L’oiseau légendaire
L’un des albums rap les plus attendus cette année, c’était Fame, de Lefa. Un vétéran invétéré du genre qui planait déjà au début des années 2000 en tant que membre de Sexion d’assaut, dont il était indéniablement le tireur d’élite. Après son départ du collectif en 2012 puis une pause méditative jusqu’en 2016, le rappeur débutait sa carrière solo. Ses trois premiers albums parus entre 2016 et 2018 (Monsieur Fall, TMCP, et Visionnaire) ont largement rencontré leur public. Néanmoins, ils semblent assez fades et périssables, tant sur le propos qu’en termes musicaux, en comparaison avec son avant-dernier projet, le très bon 3 du mat, qui apparaît désormais comme la phase d’échauffement nécessaire avant Fame. Sans plus attendre, analyse de l’album.
PAON VS PHÉNIX
Fame, c’est le titre du projet, et c’est le premier son à avoir été délivré. Le succès et ses dérives, c’est la grande thématique de l’album. Durant sa promotion, Lefa a relié deux sons par leur clip respectif, le tout formant un court-métrage très cohérent. Si c’est une chronique musicale, on saluera au passage la grande qualité visuelle et narrative de ces deux clips qui se marient encore mieux que le chocolat et la banane.
Tout ça pour la fame, tout ça pour la fame
Fame
J’les connais pas, moi, ces gens-là, ils sont là pour la fame
Ils sont là pour les femmes, l’argent et le pouvoir
Ils jurent fidélité à tout jamais : j’aimerais tout perdre juste pour voir
Laisse ça, ils en valent pas la peine ; aucun des frères qui compte pour moi n’manque à l’appel
Aucun d’mes ennemis n’mérite que j’lui creuse une tombe, j’te jure, ils en valent même pas la pelle
Ce morceau-titre percutant, c’est un couplet unique dans lequel le rappeur fait le grand ménage. Il méprise ce que les gens sont prêts à faire pour la gloire et déplore l’hypocrisie latente qui se tisse tout autour de la star qu’il est devenu: les baveux salivent devant Lefa mais crachent sur Karim Fall. Intéressant de constater qu’en cet âge d’or de l’individualisme, beaucoup de rappeurs font ce triste constat: on pense à Damso dans « Rêves bizarres » de l’album d’Orelsan: Rappeur connu, être humain anonyme ou à Nekfeu, dans le son « Sous les nuages » de son dernier album: Tu connais l’visage mais tu connais pas l’humain. Le rap français est progressivement devenu le genre le plus écouté du pays (une prière pour Thierry Ardisson) et ses artistes sont devenus les nouvelles stars, à la fois bénies et maudites par la célébrité. Comme le dit si bien Roméo Elvis, les étoiles ne devraient pas être sur terre. Pour mettre en images cette addiction pernicieuse, Lefa matérialise le succès en drogue dans le clip de « Fame », une drogue obtenue à partir de la distillation de plume de paon, l’oiseau qui préfère rester au sol et fanfaronner avec ses plumes plutôt que de voler. Cette drogue se consomme par la voie oculaire: c’est littéralement de la poudre aux yeux.

