Installé sur une plateforme adjacente au métro aérien de Chicago, j’attends. Le trajet de ma cible (qui s’exerce probablement dans un trafic quelconque) passe en voiture à une vingtaine de mètres devant moi. Grâce au piratage des caméras de surveillance de la ville, je suis son parcours, tranquillement. Pour patienter, je pirate les téléphones de quelques passants, afin de récupérer de l’argent. La voiture est à 300m. 200m. 100m. Je m’accroupis et me cache, pour éviter d’être repéré. Le convoi approche, deux voitures encadrent celle de ma cible. Je pirate tout d’abord les feux de circulation au carrefour. La première voiture a un accident. Celle de ma cible s’arrête. Elle est parfaitement où je l’avais prévu. Je déclenche un explosif placé au préalable à proximité. La voiture de ma cible explose. Elle est neutralisée. Deux hommes de mains sortent de la voiture restante et me cherchent. Ne me voyant pas, ils appellent des renforts, je brouille leurs communications tout en me dirigeant vers la station de métro la plus proche. Alors que j’arrive, le métro s’apprête à partir, je le pirate pour le bloquer. J’ai mal mesuré mon timing, les hommes de mains m’ont vu, ils se précipitent à la station. Alors qu’ils m’aperçoivent dans le métro, celui-ci démarre à temps. Je descends quelques arrêts plus loin quand tout à coup, une notification : on essaye de me pirater, une autre personne a rejoint ma partie.

Je dois la trouver et la neutraliser, le compte-à-rebours est lancé. Pas de panique, j’utilise de nouveau les caméras de la ville pour vérifier toutes les personnes qui m’entourent. Quelqu’un semble se cacher dans une ruelle. J’y vais en courant, tout en déclenchant un blackout dans toute la ville, car l’autre personne a les mêmes possibilités de piratage que moi. La ville plongée dans le noir semble la faire paniquer, je la vois quitter la ruelle en trombe et voler une voiture. Heureusement pour moi, j’ai repéré une moto sur le chemin. La course-poursuite peut commencer. Alors que l’électricité revient, nous zigzaguons dans les rues de Chicago, très vite poursuivis par les autorités. En appuyant au bon moment, en mesurant ma vitesse et ma trajectoire, je déclenche certains pièges : une canalisation explose et des bornes rétractables se lèvent, anéantissant les voitures de police derrière moi. Pendant ce temps-là, mon adversaire s’éloigne. Je pirate la porte d’un parking souterrain pour prendre un raccourci et me retrouve juste derrière sa voiture. Si je suis agile en moto, je reste fragile, il faut donc que j’évite la confrontation directe. Mon adversaire s’engage à toute allure dans une ruelle, erreur. Je fais disjoncter et exploser un générateur électrique. Il sort de sa voiture en flamme et tente de s’échapper à pieds. Je le rattrape et le plaque au sol. J’ai réussi à empêcher l’intrusion, je gagne en conséquence quelques points d’expérience.

