Lyon, ville (historiquement) mélomane
« Lyon, capitale du rock », voici le célèbre titre du journal Libération qui fait un numéro hommage à cette ville, dont les rues sont les veines fiévreuses dans lesquelles coulent un sang de révolte, une force créatrice, une envie de musique qui se propage. Nous sommes en Juillet 1978, il s’agit du premier festival à Fourvière (appelé depuis 1994 « Nuits de Fourvière ») consacré à cette jeunesse lyonnaise qui se bat pour être entendue. Pour la première fois ce festival met le rock français en avant, en témoigne le nom de l’édition « la New Wave French Connection ». Seront ainsi présents des groupes nationaux, des modèles, tels Téléphone, Bijou, Aux bonheurs des dames. Mais les Lyonnais seront les vraies « stars » attirant plus de 5 000 spectateurs. Ainsi s’exposent Starshooter, Electric Callas, Ganafoul, Marie et les Garçons, et tant d’autres (pour beaucoup tristement oubliés aujourd’hui). Les Nuits de Fourvière ont été créées en 1946 par Edouard Herriot. Il s’agit, dans un cadre agréable (et patrimonial), de profiter de l’art « classique » français, sans que la parole soit donnée aux nombreux artistes qui se produisent dans les salles de Croix Rousse, Guillotière ou Gerland… 1978 doit être LE moment d’une libération. Lyon est une ville qui attire le rock. Entre 63 et 70 vont s’enchaîner les plus grands rockers mondiaux, tels Gene Vincent, The Shadows, Chuck Berry, The Who, Pink Floyd, John Lee Hooker, The Beach Boys, Deep Purple…. En 7 ans seulement, tous les plus grands noms se produisent sur les petites scènes lyonnaises, et inspirent les mélomanes qui assistent à ces concerts de légendes. Ainsi ce sont des groupes lyonnais qui font les premières parties des Beatles en 65, et des deux concerts des Rolling Stones donnés le même jour en 66. C’est notre devoir de se souvenir qui sont ces groupes qui ont marqué l’histoire de Lyon, un des plus gros foyers musicaux en France encore aujourd’hui.
L’histoire commence dans les années 1950. Les radios diffusent le rok’n’roll américain sur les ondes françaises, de même que la TV qui fait son arrivée. Jusqu’aux années 1960 se multiplient les concours, les petits concerts locaux, l’arrivée des fameux « groupes de lycée » qui parfois donnent naissance à de vrais groupes dépassant le stade de « reprises de standards ». C’est ainsi qu’est organisé en 1965, sur toute la place Bellecour, un concours d’orchestre de rock. Les années 1960’ sont ainsi celles du blues-rock, du twist, et du tâtonnement « pop » marqué notamment par l’éclair Beatles qui irradie les foules. A Lyon se produisent entre autres Jimmy et les King Bees, qui se fait voir lors de certaines premières parties mémorables. Mais le virage de la décennie suivante marque définitivement le paysage musical lyonnais, et plus généralement français. C’est la vague Punk, menée par les guitares saturantes et saturées de Starshooter (qui fait la première partie des Ramones en 77) ! C’est le raï-rock-new wave que représente Carte de Séjour, l’excentrique groupe de Rachid Taha, qui ouvre la voie au pluriculturel en France, en mêlant les sonorités des Clash avec les musiques traditionnelles arabes. Pink Floyd se réincarne dans Pulsar, au rock progressif-psychédélique ultra planant ; tandis que le blues et le hard-rock aux accents américains se prolongent en Ganafoul, et l’inclassable Factory (qui n’a pas peur de faire des écarts reggae). Même la vague Funk n’épargne pas les ruelles de la ville, lorsque Killdozer donne naissance à un rock-fusion, au groove de cuivres de studios anglais. Et puis on se retrouve de nouveau en 78, dans les gradins brûlants du théâtre antique de Lugdunum. Et là c’est une explosion ! Tout droit sorti d’un studio new-yorkais avec John Cale (ancien du Velvet Underground), après avoir fait les premières parties de Patti Smith ou des Talking Heads, voici Marie et les Garçons qui se déchaînent sous nos yeux, un groupe aux expérimentations d’un Brian Eno et au rock d’un Iggy