Le 30 mars dernier Bill Withers nous a quittés. La surprise de son décès me plongea dans une certaine tristesse, à laquelle seule la musique pouvait servir de remède, et transformer ma peine en douce mélancolie. Bill Withers est l’une des plus grandes figures d’un genre musical qui m’est cher : la soul. Ses chansons sont des tubes intergénérationnels (« Ain’t No Sunshine », « Lean on Me », « Use Me »), son jeu de guitare sèche apaise tous les tourments, et ses textes attristent tout autant qu’ils consolent grâce à la simplicité de son interprète, usant de la musique pour faire communiquer les chagrins de son âme.
Le confinement me faisant passer beaucoup de temps allongé sur mon canapé, à espérer l’emportement par de pénétrantes harmonies, j’ai eu quelques envies d’une playlist thématique. Ennuyé par la jovialité de la pop, l’agressivité du rock, et l’artificialité électronique, il me fallait retrouver certaines de mes premières amours, celles du jazz, du blues, et de ces gracieuses mélodies qui nous soulagent tout autant qu’elles nous font rêver, et parfois lentement frémir et trémousser. La soul, c’est le parfait mélange entre le rhythm-and-blues, le jazz et les chants afro-américains. C’est une musique revendicatrice d’une communauté qui cherche à s’émanciper et à affirmer l’appartenance à une identité niée par l’Histoire américaine, dans une période de trouble politique, tout autant qu’elle transmet les émois personnels des artistes. Il ne faut pas oublier pour autant la lutte opposant cette musique à caractère politique contre les labels (cf. Motown) et l’industrie musicale omnipotente. Sans faire la liste exhaustive des meilleurs ou des plus connus albums de soul, sans non plus chercher à cerner dans son intégralité ce style à la fois si singulier et impénétrable, je vous présente ici des œuvres que j’adore et que je conseille vivement d’écouter en ce début de printemps tourmenté où les consolations ne sont jamais superflues. Refusant le classement, les albums sont rangés par ordre chronologique de sortie. La liste est ainsi à prendre dans l’ordre comme dans le désordre ! De la popularisation du gospel à l’explosion du disco, voici en toute subjectivité une brève histoire de la soul en 20 albums !
Clyde McPhatter and The Drifters, Clyde McPhatter (1956)
Je commence cette liste par des origines lointaines. Nous sommes au milieu des années 1950, le blues va rapidement donner lieu à l’explosion du rock’n’roll. En parallèle de cela, une autre tendance voit le jour, dont Clyde McPhatter est l’un des pionniers, le mélange du blues à un nouveau jazz plus pop émergeant de la modernisation des instruments, et l’utilisation d’un gospel qui se sécularise. Ce précurseur de la soul qui va naître au début des années 1960 est aujourd’hui assez oublié. Mais cet album vaut le détour, pour l’importance accordée aux modulations vocales et aux chœurs masculins. Entre parole d’amour et de désespoir, cet album annonce les futures vibrations de l’âme des successeurs à venir. Même si on est encore loin de ce qui donnera la soul moderne avec ses arrangements complexes, son groove et ses dérives funk, certains standards produisent toujours un vrai plaisir à l’écoute : « White Christmas », « Without Love », « Warm Your Heart », et « Money Honey » (qui deviendra un des grands tubes d’Elvis Presley dans une version résolument rock).
Soul Brothers, Ray Charles et Milt Jackson (1958)
Impossible de passer à côté de Ray Charles, celui qui a peut-être lancé la mode de la soul avec des tubes inoubliables (« I Got a Woman », « A Fool for You »). Et c’est pourtant d’un album oublié sur lequel je reviens, le premier de l’histoire à contenir le mot « soul » dans son titre. Parmi d’autres leaders de la soul naissante, tels Hank Ballard au rock à tendance soul-jazz, Little Richard qui s’autoproclamait « The King of rockin’ and rollin’, rhythm and blues soulin’ », ou bien Quincy Jones pour l’importance de ses arrangements et son influence majeure (bien en amont de sa production des albums de Michael Jackson), Ray Charles, lui, affirme jusqu’au bout son amour du jazz comme en témoigne cet album méconnu. C’est un album purement instrumental coécrit par le vibraphoniste Milt Jackson, grande figure du be bop qui accompagne notamment Miles Davis. Dans Soul Brothers on retrouve des riffs déjà très groovy pour une musique soft, un cool-jazz tirant lentement vers le côté mélancolique et déambulatoire propre à la soul, cette musique noire et résolument urbaine, comme dans le sublime « Blue Funk ».
