier, nous aide un peu mieux à comprendre vers quelle vision artistique son auteur tend, et du même coup à répondre à cette question de l’émotivité grandissante de sa musique. La promotion visuelle du disque pouvait déjà donner des signes que l’on ne retrouvait plus The Weeknd dans le même état d’esprit plein de défiance et de fierté qui définissait Starboy, mais qu’il n’était pas non plus en train de geindre face à son cœur brisé comme sur My Dear Melancholy,. Les clips de “Heartless” et de “Blinding Lights” montraient ainsi The Weeknd, avec sa nouvelle coiffure, son costume rouge, ses lunettes de soleil et sa resplendissante moustache, enchaîner les bad trips dans un Las Vegas nocturne fantasmé et stylisé.

Tesfaye est par ailleurs récemment apparu dans une séquence mémorable de Uncut Gems (2019) de Josh et Benny Safdie, où il incarne son propre rôle. L’action du film se déroulant en 2012, il y est présenté comme une star montante libidineuse et capricieuse, et semble se régaler de cette partition pleine d’autodérision, au milieu d’une œuvre traitant des excès du capitalisme et des addictions qui y sont liées, et montrant que les relations humaines ne peuvent alors être que marchandages, autour de marchandises justement. Dans le clip de “In Your Eyes”, The Weeknd pousse le vice jusqu’à interpréter un meurtrier qui est décapité par sa potentielle victime. Jamais encore nous n’avions vu The Weeknd mettre en scène son personnage dans des postures révélant autant la pathétique déchéance à laquelle ses excès multiples le préparent. Loin de tenir simplement de l’effet d’annonce, ce changement de perspective des visuels, qui tendent à représenter The Weeknd sous un angle ouvertement négatif, se retrouve bel et bien dans la musique elle-même. After Hours est ainsi un disque désespéré, qui narre avec beaucoup de talent la chute d’une célébrité qui pourrait bien être une déformation d’Abel Tesfaye, ne pouvant s’éloigner d’une femme avec qui il entretient un amour toxique, et de sa propre tendance à l’autodestruction. C’est aussi l’album le plus consistant et accompli de The Weeknd, celui qu’on n’attendait plus de sa part…

Alone Again” ouvre le disque de manière extrêmement surprenante : la voix de Tesfaye, dont l’expressivité et la versatilité est pourtant cruciale dans sa musique, est noyée sous les effets et semble un simple élément du mix, plutôt que sa partie dominante. Cette nouvelle approche sonore, mêlée à une structure qui préfère la progression linéaire à l’immédiateté pop, en fait un morceau difficile à appréhender de prime abord. Les paroles, elles, semblent nous indiquer que le trouble identitaire de The Weeknd n’a jamais été aussi prégnant.

Take off my disguise
I’m living someone else’s life
Suppressing who I was inside
So I throw two thousand ones in the sky

Cette incertitude dépressive, associée à une dépendance amoureuse – le personnage est persuadé de ne pouvoir être compris et sauvé que par cette femme à qui s’adresse la plupart des chansons – nous place d’ores et déjà dans un état émotionnel inconfortable, nous obligeant à nous confronter à une narration musicale inattendue pour un disque de The Weeknd. “Too Late” poursuit l’album avec une utilisation similaire de l’autotune, mais sur une instrumentation énergique et menaçante héritée du style UK garage. S’accusant des dommages subis par sa relation, The Weeknd hésite ici entre demander un pardon sincère à sa compagne et s’enfermer dans son habituelle négativité autodestructrice. “Hardest to Love” porte également ces interrogations, mais bénéficie d’une atmosphère plus légère, rappelant le minimalisme mélancolique de The Postal Service, accompagné par une section rythmique digne d’un morceau drum’n’bass. Sa mélodie vocale, qui semble inspirée par la désuète ballade “As I Lay Me Down” de Sophie B. Hawkins, est le premier signe d’une volonté de The Weeknd de s’inscrire dans une tendance pop rétro qui lui sied à merveille.

Scared to Live” est un pas plus flagrant encore dans cette direction, osant s’emparer d’un court passage de “Your Song” d’Elton John pour conclure son refrain. Dans cette chanson tendre et lyrique, The Weeknd cherche à enfin dire adieu à cette femme qu’il fait tant souffrir, essayant pour la première fois de regarder les choses à travers ses yeux.

You always miss the chance to fall for someone else
‘Cause your heart only knows me
They try to win your love, but there was nothing left
They just made you feel lonely

Malheureusement, cette sage décision n’induit pas une amélioration durable du comportement du protagoniste. “Snowchild” et “Escape from LA”, deux morceaux privilégiant avec plus ou moins de succès l’ambiance psychédélique à la mélodie et la structure, tentent tout de même de faire avancer la narration du disque. Ego trip maniéré, “Snowchild” relate les jeunes années de The Weeknd, rappelant les difficultés matérielles qui l’ont poussé à un détachement et à des excès dont il n’a jamais su sortir. “Escape from LA” voit le narrateur dépeindre ses démons avec plus de finesse, reconnaissant le mélange d’attraction et de répulsion qui le lie à sa ville, et son manque de confiance dans la gent féminine dû à des blessures qu’il utilise pour excuser son infidélité chronique. Si ce portrait ne suffisait pas à nous faire comprendre qu’on assistait à une rechute, le jouissif “Heartless” ne nous laisse plus de doutes. Sur une production trap démente de Metro Boomin gagnant en épaisseur au fil du morceau, The Weeknd laisse s’exprimer ses pires penchants et la détresse paradoxale qui s’en dégage jusqu’à un dernier refrain dévastateur.