Pop. Et toute cette vague rock’n’roll se prolonge dans les années 1980 avec un tournant heavy metal et hard-rock, dont le groupe le plus mémorable sera XYZ, réussissant une grande carrière en Californie, et dont leur premier album se vend à plus d’un million d’exemplaires. Tous ces groupes existent dans leurs temps. Ils ne connaissent pas le terme de « variété », ni celui de convenance. Ils ne cherchent pas la diffusion télévisuelle, mais une totale liberté d’expression. Ce sont des passionnés qui reprennent l’héritage instauré par ceux passés sur scène avant eux. On peut notamment remonter en 1969, au temps de Chico Magnetic Band, groupe lyonnais jumeau du Jimi Hendrix Experience, à l’énergie débordante, à la furie éclatante. Et peut-être certains se souviennent encore de leurs jeux de scène virulents (nos parents ? Nos grands-parents ? Pas moi …), le leader n’hésitant pas à jeter des poulets vivants dans le public, ou bien risquant un incendie à cause d’un système de casque à fusée défaillant.
Le 11 et 12 septembre 1984, l’espace Tony Garnier est ouvert avec AC/DC et Stevie Wonder. En 1985, tout concert y est interdit. Voilà un exemple démonstratif du régime anti-pop établi à Lyon durant de nombreuses années. Car l’histoire du rock à Lyon, c’est l’histoire de gens unis, de lieux symboliques, mais surtout celle d’un long combat. De nombreux espaces sont encore aujourd’hui des symboles. De nombreux concerts se perpétuent au Radiant-Bellevue, dans les Pubs, ou autres. Mais l’appropriation de la ville par les jeunes qui y vivent a été, dès les années 1960, une rude entreprise. L’un des basculements est en 1974 : Louis Pradel interdit les « concerts pops » dans les salles municipale, à la suite d’un concert de Led Zeppelin qui dériva quelque peu… Dès lors vont s’enchaîner les fermetures, puis réouvertures, puis interdictions, puis concerts sauvages… jusqu’aux années 1990. La bataille de ces groupes qui veulent se faire entendre va vite devenir idéologique, voire politique. Tout s’accélère en effet en 1978 lorsque la Bourse du travail est fermée aux « concerts rock », à cause d’une émeute lors d’un show de Patti Smith. S’ouvre alors le célèbre « Rockn’roll Mops », salle qui enchaîne 2 mois de concerts continus. Et rien d’étonnant si la même année se produit la « New Wave French Connection ». En 1979, tout se politise, face aux refus de salles qui augmentent. Des concerts de rock d’extrême gauche sont organisés (Rock against Fascism et Lyon Rock Liberté). Une conférence de presse « POUR le rock à Lyon ! » naît en même temps que des concerts sous chapiteau sans autorisation. 1980 marque à la fois la venue du mouvement Punk et Post-Punk à Lyon (The Cure, Magazine, Iggy Pop, Talking Heads, Captain Beefhearts…), que la création de l’Atomic Café par François Ramaget, grand lieu rock lyonnais, premier à diffuser des clips-musicaux en permanence. Ce même Ramaget organise la célèbre soirée « Lyon Rock 80 » lors de laquelle les Lyonnais sont à l’affiche et déchaînent les foules (avec entre autres XYZ, Arsenic, Péril Bleu…). Mais les refus continuent, encore et encore…. Concerts annulés, salles refusées ! Alors les Lyonnais s’unissent, et se battent pour s’exprimer. Ainsi Radio Bellevue émerge en 1981 et diffuse du rock H24 grâce à l’entraide de 400 bénévoles. Alors les concerts peuvent enfin avoir lieu, et les salles se multiplient. En plus de l’effervescence du Palais d’Hiver, sont également comblés le Sous-Espace culturel de Croix Rousse et le West-Side Club. Tandis que la plupart des groupes jouaient et enregistraient dans des garages ou des appartements, désormais il y a le studio Grange Musique, le label « Mosquito » (dès 82) et le Truck à Vénissieux (une des plus importantes salles de concert et studio). Malgré l’intervention du préfet en 85 interdisant tout concert au palais d’Hiver, au West-Side Club ou sous les chapiteaux, les groupes se sont battus, les Lyonnais ont résisté, pour faire vivre la musique et la diffuser.