Voici un moment de partie classique dans Watchdogs premier du nom. Si le deuxième propose encore plus de possibilités, on constate déjà que le jeu inscrit véritablement le piratage dans son gameplay. Un peu à la manière de QTE (Quick Time Event – appuyer rapidement sur une touche demandée pour exécuter une action contextuelle), en saisissant les bonnes occasions au bon moment, et avec un peu de stratégie, la ville semble être à notre merci. Mais est-ce si facile que cela ? Watchdogs a, dans son ambition, un affreux défaut : il fait trop. Si le scénario insiste, sans véritable conviction, sur l’importance et la présence croissantes de l’informatique dans nos vies quotidiennes, le gameplay tend à la saturation. En tant que joueur, j’ai très souvent eu à faire à un problème : le « misclick », ce moment où on se trompe et l’on fait quelque chose involontairement. Le gameplay repose majoritairement sur de l’interaction. Avec son téléphone, Aiden, le personnage que l’on joue, est surpuissant. Le jeu fait donc attention à nous indiquer en direct tout ce que l’on peut faire. S’affichent alors à l’écran différents panneaux : le métro passe, on peut le pirater; une personne passe, on peut pirater son téléphone; trois caméras sont à proximité, on peut les pirater; une canalisation est à côté, on peut la faire exploser, etc… Et tout cela seulement en marchant dans la rue. Le problème du misclick apparaît surtout soit lorsqu’il faut vite agir soit dans des phases de discrétion. Par exemple, lors de séquences d’infiltration, il y a tellement de possibilités de piratage affichées qu’on se retrouve à faire exploser un téléphone alors qu’on voulait pirater une caméra. On repassera pour la furtivité. Ubisoft semble avoir tout à fait conscience de ce problème, puisque le deuxième opus propose beaucoup moins d’interactions directes, il revient alors toujours à la personne qui joue de volontairement activer certaines capacités ou compétences, via différentes combinaisons de touches. De fait, Watchdogs 1 préfère l’immersion alors que Watchdogs 2 préfère le contrôle et la clarté. Finalement, mettre le piratage au centre du gameplay ne permet pas une expérience de jeu parfaite et pose problème. Est-ce donc une si bonne idée ?

Ce n’est sans doute pas volontaire de la part d’Ubisoft mais la saturation d’informations dans Watchdogs 1 participe au propos général du jeu, proposant une véritable expérience vidéoludique d’un postmodernisme en excès. Ce travail sur le postmodernisme se fait à la fois au sein du jeu et dans l’expérience même de celui-ci, derrière la manette.
Tout d’abord, notre aventure avec Aiden Pearce s’avère assez sombre et dépeint une société corrompue, horrible et fragmentée. Tout le monde a son téléphone à la main, tout le monde est intimement lié à la technologie. Ce détail, qui sert surtout le gameplay, reste signifiant. En se baladant dans la rue, on vit une expérience simple mais extrêmement complexe. Ce qui a rendu célèbre Watchdogs, c’est le fait que chaque PNJ – Personnage Non-Joueur – avait un profil développé (et c’est encore plus accentué dans le deuxième opus, atteignant théoriquement un niveau révolutionnaire dans le troisième qui sort cette année). On croise donc sans cesse des personnes, dont un petit panneau nous révèle des informations d’importance variable. Si Steve est fan de rock, on peut aussi apprendre que Christie est en phase terminale d’un cancer des poumons ou que Sophie vient d’être licenciée. Le jeu se donne beaucoup de mal pour donner à ses PNJ de l’intimité, intimité qui apparaît comme telle dès lors qu’elle est violée. Or, dans Watchdogs 1, ce viol est automatique, puisque le panneau s’affiche tout seul. De fait, la logique du piratage n’est pas qu’informatique.
Le jeu propose ainsi d’aller plus loin, avec de véritables sessions d’ « intrusion », qui consiste à pirater des webcams, par exemple. Évidemment, Watchdogs joue avec une forme de pulsion voyeuriste et donne parfois à voir des moments d’intimités profondément perturbant ou plutôt drôles (du violeur qui stalk une future victime au mec qui déclare son amour à un mannequin en plastique, en passant par un homme qui demande à une prostituée de lui tirer dessus).

Toute la population de Chicago semble donc avoir une vie, avoir de l’épaisseur. Pourtant, on est vite frappé par une forme d’atomisation de la société. Alors que l’on fait face à une multitude d’individualités, on constate très vite qu’il n’existe pas forcément de communauté mais plutôt une somme de solitudes. La population est à la merci des grandes entreprises du numérique, de différentes mafias et surtout du fameux ctOS, système informatique de surveillance de masse. Le plus difficile est ainsi, en jouant Aiden, de faire face à des personnages qui ont une existence mais avec lesquels on ne peut pas véritablement créer de lien.

