La première édition du Festival Lumière récompensait en 2009 Clint Eastwood. Quelques années plus tard, la cinquième édition de ce Grand Lyon Film Festival honorait Quentin Tarantino. Trente-trois années éloignent les deux hommes qu’un genre particulier rapproche : le western, et plus particulièrement le western spaghetti, que l’Institut Lumière met à l’honneur au début de l’année 2019 avec le Festival Sergio Leone. Cette dénomination si détestée par son Père fondateur, expression qu’il hait tout autant, désigne ce genre particulier du western italien des années 60. Adoré par le public et dénigré par la critique de l’époque, il occupe une place importante dans le cœur de nombreux cinéphiles. Si je veux entreprendre aujourd’hui une rétrospective personnelle sur ce qui représente ma propre madeleine de Proust, c’est après l’avoir entendu être qualifié de « sous-genre » par un puriste du western américain. Les images de la Trilogie du dollar défilant devant mes yeux, leur musique résonnant à mes oreilles, mon sang italien n’a fait qu’un tour. Cette idée du western spaghetti comme sous-genre, au-delà de l’adhésion à cette pensée d’une hiérarchie des genres, provient de ce que ce cinéma italien s’est construit par opposition franche et directe au cinéma américain, symbolisé aujourd’hui par John Ford (La Chevauchée fantastique, 1939 ; Rio Grande, 1950…) et à travers lui, John Wayne.
Les grands lignes du western spaghetti
Revenons alors sur l’invention d’un genre à part entière, le western italien ou spaghetti (voire « macaroni » au Japon). Le western américain, caractérisé par une conquête de l’Ouest opposant les gentils aux méchants dans une recherche pure et noble d’une terre où s’installer, commence à s’essouffler à la fin des années 50. Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari) arrive alors en 1964 comme un boulet de canon dans le paysage cinématographique italien et international de l’époque. Sergio Leone signe son premier western, et seulement son deuxième film, sous un pseudo très étasunien, Bob Robertson. L’histoire de cet étranger, ou « Blondin » dans le troisième volet, entre tueur à gage et chasseur de primes, apporte une violence jusqu’ici jamais vue dans les westerns. Cette exagération est l’un des points les plus critiquées en Italie à l’époque, le Corriere delle Sera estime que le film « exagère » : « des massacres salgariens, des tortures sadiques, du sang qui salit tout le film » ; mais aussi en France : Télérama évoque un film « où l’on met l’accent sur le doigt qui prend plaisir à appuyer sur la détente et à tuer ».

Mais ce qui gêne véritablement, encore plus que la violence, ce sont ses raisons. Le critique du Corriere se plaignait : « aucun lien, désormais, avec les mythes de la justice, de l’imagination et de la liberté ». Le « héros » de Leone ne se bat pas pour la liberté, la justice ou pour conquérir une terre. Il le fait uniquement pour l’argent, et pour une poignée de dollars qui plus est. Avec ce film, les fondations du western spaghetti sont posées. Le genre est inventé, lancé. Son succès retentissant et sa production peuvent commencer.
La violence
Le terme de « fondations » ne pourrait être plus juste car les spécificités les plus remarquables du genre sont toutes présentes dans ce film. La violence dans son sens le plus propre définit ces westerns spaghetti, dont le nom ne semble pourtant pas inviter à une telle noirceur. Comment parler de l’exagération de violence sans évoquer Django (1966), le premier du nom ? Célèbre film de Sergio Corbucci, où on ne compte pas moins de 147 morts à l’écran, soit plus d’1,5 mort par minute. Son successeur moderne n’atteint même pas la moitié. Franco Nero lui-même raconte le tournage du film : tous les matins, Corbucci s’interrogeait, « Combien de morts aujourd’hui ? » ; quand on lui répondait « dix », il renchérissait « trente ». L’exagération pour l’exagération, le film sera interdit de diffusion en Angleterre pendant 20 ans.
