Eisbear : Stars 80 en bien

Critique de Bushido du groupe Eisbear.

La seconde moitié du XXe siècle aura été pour la civilisation occidentale une période de grande rupture que ce soit politique, scientifique ou évidemment artistique. La folie inconsciente des Trente Glorieuses laisse place aux revendications des années 60-70 (mouvement hippie, mai 68) puis au doute du No Future des punks et de la new wave britanniques des années 80, avant que la chute de l’Union Soviétique n’ouvre les années 90 vers la concrétisation d’une mondialisation toujours plus envahissante symbolisée entre autres par la naissance d’internet. C’est aussi l’essor d’une culture populaire prenant une place de plus en plus importante dans la société qui voit foisonner des artistes de plus en plus nombreux obsédés par la nouveauté et nourris par les mutations de leur époque.

Cette période aura été si riche et si influente qu’elle aura créé pratiquement pour chaque décennie un imaginaire collectif bien précis et ancré dans les conscience, au point de répandre une nostalgie partagée même par ceux n’ayant pas connu cette époque abondante – voire bénie pour certains – ceux nés dans les années 90 et au XXIe siècle. Et oui, nous avons pratiquement tous eu des parents qui écoutaient David Bowie, Bob Dylan, Bob Marley ou encore The Cure et qui nous ont transmis leur jeunesse à travers ces artistes. Nous avons d’ailleurs souvent entendu « Oh ! Mon père écoutait tout le temps ça ! » ou « Grave ! Ma mère adorait cet artiste ! ». D’une certaine manière, nous avons nous aussi vécu cette période, peut-être plus encore que nos parents ou grands-parents ont pu vivre la jeunesse de leurs propres parents ou grands-parents. Nous nous sommes construits avec, nous avons grandi avec. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elle continue d’influencer grandement les artistes et les adultes d’aujourd’hui. Ainsi le groupe Eisbear, composé d’enfants des années 90, fort de ses influences de la New Wave, vient redonner une nouvelle jeunesse (lyonnaise!) à la pop anglaise et aux années 80, dans un style synthpop frais et radieux.

Sweety Gums

Le 17 avril dernier, le groupe lyonnais composé de quatre musiciens (Mattis Konopka à la guitare, Axel Sudrie aux synthétiseurs et à la boîte à rythmes, Noé Desmares à la basse et au synthétiseur basse et enfin Hugo Bastou au chant) dévoilait tout d’abord le single « Sweety Gums » sur diverses plateformes de streaming. Un titre ensoleillé avec une identité et des sonorités rappelant clairement les années 80 : les nappes de violons, des pads flottants et ronds venu de l’espace, des mélodies efficaces sur un lead au synthé très aiguë, la batterie électronique avec l’enchaînement grosse caisse/caisse claire classique, les arpèges de guitare électrique au son clair et surtout l’ingé son qui pousse le réglage de la réverbération au maximum. Blague à part, un morceau plutôt doux notamment par le chant calme et mélodieux et les harmonies simples mais efficaces qui venait d’ailleurs contraster avec la pochette du single dans une tonalité pour le coup beaucoup plus inquiétante. Des couleurs assez marquées et opposées (bleu, couleur froide, et rouge, couleur chaude), une atmosphère plutôt sombre et surtout cette tête dédoublée androgyne effrayante, dégarnie et à l’expression incertaine entre regard vide ou extase, amenant une couleur angoissante, presque glauque qu’on ne retrouve pas aux premiers abords dans « Sweety Gums ». Cela dit, mis en perspective, l’image et le morceau semblent se faire écho et créer cette ambiance ambiguë qu’on retrouve par exemple dans la science-fiction, à la fois détendue, presque accueillante et communicative et en même temps, étrange et flottante, nous mettant dans une position délicate et ambivalente. Les joies du contraste.

