Critique du film Onoda, 10 000 nuits dans la jungle (Un certain regard, Cannes 2021, sortie 21 juillet 2021) de Arthur Harari
Au cœur de la nuit, à l’orée de la jungle, des pleurs se font entendre. Alors que trois hommes – malgré le triste état de leurs uniformes, il reste aisé de deviner qu’ils étaient (ou sont toujours) soldats – dorment à même le sol, un mouvement du cadre fait apparaître un jeune homme à l’image. Assis, la tête baissée, il se livre entièrement à la tristesse l’ayant soudainement submergé. Il ne tarde pas à en confier le motif à l’un de ses camarades venu le réconforter : la guerre (la Seconde) est terminée, ils n’ont plus rien à faire sur cette île.
Si le jeune lieutenant Onoda est envoyé sur l’île de Lubang, au coeur des Philippines, alors que le Japon ne cesse d’essuyer les défaites, c’est – du moins, ce sont les indications qu’il accepte de donner dans un premier temps – pour y mettre en place les prémices d’une grande opération de guérilla. Cependant, cette action inaugurale est vite anéantie par l’arrivée des troupes américaines, lesquelles mettent rapidement en déroute l’armée japonaise. Des premières, quasiment rien n’est montré. En pleine nuit, Onoda, placé au sommet d’une colline, observe la flotte américaine bombarder un port – fugace et mémorable vision apocalyptique. Plus tard, alors qu’il traverse discrètement avec ses hommes un village dévasté par les bombardements et les flammes, des soldats (américains?) surgissent de la végétation environnante. S’engage alors une courte séquence de fusillade au cours de laquelle les adversaires apparaissent aussi furtivement qu’ils disparaissent. C’est parce qu’ils ne sont, au fond, que des images spectrales, à l’instar de ce croiseur observé (encore une fois) par Onoda, disparaissant dans la brume de l’horizon, tel un vaisseau fantôme.

Ainsi, en choisissant d’évacuer aussi rapidement les affrontements de sa mise en scène, Arthur Harari s’intéresse moins au conflit qu’à la survie. Ce point, qui traverse toute l’écriture de son film, caractérise également le personnage d’Onoda. Recalé à l’épreuve du sacrifice parce qu’il refusait de donner sa vie pour l’Empire, il est enrôlé par le Major Taniguchi au sein d’un programme formant de jeunes soldats à mener une “guerre secrète” (il est interdit de mourir, il faut fuir s’il le faut, dans le but de continuer à harceler l’ennemi). Suite à la débâcle japonaise, Onoda choisit les hommes qu’il juge “les plus solides” pour mener à bien cette mission, en s’installant secrètement sur l’île pour harceler les populations locales – poursuivre la guerre, mais d’une autre manière, par le temps, en restant sur l’île pendant des dizaines d’années et en allant jusqu’à refuser de croire à la fin du conflit.
Dès lors, et progressivement (le film dure plus de 2h30), Harari décentralise le genre du film de guerre vers la robinsonnade. De la mise en scène émerge différents signes qui découlent directement des récits d’aventure – de Daniel Defoe à Michel Tournier. Ainsi, lorsque Shimada et Kozuka construisent un abri, de nombreux plans insistent sur leurs gestes : prendre le temps de découper les feuilles des branches d’un palmier à l’aide d’une machette, resserrer des lianes pour maintenir la toiture, ou encore creuser une rigole à l’aide d’un bout de bois pour éviter que la pluie – oh combien présente – ne se déverse en torrents dans leur habitacle. De fait, du film de Arthur Harari, nous retenons moins la guerre que ce qu’elle induit : la naissance, au fil des mois et des années, d’une communauté. D’où une des belles répliques du film, si ce n’est la plus forte. Alors que Akatsu (le jeune homme en larmes que nous avons évoqué en introduction) est sauvé d’une mort certaine par Onoda, celui-ci lui demande à son réveil : “Que serait une famille si elle abandonnait ses enfants?”.

Cette famille habite un espace, le traverse et l’exploite pour subvenir à ses besoins : l’île de Lubang. Immense, composée de plaines, de jungles, de montagnes et de canyons, il est regrettable que la mise en scène prenne si peu le temps de s’y attarder. Pour autant, il y a, dans le geste de Arthur Harari, un héritage qui semble directement découler du cinéma d’Akira Kurosawa. Il n’y a donc pas que la pluie qui rapproche les deux cinéastes car, comme dans Les 7 samouraïs, les personnages, à l’aide d’une carte, établissent progressivement une “connexion généralisée des morceaux d’espaces”, pour reprendre une formule de Gilles Deleuze. Aussi, dans Onoda, notre compréhension spatiale et topographique de l’île passe par une autre image. Tardivement, cet espace devient un dépositaire lyrique, celui de la mémoire des compagnons du lieutenant. Ce sont les belles et brèves séquences d’errances, quasiment oniriques, au sein desquelles émergent furtivement de belles idées de montages : le présent d’Onoda finissant par se mêler avec ses souvenirs, un raccord sur regard au crépuscule au bord de l’océan nous montre le personnage en train de se contempler plus jeune. Dans ces rares moments, le cinéma de Harari déploie un potentiel insoupçonné, souvent dans les gestes les plus simples, mais qui tissent un lien bouleversant entre le présent, le passé et la nature : un vieux soldat déposant une fleur sur la tombe de son ami, au centre d’une prairie balayée par les vents.

Très belle idée que de conclure sur les lieux de mémoire dédiés aux anciens compagnons de lutte. J’ai aimé aussi cette allusion à la géographie réinventée par Onoda et son camarade, une forme d’appropriation sur carte du territoire et des possibilités de l’île (pour faire écho à un autre écrivain).
Très beau texte.
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