Mais la violence en elle-même n’est pas l’aspect le plus important de ce cinéma, c’est bien la futilité de ses raisons d’être : argent, vengeance, pure sadisme… Cette violence n’est pas « juste » (si tant est que la violence puisse l’être) mais avide et excessive. De celle-ci naît la dimension politique du genre, trop souvent mise de côté. Impossible d’oublier la façon dont le personnage mexicain, opprimé par le western américain, redore son blason avec Cuchillo. Ce héros du film Saludos hombre de Sergio Sollima (promis, le prénom n’est pas un prérequis du genre), renverse en 1968 tous les topoi de son équivalent américain : son arme de prédilection est le couteau, et non le fameux colt, dont la vitesse dans ses mains dépasse même celles des balles. Ce cinéma veut aussi se séparer des idéologies : il démythifie complètement la fondation de l’Amérique, incarnée tout particulièrement par le « héros ». Il est ce que l’Ouest a de pire, un chasseur de primes, un moins que rien, un Personne. On est bien loin de la fierté patriotique et de la noblesse d’esprit américaine.
Le héros aux yeux bleus
Pourtant, ce héros, ce pire du pire, le spectateur l’aime et ne peut se détacher de lui. Pourquoi ? La faute est à ses grands yeux bleus que l’introduction des techniques du cinéma moderne dans un genre qui tombait en désuétude ne peut que magnifier.
Franco Nero en Django Terrence Hill en Personne
Clint Eastwood en l’homme sans nom Gianni Garko en Sartana
L’humain reprend toute sa place dans ces nouveaux films qui refusent les plans trop larges, trop lointains, dans lequel le héros se perd et est perdu. Ce qui est au centre, c’est le visage, et quel visage. Les yeux bleus brillent au milieu de l’écran, sous un chapeau ténébreux qui les accentuent encore plus. Corbucci les appelle « les lacs bleus de Franco » et sait déjà, au moment de tourner son film sans budget, que ce seront eux qui feront son succès et sa fortune. Pour lui, le cinéma, c’est le visage, ce visage d’ange déchu au yeux bleus.
La musique
Le dernier grand aspect de ces westerns spaghetti qu’il faut noter, peut-être plus par amour et nostalgie que par véritable rigueur cinématographique, c’est la musique. Qui, aujourd’hui, ne reconnaît pas en quelques notes l’harmonica d’Il était une fois dans l’Ouest (1968) ou le carillon de Pour quelques dollars de plus (1965) ? Ces chefs-d’œuvre, c’est au Maestro qu’on les doit, Ennio Morricone. Si bien évidemment on ne peut réduire la grandeur de son œuvre à sa collaboration avec Sergio Leone, elle n’en demeure pas moins primordiale pour sa carrière mais aussi pour la réussite du genre. Le Père fondateur déclarait même : « Morricone n’est pas mon compositeur. Il est mon scénariste ». La modernité du western spaghetti qui lui a permis de dépoussiérer le genre plus global du western est apportée par la musicalité de Morricone. Membre à l’époque d’une association visant à promouvoir la musique contemporaine à Rome, il introduit la guitare électrique dans ses orchestrations symphoniques. Le sifflement occupe une place majeure, mais aussi, des imitations de bruits d’animaux comme dans Le Bon, la Brute et le Truand (1966). On n’oubliera pas de citer également Nora Orlandi, grande compositrice italienne à qui l’on doit la musique de 10.000 dollari per un massacro (1967), et tant d’autres.
L’autre versant des westerns spaghetti : leurs parodies
Le western spaghetti, c’est aussi le face à face des Django, Ringo, Cuchillo au Trinita, Plata et finalement Personne. Il n’est ni exclusivement l’un ou l’autre, il est les deux à la fois ; une violence exagérée et sadique d’une part et un rire franc et honnête de l’autre. À sa sortie en 1970, On l’appelle Trinita (Lo chiamavano Trinità) fera le double des entrées de Pour une poignée de dollars. La violence n’est plus montrée, et quand elle l’est, elle se fait à grands coups de baffes qui claquent, pas bien méchantes mais hilarantes. Cette parodie s’organise particulièrement autour du duo Terence Hill, alias Mario Girotti, et Bud Spencer, alias Carlo Pedersoli. Ce dernier incarne le bourru par excellence, qui veut brigander dans son coin, tandis que le premier est son jeune frère qui arrive pour le titiller et le pousser à donner des coups. Leur alchimie palpable, que les deux acteurs eux-mêmes n’expliquent pas, porte toute la dimension comique de ce genre. Sergio Leone, le Père fondateur qui n’aimait déjà pas l’appellation de « western spaghetti », déteste encore plus ces parodies. Tant est si bien qu’il créera le sien, de manière dissimulée en 1973 : Mon nom est Personne (Il mio nome è Nessuno) de Tonino Valerii (assistant réalisateur de Leone sur les deux premiers volets de la Trilogie du dollar).

