The Cure, radiographie d’une discographie – 1978-1982, formation et épanouissement d’une identité radicale

The Cure, groupe finalement aussi populaire que méconnu selon les facettes que l’on traite, a fêté cette année les 40 ans de son premier album, Three Imaginary Boys, mais aussi les 30 ans de son chef-d’œuvre, Disintegration, qui a d’ailleurs été interprété en intégralité lors d’une série de concerts à l’Opéra de Sydney en mai dernier. Fondateur d’une certaine idée de la pop et du rock, sous la double impulsion post-punk et new wave de la fin des années 1970 et du début des années 1980, le groupe a également fait cette année son entrée au Rock and Roll Hall of Fame, signe d’une forme de consécration critique et institutionnelle, quoiqu’on puisse en penser. Afin de rendre hommage à ce groupe primordial dans mon parcours de mélomane, j’ai décidé de décortiquer leur discographie, album par album, période par période, en essayant de comprendre les évolutions parallèles de la poésie lyrique et torturée de Robert Smith, et de la riche musique du groupe qu’il dirige depuis plusieurs décennies. Bonne lecture !

Three Imaginary Boys (1979, Fiction Records) : un accès d’énergie post-adolescente

Tout groupe doit bien commencer quelque part… Et The Cure, alors trio guitare-basse-batterie traditionnel, ne donne pas forcément signe de sa future réussite sur son premier album. Sorti environ six mois après le single – exclu de l’album – “Killing an Arab”, étrange titre post-punk ouvertement inspiré de la scène du meurtre sur la plage de L’Étranger de Camus, Three Imaginary Boys emprunte des chemins similairement décalés et énergiques, pour des résultats mitigés. Le morceau le plus célèbre de l’album, et l’un des plus marquants, est l’inaugural “10:15 Saturday Night”, ancienne face B de “Killing an Arab”, qui décrit une soirée d’anxiété avec une grande maîtrise des dynamiques sonores, et concentre nombre de motifs de guitare mémorables en 3 minutes 30. La chanson-titre qui pré-conclut l’album – un titre instrumental en forme de blague, “The Weedy Burton”, se fait entendre quelques secondes après – revient à cette ambiance anxiogène avec bonheur, grâce à sa suite harmonique singulière, son solo de guitare hypnotisant et sa performance vocale hantée.

D’autres titres valent le détour sans atteindre ces sommets, notamment l’atmosphérique “Another Day”, qui rappelle certains morceaux lents des Talking Heads et de Blondie, ainsi que les enlevés “Grinding Halt” et “Fire in Cairo”, petites bombes post-punk très accessibles. Le groupe se permet par ailleurs des délires peu aboutis – la reprise parodique du “Foxy Lady” de Jimi Hendrix, qui rappelle la démarche similaire de Devo avec leur version du “Satisfaction” des Stones sortie l’année précédente, mais aussi les absurdes “Subway Song” et “Meathook” –, comme pour souligner qu’il ne prend pas son art complètement au sérieux. Quelques déflagrations post-punk finalement anodines – la critique en demi-teinte du consumérisme de “So What” ou les réflexions immatures, voire franchement désagréables, à propos des relations amoureuses sur “Accuracy”, “Object” et “It’s Not You” – complètent le tableau de cet album inégal.

On ne retrouve pas grand-chose de la sève du groupe ici, ce qui peut être un plus ou un moins selon les auditeurs : le groupe s’inscrit complètement dans le son post-punk de l’époque, sans vraiment chercher à dépasser ses influences. On notera tout de même le travail remarquable du bassiste Michael Dempsey, qui quittera le groupe début 1980, et qui donne du relief à ces morceaux qui auraient bien du mal à convaincre sans lui.