Ouais, j’ai rêvé d’être un monument (ouais) sans passer par les armes et leur maniement (ouais)
Bitch, feat Vald
Dieu merci, j’ai pris d’la money, man (chu) : quand t’entends ça, tu veux mon num’, hein ? (ouais, ouais)
Quand t’entends ça, t’es de bonne humeur (ouais) : tu vois, c’est pour ça, j’aime pas l’humain (ouais, ouais)
Cerveau ne tourne pas normalement (nan) tant qu’il n’a pas d’argent dans les mains (ouais, ouais)
Chaque année, y’a dix nouvelles stars (ouais), des équipes entières qui brainstorment (ouais)
Pourquoi j’s’rai en compét’ avec eux ? Chacun son tour : moi, j’l’ai d’jà vécu
J’ai jamais vraiment trippé sur la fame, j’aime pas trop qu’on vienne me laver l’cul (nan)
C’qui m’fait tripper, c’est d’être sur la scène et chanter chaque chanson comme si j’en avais qu’une
Lefa regrette la régence de l’argent dans les rapports humains et souhaite un retour à des valeurs plus authentiques et sincères, surtout, il veut remettre la musique en première place. Ici, le clip et le choix du featuring sont très pertinents: Lefa, désabusé, ne court plus après la gloire. Il est d’ailleurs représenté comme un aveugle, figure de sage par excellence qui dépasse les frontières superficielles du paraître. Son idéal serait de faire sa musique et de hisser les siens avec lui. Il laisse la place aux étoiles montantes, les nouveaux « accros » à la fame, dont Vald en est, aujourd’hui plus que jamais, l’exemple parfait (chapeau bas à sa performance de junkie). Après ces années tumultueuses, Fame arrive comme l’album de la rédemption (en témoigne le titre « Mauvais ») et même de l’élévation. Lefa a pris son envol et fiente sur la vanité des apparences. Si l’album insiste tant sur l’argent, ce n’est pas pour vanter la richesse mais souligner la galère de ce parcours, des débuts jusqu’à l’indépendance. N’en déplaise aux vautours, Fall tient bien plus du phénix que du paon.
Nuées de haute voltige
Si cet album est le plus personnel et probablement le plus intemporel de Lefa, c’est parce qu’il dirigeait le projet de A à Z: joie et félicité dans le cœur des fans, Fame est le premier album studio du rappeur à ne pas être scellé Wati-B mais 2L Music, son propre label. Lefa est désormais indépendant, comme il le souligne dans « Spécial ». Toutefois, ne pas confondre indépendant et solitaire, car le lyriciste a enduit sa fine plume de la crème de la crème, couverte de coulis de caramel, éclats de daims et copeaux de cacahuètes:

On retrouve MKL à la production, qui avait déjà travaillé avec Lefa pour 3 du mat, et ce duo fonctionne à merveille. Le compositeur a conféré à l’album une grande cohérence musicale en y infusant des mélodies très colorées et chatoyantes (on pense à « Mauvais ») entrant en résonance avec le timbre épais de la voix de Lefa qui n’hésite pas à chanter, à raison.
On ne parle plus de « Bitch » avec Vald, désormais Single d’or. L’album est riche de 5 autres feats qui nourrissent le projet par la grande diversité des artistes convoqués, forçant Fall à osciller entre des flows et des humeurs multiples pour notre plus grand plaisir. On retient « Megazord » où Lefa prône avec Megaski la force de l’union et « Spécial », où il rit avec Dosseh de leur ampleur médiatique: Sous-coti, sous-cota, sous-côté gang !
A propos de Tall

On se souvient de ce qui est probablement l’un des plus beaux morceaux de Lefa : « Insomnie », de l’album 3 du mat, dont la première partie avait été rondement menée par le flow impeccable de Tall. Pour Fame, Lefa a fait un joli cadeau à son ami en lui accordant un titre entier, Sous la pleine lune, une envolée lyrique très personnelle et très touchante magnifiée par la voix paisible de Tall et toute la sérénité qu’il incarne.
Gros bosseur, Lefa ne cesse de se renouveler et de se bonifier comme un bon vin. Là où beaucoup de « vieux rappeurs » n’assument pas leur obsolescence et tentent de s’adapter tant bien que mal à un genre qui a évolué sans eux, il montre avec Fame toute l’étendue de sa maîtrise (go go multisyllabes) et fait preuve d’une grande lucidité quant à l’industrie. Apparemment, son prochain album est déjà dans son téléphone et on a hâte de l’écouter, respect au phénix.
Points négatifs
- Les thèmes centraux du boulot et du succès sont trop envahissants et contaminent l’immense majorité des sons, il n’y a pas une grande diversité de propos.
- Conséquemment, une poignée de sons moins solides en termes musicaux et lyriques sont plus oubliables.
- Le morceau « Château de Versailles », très superficiel par rapport au reste du projet.
Points positifs
- La plume de Lefa, toujours aussi affûtée et efficace.
- Le propos humaniste (à sa mesure) et mélomane.
- La place accordée à la musique: les instrus de MKL sont très mélodieuses et Lefa leur laisse tout le temps de se déployer.
- La qualité et la grande richesse de la totalité des feats, chose rare dans un album.
- Le dernier morceau, « Batman », 1min30 de punchlines ciselées: puissance et efficacité, un joli résumé du CV de Fall.