Henry Fonda incarne Jack Beauregard, chasseur de prime vieillissant qui a besoin de ses lunettes pour lire et qui ne cherche qu’à fuir le grand Ouest. Terence Hill prend le rôle de Personne, parodie de l’Homme sans nom, de nouveau, un « empêcheur de tourner en rond ». Celui-ci va refuser de laisser s’enfuir Beauregard qu’il met sur le piédestal du mythe. Si les critiques ont souvent perçu dans ce film l’opposition du mythe (les premiers grands westerns spaghetti) et de la parodie, cela n’est pas tout à fait vrai. Beauregard ne représente pas le véritable mythe, mais un faux : il est construit de toute pièce par Personne, allégorie de la parodie dont les quartiers de la selle qu’il porte toujours sur son dos lui donne des ailes d’ange. En effet, Leone, qui déteste être qualifié de Père fondateur, déteste aussi que ses films soient considérés comme des mythes. À travers Mon nom est Personne, c’est donc cette mythification du western spaghetti qu’il remet en cause, car c’était déjà la mythification des westerns américains qu’il détruisait lui-même en 1964.
Le successeur des westerns spaghetti : Tarantino et Django Unchained
La violence chez Quentin Tarantino ne semble alors plus si exceptionnelle quand on a été bercé par les « massacres salgariens » de Leone et des autres. Étant un immense admirateur revendiqué du western spaghetti, on ne peut qu’apprécier ce retour aux sources de Django Unchained (2012) : la violence, parfois gratuite, la politique, les mêmes gros plans sur le visage, qui, s’il n’a plus les yeux bleus, n’en demeure pas moins un paysage devant la caméra.

Quel plaisir de retrouver aussi Franco Nero, le premier Django, dans un dialogue savoureux que seuls les aficionados comprendront. On reconnaît enfin la musique d’Ennio Morricone, avec un titre original (Ancora qui, composé avec et chanté par Elisa Toffoli) et avec plusieurs titres tirés directement du film Sierra torride, de Don Siegel avec Clint Eastwood (1970). On sait par ailleurs que Quentin Tarantino a utilisé ses propres vinyles pour conserver le caractère de cette qualité si singulière. Le film reprend les chansons originales du premier Django, signées Luis Bacalov. Il est assez étonnant d’entendre aussi le thème de On l’appelle Trinita lors de la scène finale, comme pour indiquer que finalement, cet hommage est à tout le western spaghetti, celui des premières heures et ses propres parodies, qui n’ont heureusement pas complètement signé la fin du genre, grâce à Tarantino.
Crédits photos : United Artists ; The Weinstein Company, Sony Pictures Releasing France ; Titanus Distribuzione, Les Films Jacques Leitienne ; Euro International Film, Les Films Marbeuf
Merci beaucoup pour cet article passionnant et richement documenté (je ne savais rien de ces splendides « lacs bleux de Franco ») !
Si le regard des héros comptait beaucoup pour les réalisateurs de westerns italiens, le visage avait une importance assez fondamentale également. Je pense à toutes ces trognes patibulaires, pour certaines venues de l’autre côté de l’Atlantique (non, pas toi Rick Dalton) pour peupler ces villes sans loi d’un âge pionnier que le western a rendu mythique. Vraiment un western qui a une sale gueule. Personne n’a oublié Jack Elam piégeant une mouche dans le canon de son revolver sur le quai de la gare d »Il était une fois… dans l’Ouest. Il est clair que Tarantino, quasiment dans chaque film, depuis disons « Kill Bill », n’a cessé de faire au moins une citation à ce genre qu’il chérit et dont les grands noms sont tout de même assez peu nombreux au panthéon du cinéma de qualité. Les trois Sergio sont en effet les trois baobabs qui cachent une forêt bien clairsemée. On fera bien grâce à quelques Fulci furieux, Tessari pourquoi pas (un bon souvenir avec Alain Delon), Valerii pour le côté parodique, et l’indispensable Keoma de Castellari, et puis le genre s’éteint à la fin des années soixante-dix.
Difficile de rivaliser avec un genre qui perdure encore (difficilement certes) au pays des « vrais » cow-boys.
J’aimeJ’aime