At Last!, Etta James (1960)
Fondatrice féminine de la soul, Etta James arrive avec fureur dans ce premier album. La décennie s’ouvre par une voix puissante, criant l’amour et la persévérance solitaire à travers des éclats de voix rauque et enragée. Etta a une puissance et une énergie sublime, en témoignent les tubes « I Just Want to Make Love to You », par sa présence vocale vigoureuse et sexuelle, ou dans un autre style « Stormy Weather » et sa douceur envoûtante et sensuelle. La soul est résolument adaptée à ces voix féminines qui nous charment parfois avec autant de délicatesse que d’ardeur.
Ain’t That Good News, Sam Cooke (1964)
Considéré comme un des pères spirituels du genre, disparu prématurément par assassinat en 1964, cet album, son dernier sorti de son vivant, est sans doute l’aboutissement de son œuvre. Sam Cooke a autant influencé les autres piliers de la soul (Al Green, James Brown), que le folk et le rock naissant (des Beatles à Bruce Springsteen en passant par Van Morrison). Entre réarrangements de standards et sublimes compositions originales, Sam Cooke entremêle ballades, blues et gospel pour former un album d’une douceur incomparable à la parfaite orchestration. Sans aucun doute un des albums les plus importants de cette décennie.
Pain in My Heart, Otis Redding (Mars 1964)
Otis Redding est l’un des premiers chanteurs américains dont la voix m’a ému et que j’ai su reconnaitre parmi toutes autres. La beauté de son art réside dans son universalité mêlée à une profonde intimité. Son plus bel album est sans aucun doute son premier posthume en 1968 The Dock of the Bay, œuvre tragiquement inachevée. Mais au lieu de me rattacher avec dépit sur la chute d’une carrière close bien trop tôt, je préfère revenir sur le premier album de cet influent chanteur en 1964. Sa carrière est très courte, et comme souvent pour ces artistes révolutionnaires, ses quelques années d’enregistrement sont d’une densité inouïe. Marqué par le système de ségrégation et les inégalités dans le sud des Etats-Unis, Pain in My Heart est comme un long chant torturé sur 30 minutes intenses. Otis Redding transmet une douleur incommensurable que seule la musique peut calmer. La beauté réside dans la tenue de ses notes avec une fragilité soutenue par la faible batterie, et le piano et la guitare qui lentement s’immiscent à la teneur émotionnelle des textes. Et parfois le chant se fait rage, et Otis Redding frôle le rock pour quelques instants de furieux rythmes.
Lady Soul, Aretha Franklin (1968)
Dans mes nombreuses heures d’écoute, j’étais obligé de m’arrêter longuement sur la reine, « The Queen Of Soul ». Comment passer à côté d’une telle voix, d’une telle présence ? Entourée de musiciens d’exceptions, avec entre autres Joe South, Bobby Womack et Eric Clapton à la guitare, Aretha, dans un album bien trop court, nous fait un parcours éclectique de la musique soul. C’est un véritable voyage de groove, de tristesse, de jazz, formant dans une énergie incomparable un album de génie.
Stand!, Sly and the Family Stone (1969)
Difficile de trouver les mots justes pour décrire Sly and the Family Stone, ce groupe à l’importance majeure au tournant des années 1960 pour une profonde démocratisation de la musique, et qui a en même temps toujours su garder son identité propre. Le leader, le compositeur et multi-instrumentiste Sly Stone, s’est très tôt entouré d’une large équipe de musiciens de genres et d’origines ethniques diverses. Très présent sur la nouvelle scène psychédélique, et notamment lors du festival de Woodstock en 1969 avec Stand!, le groupe a permis l’explosion du genre soul qui s’est ouvert à d’autres tonalités et univers, grâce à un goût pour l’expérimentation et l’innovation. L’identité fusionnelle de l’album, entre rock, pop-psyché et funk, se retrouvera dans les deux albums suivants que je vous conseille également : There’s a Riot Goin’ On (1971) et Fresh (1973).
