666 : Apocalypse selon Vangelis

L’œuvre de Vangelis Papathanassiou en tant que compositeur de musiques de films n’est plus à présenter. Blade Runner, 1492, Alexandre ou encore Les Chariots de feu sont autant de films à la bande-originale mémorable. Cependant une partie de la carrière de Vangelis demeure parfois méconnue. Il fut un temps, où lui, Demis Roussos, Lukas Sideras et Silver Koulouris, formaient Aphrodite’s Child groupe de rock grec fondé en 1968 pour trois albums. End of the World, It’s Five O’Clock et enfin 666 en 1972, qui sort après la séparation du groupe et la dispersion des membres vers leurs carrières respectives.

666 est une expérimentation tant musicale que visuelle. Une pochette rougeoyante, arborant le nombre de la bête et un passage de l’Apocalypse selon Saint Jean (chapitre 13 verset 18), invoque immédiatement un ton mystique. Le double album de 24 titres s’ouvre sur The System suivi de Babylon, deux titres introduisant à l’étrangeté politique qui sera celle du disque, citant autant l’Apocalypse, que des slogans empruntés aux manifestations et aux protestations de l’époque. L’album tisse peu à peu un réseau de références, de sons, de textes et de voix qui fait jouer l’écart entre la composition psychédélique et le texte biblique. Un court morceau Do It, est lui aussi une citation du livre éponyme de Jerry Rubin, militant antimilitariste hippie. C’est la même interjection qui ponctuera l’album à sa toute fin, comme dernier mot politique. La citation de Altamont et de son issue tragique en 1972, où un jeune homme noir avait été poignardé en plein concert par des Hell’s Angels, montre également la fin d’une époque, celle des hippies et des révoltes des années 60 qui se termine par un meurtre au cœur même d’un festival de musique. Le festival comme moment utopique devient dans l’album le lieu du rassemblement autour de la bête biblique. La vision apocalyptique de l’album est donc également tournée vers sa propre époque et vers la fin violente d’un monde culturel et musical. Néanmoins, Aphrodite’s Child et Vangelis qui a composé et écrit avec Costas Ferris l’album entier, propose une dernière fois de reparcourir en musique cette période. La chanson Break qui clôt l’album, sonne comme un dernier regard sur l’époque et sur ce que le groupe a accompli durant ces années décisives.

Une description titre par titre, ne peut rendre compte de la longue hallucination mystique que l’album cherche à produire. La maîtrise de Vangelis des synthétiseurs est déjà bien présente, au même moment où ceux-ci sont également utilisés abondamment par Pink Floyd ou Tangerine Dream. Vangelis choisit de leur donner un rôle rythmique et mélodique prépondérant qui traverse l’album tantôt avec douceur, tantôt dans une frénésie païenne. The Wedding of The Lamb est un bon exemple de cette utilisation du synthétiseur comme instrument au service de la mystique apocalyptique de l’album. Du rock psychédélique au free-jazz en passant par un remixage complet des différentes pistes de l’album sur All The Seats Were Occupied, l’album parcourt donc toutes les influences contemporaines de la musique en renouvelant volontiers un certain aspect rituel. Un rituel lié à l’Apocalypse mais également aux mystiques et oracles de la Grèce antique. En suivant le texte biblique, en le citant et en le détournant, l’album installe peu à peu une narration musicale qui retranscrit son aspect prophétique et hallucinatoire. A l’image de l’orgasme diabolique interprété dans ∞ (Infinity) par Irène Papas, actrice grecque ayant joué notamment dans Zorba le Grec ou Z de Costa-Gavras. Le « I was, I am, I am to come », répété frénétiquement par l’actrice, est bien une forme de subversion politique et mystique. La bête biblique et politique capable de s’engendrer elle-même est représentée dans l’orgasme, rituel de possession. Extase corporelle proche d’une monstruosité vocale qui se change en chant haut perché.

L’album a cette capacité de créer une série de tableaux sonores intrigants qui transportent l’auditeur de la quiétude vers des visions cauchemardesques. Le choix de l’Apocalypse comme texte fondateur pour l’album permet à Vangelis d’explorer des sons et des représentations qui fondent un imaginaire commun, celui de la représentation chrétienne de la fin du monde. Un syncrétisme entre mystique grecque et christianisme primordial, favorise une transe rituelle, propices aux visions d’horreur ou de quiétude en constante interaction. En mettant en musique le texte de Saint-Jean, l’album devient un cantique, réactualisant les visions bibliques au cœur des imaginaires et des représentations, musicales, picturales, poétiques et filmiques. Costas Ferris qui a écrit les textes anglophones de l’album, s’est inspiré d’Intolerance de D.W Griffith et de Rashomon de Kurosawa, deux films très différemment infusés, à l’image de l’album, par la question historique, politique et prophétique. L’écoute de 666 est propice à une forme de détachement surréel, une méditation complexe et parfois brutale et spectaculaire, à l’image de certains rituels. Ce sentiment à l’écoute se rapproche parfois du cinéma sataniste et libertaire de Kenneth Anger ou de certains poèmes d’Henri Michaux. C’est dans cet écart entre le sacré et le profane que ces œuvres trouvent un aspect subversif, hallucinatoire et politique.

Crédits Image : Vertigo

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