Deux excellents singles hors-album sortiront tout de même lors de l’année 1979 : “Boys Don’t Cry”, complainte sentimentale au riff inoubliable, et “Jumping Someone Else’s Train”, qui dévoile un peu plus le rapport antagoniste de Robert Smith à la société. Une compilation comprenant ces deux titres, “Killing an Arab”, une sélection de morceaux de Three Imaginary Boys, et quelques faces B, sortira en 1980 sous le nom Boys Don’t Cry, et fera office de substitut au premier album aux États-Unis.

Seventeen Seconds (1980, Fiction Records) : le tournant atmosphérique

Le second album du groupe, Seventeen Seconds, sorti moins d’un an après Three Imaginary Boys, est un virage radical vers un style atmosphérique, inquiétant et mystérieux. Seul album auquel a collaboré le claviériste Matthieu Hartley, il s’agit d’une expérience auditive frustrante, mais également essentielle pour comprendre l’évolution artistique du groupe. Le disque s’ouvre sur un morceau instrumental – “A Reflection” – qui ressemble plus à un motif musical répété sans direction qu’à une composition pleinement achevée. Cette approche déconcertante se retrouve dans des titres vocaux comme “In Your House” et “Three” qui ne semblent jamais vraiment transcender leur dépouillement. Heureusement, d’autres morceaux se révèlent beaucoup plus satisfaisants et mémorables.

“Secrets” s’imprègne ainsi de la mélancolie de sa ligne de basse entêtante – marque de fabrique du nouveau bassiste du groupe, Simon Gallup – avant d’oser de subtils changements de dynamique qui font toute la différence. “Play for Today” emploie, elle, chacun des membres du groupe à bon escient tout en maintenant l’esthétique minimaliste du reste du disque. Ce titre est d’autant plus remarquable qu’il voit Robert Smith utiliser sa voix et ses mots pour rejeter avec un violent dégoût et un certain cynisme – dernières étincelles de l’attitude adolescente de Three Imaginary Boys – les aspects les plus mensongers des relations amoureuses. Sur le reste de l’album, il peint plutôt des images abstraites et troublantes, et chante avec une certaine forme de distance, presque apathique.

La seconde face plus consistante, s’ouvre sur le court interlude “The Final Sound”, avant d’enchaîner avec l’intemporel “A Forest”, l’un des titres les plus célèbres du groupe, qui contient la progression la plus structurée et organique du disque. Cependant, réduire Seventeen Seconds à ce morceau serait, à mon sens, une erreur : “M”, chanson d’amour torturée conclue par un solo de guitare somptueux, et “At Night”, longue plage étrangement majestueuse, sont ainsi sûrement aussi essentielles. Le morceau-titre de clôture, s’il ne bénéficie pas d’une direction aussi marquée, a le mérite de prédire le désarroi existentiel au cœur des deux albums suivants du groupe. En définitive, Seventeen Seconds, bien qu’imparfait, reste, par sa production rudimentaire et son écriture impressionniste, signes d’urgence créative et d’incertitude métaphysique, un disque fondateur forgeant une partie de l’identité du groupe.

À noter que lors de sa sortie en single quelques semaines avant celle de l’album, “A Forest” a bénéficié d’une impressionnante face B instrumentale, “Another Journey by Train”, à l’énergie inquiétante assez unique dans la carrière du groupe.

Faith (1981, Fiction Records) : un premier accomplissement

Enregistré en trio, avec Simon Gallup toujours à la basse, Lol Tolhurst à la batterie, et Robert Smith au chant, aux guitares et désormais aux claviers, Faith est pourtant loin d’être le fruit d’un groupe qui aurait réduit ses ambitions. Bien au contraire, ce troisième album poursuit et approfondit grandement les expérimentations atmosphériques de Seventeen Seconds, tout en trouvant sa propre identité grâce à l’exploration de nouveaux thèmes – à savoir la confusion face à la spiritualité, et la difficulté à retrouver la foi face au spectre de la mort. Très cohérent musicalement, plus sophistiqué dans ses ambiances et sa production – ici co-signée par le groupe avec Mike Hedges, qui était déjà à la barre sur Seventeen Seconds –, et mieux séquencé que son prédécesseur avec deux faces de quatre titres chacune, Faith est indéniablement la première grande réussite artistique du groupe.