Everything Is Everything, Donny Hathaway (1970)
Je continue mon écoute avec un chanteur-pianiste à l’influence considérable, disparu prématurément en même temps que se clouait les années 1970 (ceci cité par Nas dans « Blunt Ashes » : Donny Hathaway freefall from a balcony, he swings // As the blunt ash falls into the ash tray). En écoutant son premier album qui ouvrait cette riche décennie, je me fais la réflexion que d’une certaine manière Donny Hathaway ne pouvait survivre aux seventies. « The Ghetto » expose l’appartenance à une identité et une génération précise. Il y a une forme de simplicité dans sa musique participant à l’émulsion d’un collectif. C’est un album symbolique d’une énergie juvénile, d’une joie de la créativité et de l’interprétation dans ce qu’il a de maladresse, d’improvisation, et d’instinct. Cet album me produit une réelle joie, sans doute grâce à ce sentiment de naïveté dégagée par la tonalité globale.
Sex Machine, James Brown (1970)
Après la sereine jovialité de Hathaway, j’avais besoin de me lever un peu de mon canapé, ou au moins de me dandiner dessus au son de la voix mythique du « Godfather of Soul ». James Brown c’est une présence incomparable et infatigable. Cet album est peut-être le plus représentatif de son art. Entre captation Live, enregistrement studio, réarrangement de ses tubes et inédits, tout est égalisé et remixé pour ne former qu’un long flux continu. Sex Machine démontre dans un album-fleuve tout le talent de ce chanteur acharné, de ce mercenaire du travail et du perfectionnement, leader du Black Arts Movement (mouvement des années 1960 d’artistes afro-américains réfléchissant à une esthétique commune et revendiquée). James Brown communique sans fin avec ses musiciens et son public, il livre la musique comme un constant show où doit se diffuser une énergie agitatrice et subversive. Egalement surnommé « Mister Dynamite » ou « The hardest Working Man in Show Business”, cet album justifie entre autres la gloire qu’on lui attribue.
Afreaka!, Demon Fuzz (1970)
La tête pleinement remplie de douces mélodies et d’admirables chants, j’ai le besoin de faire un léger écart thématique dans ma playlist. Sans trop m’éloigner de la soul et de son rapport à l’identité des communautés noires, je m’aventure le temps d’un sublime album dans l’univers déjanté de Demon Fuzz. Formé par des musiciens originaires du Commonwealth, leur art puise dans les chants et musiques africaines et consiste en un jazz-fusion entremêlé aux nouvelles sonorités proches du rock, du ska, du psychédélique, du funk, toute une prédominance instrumentale avec quelques touches de chant. Le résultat, un puissant voyage ! Afreaka!, unique album du groupe, donne l’impression d’une histoire hétérogène de la soul et de la musique noire, dans un parfait condensé de 40 minutes.
The Baby Huey Story: The Living Legend, Baby Huey (1971)
Cet unique album de Baby Huey, sorte de compilation de ses travaux tragiquement écourtés en 1970 par son décès prématuré (encore un !) à l’âge de 26 ans, ne cesse d’interloquer et de surprendre. Si cet album marque autant encore aujourd’hui, c’est par sa préfiguration du rap qui ne tardera pas à naître en puisant à partir des divers albums de soul. Baby Huey, à l’instar d’un Sly Stone, crée une sorte de soul-psychédélique, ici produite par le grand Curtis Mayfield qui agrémente le chant déchirant de Huey de divers arrangements électrifiant l’ensemble orchestral et son puissant groove.