Faith” est également dédiée à cette trap « intoxiquée », mais s’avère plus polymorphe, tandis que la relation amoureuse narrée par The Weeknd refait surface, plus violente et toxique encore.

If I OD, I want you to OD right beside me
I want you to follow right behind me
I want you to hold me while I’m smiling
While I’m dying

Cette morbidité assumée mène le narrateur dans une ambulance, où se conclut le morceau, sans doute le plus cinématographique du disque, laissant place à l’irrésistible tube “Blinding Lights”. Un titre pas forcément plus positif dans ses paroles, où The Weeknd essaie de convaincre une nouvelle fois son ex de lui donner son amour, révélant au passage toute la duplicité d’une forme de séduction très représentée dans le mainstream. La vraie-fausse assurance qui exulte du refrain imparable du morceau – jamais The Weeknd n’a pioché aussi allègrement dans la synthpop des années 80 – donne à cette toquade nocturne tout son charme finalement inquiétant.


La chanson suivante, “In Your Eyes”, amène cette dichotomie entre romantisme et noirceur vers de nouveaux sommets. Son instrumentation disco-funk magnifiquement arrangée, son refrain à l’élégance mélodique envoûtante et son utilisation redoutable du saxophone lors de son final en font un des bijoux incontestables de ce disque. The Weeknd ne s’est pas trompé en choisissant ce titre comme nouveau single… Ses paroles, encore une fois, apportent de la nuance au personnage de l’artiste, capable ici de gratitude et de reconnaissance envers une compagne qu’il a trop souvent trahi et méprisé. 

You always try to hide the pain
You always know just what to say
I always look the other way
I’m blind, I’m blind

Que l’on puisse voir clair dans son jeu de charmeur désespéré, convaincu de sa propre monstruosité, mais incapable de complètement la dépasser, ne nous empêche pas pour autant d’y voir une sincérité quasi-maladive. “Save Your Tears”, dont les synthétiseurs aussi naïfs que tristes paraissent tirés d’un chef-d’œuvre oublié d’OMD ou d’Ultravox, est tout aussi émouvante dans sa volonté béate de recoller les morceaux d’un rapport depuis longtemps à l’agonie. L’interlude “Repeat After Me”, co-produit par Daniel Lopatin – alias Oneohtrix Point Never – et Kevin Parker de Tame Impala, laisse The Weeknd face à l’impossibilité d’une véritable réconciliation, le poussant à la manipulation et la mauvaise foi la plus brutalement égoïste.

Les six minutes progressives et tourmentées d’“After Hours” décontenancent alors. Le climax de l’album voit ainsi son protagoniste complètement perdu, hanté par ses souvenirs, ses désirs qu’il ne pourra satisfaire, et la perte, qui pourrait bien être définitive, de la femme qu’il dit aimer. The Weeknd ne nous laisse pas vraiment croire à une rédemption, et ne provoque pas non plus de catharsis : il nous met face à la tristesse d’un homme, réduit à formuler les plus pathétiques des sérénades sur une bouleversante mélodie plaintive.

I’ll treat you better than I did before
I’ll hold you down and not let you go
This time, I won’t break your heart, your heart, no

Les injonctions suicidaires à la fuite, audibles sur le dernier morceau de l’album au titre programmatique – “Until I Bleed Out” –, ne sont alors en rien surprenantes. Durant près d’une heure, The Weeknd nous a invité dans la psyché torturée d’un personnage qui semble irrattrapable, mais qui comme beaucoup d’entre nous, espère qu’une forme d’amour va le sortir de ses zones d’ombre. After Hours peut alors être considéré comme le portrait d’une humanité déglinguée, corrompue par l’absence d’éthique et de partage du monde capitaliste, narcissique et égoïste à en vomir – mais peut-elle être vraiment différente vu les circonstances ? Dans ce disque émouvant, nocturne, atmosphérique, dépressif, il y a tout The Weeknd : son arrogance insupportable et son infinie vulnérabilité, son goût de l’expérimentation comme son sens universel de la mélodie. Quelque part, il y a donc ici tout ce que The Weeknd peut apporter au monde et refléter du monde. After Hours est un aboutissement autant qu’un renouvellement pour son auteur, et s’avère également au passage un disque parfaitement adapté à notre époque troublée.

Image mise en avant : Pochette d’After Hours de The Weeknd, design d’Aleksi Tammi et photographie de Anton Tammi, distribué par XO et Republic

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