Mais comment parler de musique à Lyon sans évoquer sa grande communauté Punk et révolutionnaire : le groupe FRIGO. La difficulté réside dans la manière dont on doit décrire Frigo. C’est avant tout un groupe de Lyonnais qui expérimentent dans les années 1980. C’est un lieu : une ancienne fromagerie située à Guillotière où ils se réunissaient, créaient, débattaient… C’est un organisme d’exposition, de production et de stockage vidéos, de spectacles urbains, d’ateliers artistiques divers, ainsi qu’une radio, mais aussi un lieu de résidence. L’idée du groupe est de vivre et de créer en groupe en permanence. Leur but était de créer le plus gros réseau humain possible, la plus grosse communauté possible, et pas seulement à l’échelle lyonnaise ! Mais avec une résonance nationale (voire internationale) ! Parmi les manifestations les plus marquantes on retrouve Radio Bellevue (qui a pour slogan « une radio libre, rock et kulturel »), Europe Copyright, Ponton (projet d’art mobile), une TV lyonnaise, des festivals de musique (comme les nuits bleues en 82)… Frigo, né à partir de « Faits Divers Magazine » situé sur la Croix Rousse, est ainsi une communauté underground de bénévoles qui ont fait vivre l’art, la culture, la jeunesse, et la liberté dans Lyon pendant des années. Et leur esprit a laissé des marques et n’a pas été oublié, comme en témoigne l’exposition au Musée d’Art contemporain de Lyon de 2017 qui leur a été dédiée.
Toutefois au moment où j’écris nous sommes en 2018. Mais dois-je me lamenter ? Me dire que tout est oublié ? Ce serait pessimiste, et faux, quand on constate toutes les surprises que Lyon nous réserve encore. En 1997, l’association Woodstower est créée avec pour objectif l’animation de théâtre de rue et de musique à ciel ouvert. Et on remarque la popularité que leur festival a aujourd’hui, tout en maintenant la même idéologie et volonté de partage que les communautés passées. Peut-être a-t-on légèrement délaissé le rock local, quoique… (et je vous conseille de jeter un œil aux nombreuses scènes ouvertes de la Croix Rousse). Par ailleurs les scènes de Rap et l’électro envahissent nos rues et nos salles, et ont un impact qui dépasse largement les frontières de notre ville. En effet, on peut presque dire que l’électro française est en partie lyonnaise, lorsque l’on sait que Jean-Michel Jarre est né à Croix-Rousse (tout comme son multi-oscarisé de père). Et son fameux concert de 1986, qu’il donna devant 800 000 Lyonnais, alors qu’il était posé sur les quais de Saône, reste encore dans les mémoires. Ainsi Lyon est indéniablement une ville d’artistes, et d’avant-gardistes. C’est tout autant la ville de Michel Colombier (célèbre arrangeur de Pierre Henry, Serge Gainsbourg, Supertramp ou Madonna), que celle du Peuple de l’Herbe (génial groupe de trip pop créé en 1997), et ajoutons également Jarring Effects, label de musique « indie et anticoformiste », fondé en 1993, et notamment porteur des groupes Dud High Tone et Ez3kiel.
Photo : ticketcollector