Visuel du single Sweety Gums sorti le 17 avril 2020

Ce single annonçait entre autres la sortie le 15 mai prochain de leur premier EP Bushido, après un an de concerts et de vadrouille musicale. Un projet de 6 titres (dans cette ordre « Sweety Gums », « Or Never », « Laura », « It’s Over », « On a Journey » et « Bushido ») que certains ont déjà pu découvrir en concert, pour 31 minutes d’électricité, de synthés impétueux et insolents, mais aussi et malgré tout de sérénité voire de calme. Cette concrétisation de leur jeune parcours vient donner un souffle et une fraîcheur paradoxalement eighties qui font du bien, autant en ces temps un peu étranges et incertains qu’en temps « normal ». De manière générale, à l’écoute de l’EP, on a la sensation d’avoir eu entre les oreilles une œuvre assez équilibrée, simple mais « brillante » dans le sens où on retrouve souvent des moment capables de donner un peu de soleil aux journées les plus sombres. Le tout dans le style assez sobre, simple et direct de la pop.

On retrouve ainsi des mélodies dansantes et faciles à mémoriser au synthé lead dans « It’s Over » ou « On a Journey » par exemple, souvent accompagnées d’une batterie aux sons de toms agressifs très entraînants et d’un charley effréné qu’on croirait presque inépuisable. Globalement, la basse et le synthé basse ont pour but d’apporter une rondeur et une profondeur à la musique, rendant de temps à autres les morceaux assez imposants, et donc d’autant plus communicatifs. De même le chant, lui aussi très inspiré par la pop anglaise, repose sur peu d’effets de voix et reste assez sobre, brut le plus souvent sans compter la réverbération évidemment très présente, dans un genre synthpop. De leur côté, les chœurs sont assez travaillés dans des harmonies efficaces, mais restent modérés, laissant de la place au chant principal. Enfin, on reconnaît les moments d’apothéose des nappes de synthétiseurs toujours plus envahissantes – peut-être un peu trop parfois selon les appréciations de chacun – complétées par des notes flottantes de guitare électrique au son clair, moments qui, je trouve, sont caractéristiques de l’influence forte des années 80 sur la musique du groupe. Une recette donc assez reconnaissable et largement communicative.

Cela dit, le piège de ce genre de formule, est de tomber dans une sorte de monotonie, aussi dansante soit-elle, qui viendrait finalement noyer un album sous des titres tous ressemblants, d’où ne s’extirperaient qu’un ou deux morceaux, mais guère plus, donnant à l’artiste une visibilité réduite et une carrière courte. On pourrait avoir ce sentiment avec Eisbear, mais à y regarder de plus prêt, le groupe arrive à nous proposer un EP plutôt varié avec un travail sur le contraste qui permet de ne pas tomber dans les filets du prosaïsme.  Bushido  nous propose déjà un voyage à travers une diversité de styles et de sons, toujours sous l’influence des années 80 et de la pop anglaise. Le clair, ensoleillé mais doux « Sweety Gums » dont nous avons parlé plus haut laisse place à l’explosif « Or Never » morceau résolument pop/rock à la Eurythmics, très énergique et dansant. La guitare et la basse suivent une boîte à rythmes endiablée, accompagnés d’un lead de cloches très « brillant » qui ne peut faire autrement que, sinon nous arracher un dodelinage innocent, nous faire sauter dans tous les sens. Le genre de morceau qui rendrait n’importe quelle scène de Derrick excitante et qui nous ferait aimer les tâches ménagères.

Clip de « Never », réalisé par Gaëtan Lack

Dans un style aux influences plus funk et disco, le slapping maîtrisé à la basse de « It’s Over » couplé à la guitare funk au son clair vient nous faire chavirer et perdre l’équilibre, dans une ambiance presque féerique apportée par un leitmotiv de cloches au synthé qui nous rentre dans la tête. À cela s’ajoute des chœurs avec un léger vocodeur à vous donner des frissons qui viennent redonner un coup de fouet au morceau pour lancer le refrain. Également, à mi-chemin entre « Sweety Gums » et « Or Never », le morceau « On a Journey » devrait à coup sûr figurer dans vos playlists de road-trip, dans un style toujours plus ensoleillé, dansant et pop. Par la suite, « Laura », troisième morceau de l’EP, nous propose un climat plus calme et étiré avec une ballade à la conduite harmonique plus surprenante et complexe, nous permettant de nous laisser tomber sur notre fauteuil et apprécier le travail d’un son plus distendu jusque dans le chant. Le ton est langoureux, et nous sommes plongés dans un univers plus tranquille avec un synthétiseur lead plus flottant et une guitare alternant des accords grattés et quelques notes éparpillées et dispersées, effet accentué par le mixage en stéréo. Enfin, « Bushido » qui clôt l’EP, nous offre un parcours plus progressif de neuf minutes avec un gros travail de variation et d’ambiance qui s’ouvre sur un vocodeur puissant et mélancolique. On a droit par moments à une atmosphère plus tendue et criarde avec ses retombées douces et agréables et des envolées mélodiques qui s’étendent, comme ce solo de guitare électrique saturée très bien mené à la moitié du morceau. Le titre – et l’EP – s’achève sur une fin déchaînée où les mélodies au synthé du début sont reprises dans un style plus énergique donnant une impression de perte de contrôle, pour finalement s’achever avec un dernier fondu sonore sur un pad qui s’étire presque indéfiniment.