“The Holy Hour” ouvre l’album sur un ton directement solennel, voire élégiaque, usant d’un subtil crescendo de densité tout au long de son introduction instrumentale, avant de faire entendre la présence dorénavant presque évanescente de Robert Smith, dont la voix est distancée par divers effets. La basse hypnotique et caverneuse de Gallup, les guitares menaçantes, les patterns rythmiques implacables et les accents de claviers en arrière-plan dessinent ce puissant sentiment de désolation qui domine tout l’album, tandis que les paroles de Smith rivalisent de tournures poétiques désespérées à la complexité de plus en plus impénétrable. Le single “Primary” fait suite à cette ouverture somptueuse en proposant un son plus énergique et accessible : c’est d’ailleurs le seul morceau du disque à contenir un refrain reconnaissable. “Other Voices” offre un retour aux motifs de basse entêtants, qui portent toute la fondation du morceau, et confirme le soin apporté à l’atmosphère globale, tandis que “All Cats Are Grey” surprend par une structure plus sinueuse, et une lenteur presque léthargique.

La seconde face s’enfonce encore dans cette torpeur crépusculaire, et comprend quelques-uns des plus beaux morceaux de la carrière du groupe. On citera ainsi “The Funeral Party”, ritournelle tout simplement magnifique, qui n’est pas sans rappeler l’ambiance éthérée et onirique du générique de Twin Peaks, composé par Angelo Badalamenti une décennie plus tard, et le poignant “The Drowning Man”, où Robert Smith enchaîne les motifs mélodiques comme une série de questions-réponses d’outre-tombe. Ces deux titres monumentaux sont seulement séparés par “Doubt”, qui apporte son lot d’intensité musicale nécessaire pour mieux apprécier la beauté lugubre qui l’entoure. Le tout mène au diamant noir qu’est la complainte éponyme de clôture, longue de sept minutes, qui reste l’une des compositions préférées de Robert Smith, au point de conclure encore certaines performances du groupe. Rarement The Cure n’a atteint une telle pureté et une émotion aussi dévastatrice que sur ce titre, absolument représentatif de cet intemporel et fascinant album qu’est Faith.

Avant d’écrire leur quatrième album, le groupe publiera le single “Charlotte Sometimes”, qui parvient à mêler l’emphase atmosphérique de Faith à un sens mélodique plus direct et raffiné : un classique là encore, bien que sa face B “Splintered in Her Head”, tortueuse et torturée, n’ait pas autant marqué les esprits.

Pornography (1982, Fiction Records) : un exorcisme musical

Lorsque le trio qui a enregistré Faith se retrouve pour se pencher sur un nouvel album en janvier 1982, l’impact des tournées et l’usage de diverses drogues ont nettement modifié leurs relations et leur méthode de travail. Le résultat de ces sessions mouvementées, Pornography, est pourtant devenu l’un des disques les plus célébrés de la discographie du groupe. Robert Smith lui-même le considère comme l’une de ses œuvres les plus représentatives, bien qu’il ait admis ne pas garder beaucoup de souvenirs de son enregistrement. D’emblée, on ne peut que reconnaître que ce quatrième album ne démérite pas face aux hauteurs atteintes par le groupe sur l’album précédent, mais ce nouveau succès artistique emprunte des chemins radicalement différents. Agressif, d’une noirceur infinie, et porté par la performance viscérale d’un Smith sombrant toujours plus dans la dépression, Pornography est également un disque étonnement accessible, grâce un ancrage mélodique constant et l’efficience de sa puissance instrumentale.