Pieces of a Man, Gil Scott-Heron (1971)
Poète et écrivain très engagé, Gil Scott-Heron s’est également illustré dans la musique avec d’innombrables compositions, et surtout grâce à ses textes se dressant ouvertement contre le contrôle des médias, les conséquences et les traces du ségrégationnisme, la modernité des villes, et en point central la classe moyenne, son inaction et son ignorance. Bercé par le monde du jazz, et très vite entouré d’illustres musiciens (entre autres le contrebassiste Ron Carter, collaborateurs de Miles Davis, Herbie Hancock, Gil Evans,…), Pieces of a Man marque un tournant qui l’engage davantage dans le monde de la musique en parallèle de son travail de poète et romancier. Cet album très personnel affirme le génie de ce talentueux chanteur-pianiste-guitariste alors âgé de 22 ans, dont l’opiniâtreté, les convictions morales et politiques, et la maîtrise des notes comme des mots, font de lui un puits d’inspiration pour les générations futures. Teinté d’espoir et de lamentation, de révolte et d’indignation, de mélancolie et d’humanisme, Pieces of a Man est indéniablement l’un des plus grands albums de soul.
Roots, Curtis Mayfield (1971)
Curtis Mayfield est l’une des principales figures de la soul et du funk depuis les années 1950, d’abord en tant que membre du groupe The Impressions, puis grâce à sa prolifique carrière solo où il parcourt avec virulence des problématiques sociales dans des textes engagés (critiquant ouvertement le gouvernement sur sa répression de la communauté noire et leur compartimentation dans des ghettos urbains). En corrélation avec la venue du mouvement cinématographique de Blaxploitation (films de genre sur la communauté noire urbaine dans les années 1970), Curtis Mayfield s’illustre dans un classique, la bande originale Superfly (1972), encore aujourd’hui reconnue comme l’un des albums majeurs des années 1970. Avant cela, il s’était déjà rendu célèbre avec son humble premier album intitulé Curtis (1970), promouvant déjà sa patte, sachant avec brio magner les arrangements psyché et électriques au groove smooth de son groupe et à sa voix si singulière, dont on retrouve les traces dans les chants de Michael Jackson ou Prince. Mais aujourd’hui c’est sur Roots que je m’arrête, album plus mineur mais qui a le mérite d’apaiser l’atmosphère avec facilité. J’écoute cet album avec délectation, bercé par le tempo envoûtant et ses sons oniriques. Roots puise dans les « racines » de la soul. C’est une musique somnambulique, telle une promenade nocturne en voiture, teintée d’une atmosphère bruitiste et presque expérimentale.
Black Moses, Isaac Hayes (1971)
Il m’était impossible d’oublier l’expert, un de mes artistes préférés, le pianiste et chanteur Isaac Hayes. Artiste majeur des années 1960-70, il est surtout connu pour ses morceaux étirés et ses orchestrations en crescendo nous emportant follement vers des territoires insoupçonnés. C’est le cas sur son chef-d’œuvre Hot Buttered Soul (1969), constitué de 4 morceaux dont 3 reprises réorchestrées et considérablement rallongées à tel point que l’on ne reconnait plus les versions originales. Mais, au-delà de sa façon de gérer les riffs de basse, de faire venir subtilement les cordes, de jouer sur les coupures rythmiques et les entremêlements des chœurs et des cuivres pour un ensemble progressif jubilatoire, la vraie patte d’Isaac Hayes est son chanté-parlé, faisant de lui un maître du spoken word. Toute cette singularité, cette rigueur, cette subtilité, cet envoûtement symphonique, se retrouvent dans les 94 minutes de Black Moses, album tristement oublié qui a pourtant d’importantes traces dans le trip-hop et le rap. Sa musique dure longtemps, ses œuvres semblent éternelles, et il faut du temps pour l’écouter, mais un temps unifié. Il est presque blasphématoire d’interrompre l’écoute d’un de ses albums. Il faut juste se poser longuement, et se laisser pénétrer par sa voix hypnotique.