Visuel de Bushido, sortie prévue le 15 mai

De ce fait, on peut constater une richesse dans le renouvellement des sons proposés par Eisbear. La basse qui utilise la technique du slapping dans certains morceaux, et plus de rondeur dans d’autres, ou la guitare qui alterne entre une rythmique funk, des arpèges et parfois des solos très rock montrent que cette diversité s’exprime dans l’utilisation variée de leurs instruments. Egalement, les différents synthétiseurs proposent, selon les morceaux, des pads distincts et des sons de lead changeants, plutôt électrique dans « Or Never » et flottant dans « Laura » par exemple. Tout ceci nous fait remarquer que Eisbear cherche avant tout à trouver le son qui correspond au morceau en question, son identité, et à explorer le plus possible chaque instrument. Cela rentre aussi dans un travail sur le contraste qu’on a déjà évoqué avec celui du single Sweety Gums entre le morceau et sa pochette. Un contraste qu’on pourrait analyser de manière analogue entre celle de Bushido et les six titres de l’EP. En effet elle est une déclinaison de celle du single, avec une étrangeté accentuée par ce buste de pierre sur lequel est fixée la fameuse tête androgyne car cela vient paradoxalement donner un caractère mort et figé à un visage pourtant expressif et qui nous semble même humain. Pour un projet qui contient des morceaux aussi dansants que « Or Never » ou « It’s Over », l’association peut paraître surprenante au premier abord, puis offrir un contraste qui vient nourrir et l’iconographie et la musique du groupe comme commenté plus haut. Un travail de nuance qui se retrouve aussi au sein des morceaux. À l’image de « Bushido », on a souvent affaire à des montées en tension provoquées soit par la distorsion d’une guitare jusqu’au son strident avec peut-être une pédale d’effet, soit par les synthés dans « On a Journey » par exemple, pour arriver à un point de rupture et de tension extrême. Cela vient ainsi contraster avec des retombées plus douces ou des moments de calme dans le même morceau. Ainsi, à l’image du clip de « Or Never », on est pris dans une virée à travers des ambiances tranchées, des sons nuancés et des directions différentes.

Du contraste aussi dans l’iconographie du groupe, avec le même code couleur (nuance de rouge et de bleu) créant une cohérence visuelle.

Avec « Sweety Gums », le groupe soignait ses débuts, et offrait un titre plein de promesse pour les amoureux des synthés fous et des années 80. L’efficacité des breaks, l’harmonisation sobre mais juste et mélodique, et leur soin des sons léchés montraient une belle maîtrise globale de leur travail que ce soit dans la performance musicale que dans la qualité de l’enregistrement studio. « Bushido » – qui en japonais, renvoie aux règles de vie et d’honneur des guerriers samouraï – en ce sens tient ces différentes promesses et nous entraîne dans un voyage à travers six titres variés et sans prétention d’une belle qualité qui pourront s’écouter facilement et s’adapteront à la plupart de vos humeurs du moment. C’est une très belle entrée pour Eisbear qui avec ce projet s’affirme déjà comme un groupe à suivre de très prêt dans l’agglomération lyonnaise qui continue de nous fournir une production musicale riche et de qualité.

Crédits : REMY:BADOUT ; Johann Desmares ; Simon Cavalier

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