“One Hundred Years”, ouverture monstrueuse, donne le ton : patterns percussifs hypnotiques et brutaux, guitares plaintives, basse menaçante et chant hanté peignant des images confuses et terrifiantes. La mort, la peur, le désir, l’innocence ou la violence s’enchevêtrent dans la toile des mots de Smith qui utilise son écriture plus que jamais comme une échappatoire à sa souffrance psychique aigüe. Cependant, s’il est facile de définir en quelques termes l’identité musicale et artistique de Pornography, cela ne veut pas dire que c’est un disque monocorde ou répétitif. Les effets psychédéliques qui obscurcissent les parties de guitare de “A Short Term Effect” contrastent par exemple directement avec le martèlement de la basse de “The Hanging Garden”, single évident qui sera d’ailleurs le seul extrait de l’album publié en 45T. Le groupe se fait tour à tour hostile et suppliant sur les mêmes morceaux – “Siamese Twins”, par exemple, dont l’économie instrumentale peut rappeler les passages les plus glaciaux de Faith et Seventeen Seconds, ou “The Figurehead” et sa détresse évolutive qui donne le tournis. Le groupe va jusqu’à évoquer explicitement une scène de suicide sur “A Strange Day”, peut-être le morceau le plus émotionnellement dévastateur de sa carrière.

Si la lente supplique de “Cold” semble indiquer une descente aux enfers inévitable, le morceau-titre de clôture, rencontre entre un collage de voix terrorisant et un instrumental atmosphérique plus grave encore que sur le reste de l’album, se termine étonnement sur une note d’espoir, optant envers et contre tout pour la poursuite du combat. L’exorcisme est terminé, la vie peut continuer, tant bien que mal… L’album et sa tournée dédiée mèneront à la quasi-désintégration du groupe, les liens entre Robert Smith et Simon Gallup s’étant notamment profondément dégradés. Leurs retrouvailles une poignée d’années plus tard, et leur collaboration toujours renouvelée sur les albums du groupe jusqu’à nos jours laissent entendre que l’accouchement de ce disque difficile était peut-être nécessaire pour les aider à grandir et à trouver un terrain d’entente vivable. Pornography reste l’un des monuments du groupe, en même temps que l’une de ses créations les plus dérangeantes : de quoi devoir opérer plusieurs métamorphoses, qui seront l’objet de notre prochain voyage dans la galaxie Cure…

Photographie du groupe : Copyright Ebet Roberts, 1981 URL : https://www.morrisonhotelgallery.com/photographs/FcKZZl/The-Cure-1981

3 commentaires Ajouter un commentaire

  1. princecranoir dit :

    J’ai en ce moment même dans les oreilles les soupirs de Smith qui se lovent dans les rythmiques excitées des titres de « Boys don’t cry », ce faux premier album à l’énergie suspendue sorti chez Fiction records. Peut être préférable aux « 3 imaginary boys » plus terne. Tout de même, « 10:15 » (première incursion dans le rock volatile et suspendu de « seventeen seconds » le chef d’œuvre à mes oreilles) , « boys don’t cry », « plastic passion », « fire in Cairo », « jumping in someone else’s train »,… C’était plus que prometteur.
    Bravo pour cette nourrissante invitation à reprendre la Cure.

    Aimé par 1 personne

  2. Hugo Palazzo dit :

    Merci pour ce commentaire et votre lecture ! C’est, je sais, un point de vue assez partagé chez les amateurs des Cure que de considérer Seventeen Seconds comme l’un de leurs meilleurs albums, sans doute le plus radical, impoli, exigeant dans sa démarche. Et bien sûr, même si mes paragraphes sur Three Imaginary Boys peuvent sembler assez négatifs, cette période compte effectivement nombre de morceaux essentiels. Le prochain de ces articles s’attachera à défendre ardemment la période « pop » du groupe, souvent à mon sens injustement mésestimée.

    Aimé par 1 personne

    1. princecranoir dit :

      Je suis bien d’accord, même si cette période a trouvé elle aussi ses limites. Je réécoutai dernièrement, péniblement, leur kiss me kiss me kiss me, pas une franche réussite tout de même.

      J’aime

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