La saturation d’informations et l’enjeu des technologies, thèmes typique de la postmodernité, viennent soutenir l’enjeu de la solitude, l’expérience de l’individu postmoderne, qui n’arrive plus à faire société. Le jeu met d’abord l’accent sur cette solitude à travers le scénario. Aiden Pearce est un hacker en quête de vengeance, sa nièce ayant été assassinée à cause de ses activités. Il est amené à s’isoler de plus en plus, jusqu’à couper tout contact avec sa famille et fait face à la trahison à de nombreuses reprises. Complètement aliéné par sa vengeance, qui le pousse parfois à certains extrêmes, Aiden Pearce existe plus en tant que la légende qu’il représente dans la ville : le « Justicier » ou le « Renard ». Toujours en mouvement, lors du scénario mais aussi parce que le jeu nous incite à faire énormément de choses, sans cesse, l’existence même d’Aiden Pearce semble s’effacer à mesure que le jeu avance. Sa planque détruite, sans domicile, souvent trahi, découvrant de sombres machinations, poussé à bout, Aiden conclut le jeu amèrement : « Je n’ai plus de repère, qui mérite de mourir, qui a le droit de tuer ? ».
Le jeu installe ainsi un trouble des valeurs en exploitant un personnage puissant mais torturé. Derrière la manette, l’expérience est étonnante. Alors que l’on croise plein d’individualités, notre personnage, héros masqué et errant, sans espace propre, semble sans identité. Cette absence d’identité est d’autant plus étrange puisque toute la population, toute la ville, reconnaît le justicier, le montre du doigt et en parle. À nous de ressentir un tel trouble. Si l’on a moralement quelques choix à faire, surtout à l’ultime fin, le jeu prend le parti souvent plus intéressant de souligner notre impuissance. Dans Watchdogs 1, alors que beaucoup de missions consistent à mettre fin à des réseaux criminels, on fait souvent face à une sorte de limite arbitraire de capacité, limite probablement technique mais qui est bien exploitée. On peut intervenir pour arrêter des crimes pris en flagrant délit mais que faire, en tant que « Justicier », quand un panneau d’information indique que l’homme que l’on vient de croiser « fait des recherches pédopornographiques » ou que cette femme en face « fait partie d’un groupe terroriste » ? Un sentiment de frustration et d’impuissance émerge assez vite. Ce sentiment semble voulu par le jeu, puisque la scène post-générique indique qu’un ctOS 2.0 est en développement, malgré tous nos efforts. On retrouvera ce ctOS dans Watchdogs 2, à San Francisco, qui s’avère encore plus sadique au sujet de cette impuissance. Par exemple, lors d’une « Intrusion », vous découvrez un homme dans son garage qui cherche à s’asphyxier avec le gaz d’échappement de sa voiture. Puisqu’il est inconscient, différentes possibilités s’offrent à vous pour lui éviter la mort mais aucune ne fonctionnera…

Bizarrement, le gameplay de Watchdogs 1 demande du skill, de la maîtrise, alors qu’il s’agit majoritairement d’une forme de QTE. Le gameplay est ainsi difficile à appréhender pour de bonnes raisons. Le jeu n’en devient pas difficile pour autant mais cela crée une ambiance particulière. On se sent finalement un peu seul. On vit derrière son écran l’écrasement postmoderne de l’individu, cette espèce de situation de vie qui nous rapproche d’un Sisyphe errant dans un monde 2.0. Le dépassement de la réalité se fait par le dépassement des possibilités et des informations opéré par le jeu derrière la manette. Finalement, Watchdogs 1, en gardant une structure classique et des logiques de missions déjà vu, propose une expérience stimulante, à un niveau même intellectuel et métaphysique. Le jeu ne se heurte pas à une sorte d’écueil moralisateur qui voudrait alerter sur les dangers des technologies. Au contraire, il s’agit de véritablement laisser la personne qui joue s’interroger et vivre une expérience tout à fait personnelle. Sans être profondément révolutionnaire, cette capacité à associer gameplay, scénario et expérience de jeu font de Watchdogs un jeu vidéo à essayer.
Crédits : Ubisoft; Jeuxvideo.com