What Color Is Love, de Terry Callier (1972)
Les trois premiers morceaux de cet album forment un ensemble parfait pour une écoute étrange et pénétrante. Guitariste et chanteur (et ami d’enfance de Curtis Mayfield), Terry Callier se reconnait à son vibrato si singulier et la perfection de ses compositions très jazz (influencées par John Coltrane). Par manque de succès, Terry Callier a mis fin à sa carrière en 1979, mais est revenu sur le devant de la scène grâce à la mouvance trip-hop et acid-jazz fin des années 1990 (cf. une collaboration avec Massive Attack). Cet album démontre tout son talent, avec d’abord un « Dancing Girl » très smooth. Une voix planante posée sur des arrangements harmonieux. Puis un crescendo orchestral, et une ligne de basse langoureuse appuyant la rythmique traînante des mots. Entre le symphonique et le folk pour une soul mélancolique. C’est un morceau qui se découvre dans la progression avant une explosion à la Isaac Hayes. Les cordes laissent place aux cuivres, la section rythmique s’immisce progressivement et nous emporte avec virulence, avant le retour soudain à de folles douceurs. Cette perte des mots et du langage se retrouve dans « What Color Is Love », avec cette voix douce et pulpeuse, et un vibrato mêlé aux trompettes chantantes et cordes lancinantes. On alterne entre classicisme proche des comédies musicales hollywoodiennes, teinté d’un jazz gracieux, et un blues suffisamment retenu pour émouvoir sans apitoyer. Une musique obsédante, dont les boucles et les rythmes répétés font la modernité de cet artiste, avec un « You Goin’ Miss Your Candyman », dont le travail d’épuration et le retour à la simplicité du blues permet l’entremêlement d’une atmosphère acoustique à un ensemble orchestral. C’est une musique de la proximité et de la fragilité sur laquelle on ne peut qu’être ému.
Cymande, Cymande (1972)
Cymande est peut-être l’un des groupes les plus singuliers de tous les artistes que je cite dans ma liste. Originaires de Londres, de Guyane et de Jamaïque, ce « big-band » de jazz pas comme les autres arrive en 1972 avec un album lui aussi pas comme les autres. Rattaché au mouvement Rastafari, et fan de rock-fusion et de funk, Cymande agrémente sa soul-funk d’une tonalité reggae prononcée. Un mélange inédit et productif, donnant lieu à une œuvre originale et influente, en témoigne les nombreuses reprises et multiples samples extraits par d’autres artistes tels MC Solaar, De La Soul, The Fugees, Grandmaster Flash… Cymande bascule de musique entêtante, frémissante à contemplative. Grâce à la beauté de ses chœurs, sa discrète section cuivre et ses rythmes répétitifs, leur premier album est à mon sens un véritable chef-d’œuvre.
Live at Carnegie Hall, Bill Withers (1973)
J’étais obligé, pour vraiment rendre hommage à Bill Withers et rappeler son importance majeure dans l’histoire de la musique, de citer au moins l’un de ses albums. Après ses deux parfaits premiers opus, que je ne cesserai jamais de réécouter, Just as I Am (1971) et Still Bill (1972), le maître a offert un des plus grands live de l’histoire de la musique en 1973. Dans une douceur et une simplicité extrême, en parfait dialogue avec ses musiciens et son public, n’hésitant pas à narrer les histoires entourant l’écriture de ses textes, et à partager l’émotion imprégnant ses suaves mélodies, Bill Withers livre une performance exemplaire dans un concert dont la qualité de l’enregistrement nous donne temporairement l’illusion de vivre dans un délicieux passé fantasmé.
Dreamer, Bobby “Blue” Bland (1974)
Avec une discrète carrière entamée dans les années 1950, Bobby « Blue » Bland se fera connaître comme l’un des meneurs du soul-blues. Originaire du Tennessee, il sait mêler ses inspirations et l’univers de ses amis, B.B. King ou Johnny Ace, à son goût pour les sonorités modernes des années 1960 et un groove propre à la soul. Le soul-blues qui le caractérise témoigne de ce rapport à la musique urbaine. Il y a l’importance de la voix, une voix cassée et vibrante, posée sur des rythmes chancelants et des mélodies remplies de désespoir et de souffrance. Après un début difficile et un léger succès au début des années 1960, Bobby « Blue » Bland est toujours resté dans l’ombre de ses amis musiciens. Pourtant il porte en lui toute la peine propre à ce genre si riche. C’est une musique déchirante, portée par une guitare pleurante, et un son électrique poignant. Si votre confinement a besoin de triste douceur, cet album est le meilleur que je puisse vous conseiller.
Caught Up, Millie Jackson (1974)
Après tant de peine, il faut poursuivre sur une note plus joyeuse. C’est grâce à la prodigieuse chanteuse Millie Jackson, une diva à l’énergie et la sensualité exceptionnelle et débordante. Portée sur la provocation, avec des textes osés et explicites, la chanteuse-comique joue sur un glamour aguichant et un humour acerbe. Cet album, petite pépite qu’il faut absolument réhabiliter, est le fruit d’une longue collaboration avec le producteur Brad Shapiro avec qui elle a réalisé plusieurs albums-concepts. Dans celui-ci elle déploie sans gêne un style déplacé, avec éloquence et allure. Racontant une histoire d’amour adultère du point de vue de la maîtresse désirant prolonger son plaisir, Millie Jackson brille par sa puissance vocale sur des musiques de génie, des compositions voluptueuses et envoûtantes. Emporté par tant de délicatesse et de chaleur, mon après-midi canapé se teinte d’un romantisme inattendu.
I Want You, Marvin Gaye (1976)
Comment passer à côté de Marvin Gaye ? C’est avec lui que je finis, bien entendu, ma liste. J’aurais normalement dû parler de ses deux précédents albums solos What’s Going On en 1971 et Let’s Get It On en 1973, sans doute deux des plus influents des années 1970. Mais ce qui me fait retenir I Want You est la manière dont celui-ci résume l’évolution de la soul, la nostalgie de ses sonorités avec l’écho des cris de Marvin Gaye qui se perdent dans des nouveaux arrangements s’orientant vers le Disco qui commence alors à frapper. Cet album préfigure son live-studio de 1977 Live at the London Palladium, sorte de puissant medley réarrangeant tous ses tubes avec également l’ajout d’un inédit en dernière face « Got to Give It Up » et ses 12 minutes dansantes mémorables. I Want You condense tout l’art de Marvin Gaye de l’alliage des chœurs aux discrets cuivres se confondant dans l’atmosphère aérienne des cordes. La sonorité électrique teinte la sensation idyllique et inatteignable de l’univers d’une réelle proximité, nous faisant lentement danser tout autant que cela nous berce de sa douceur et de ses caresses mélodiques. L’album se conclut en effet par « After the dance », comme si le moment du plaisir et de la joie de la danse ne se situe jamais dans le présent, c’est toujours une fraîcheur passée dont on se souvient, et en cela la voix de Marvin Gaye résonne comme des appels lointains que l’on cherche à rattraper et retenir une dernière fois. La soul frémit encore, l’âme est en peine, alors elle chante autant qu’elle peut… Marvin Gaye semble vouloir à la fois séparer et réunir les pistes, tout comme les voix et les instruments qui s’expriment. On a d’abord la version dite « vocale » d’un morceau, puis son instrumentale, enfin son intro… C’est un album introspectif, creusant sans cesse la profondeur d’un genre musical sans fond.
De la soul, de la soul, de la soul…
D’autres incontournables que j’oublie volontairement d’introduire mais qui font aussi la richesse de la soul-music, et de ses dérives jazz, funk, P-funk, disco, hip-hop et électro :
Ben E. King Don’t Play That Song! (1962), Nina Simone I Put a Spell on You (1965), Quincy Jones Walking in Space (1969), Funkadelic Maggot Brain (1971), Al Green Let’s Stay Together (1972), Stevie Wonder Innervisions (1973), Billy Preston The Kids and Me (1974), Kool and the Gang Light of Worlds (1974), Parliament Mothership Connection (1975), Michael Jackson Off the Wall (1979), Diana Ross Diana (1980), George Clinton Computer Games (1982), De La Soul 3 Feet High and Rising (1989), D’Angelo Voodoo (2000),…
Crédit photo de couverture : Bill Withers en concert à Londres en 1973, photo de Fin Costello