DéRAPage : Vald braque ce monde (cruel)

Toujours plus

Ces dernières années, Vald ne s’est pas arrêté : un album studio par an, plusieurs mixtapes, sans compter des feats et des collabs extraordinaires (on pense notamment à son partenaire dans le crime, Suikon, ou encore Lorenzo, Gringe, Vladimir Cauchemar et surtout Lefa, avec qui il cosigne le merveilleux Bitch, single annonciateur de l’album Fame). Bref, il a enchaîné les sons comme des pneus en route de montagne et très souvent, à force de charbonner comme ça, on a le visage couvert de suie. Mais ce n’est pas ça qui explique la noirceur de ce troisième album studio, Ce monde est cruel, sorti ce vendredi 11 octobre.

« Est-ce que Kanye West avait déjà pensé à faire sa pub dans un pays où il vend pas un Cd ? »
A défaut d’être rentable, faire sa campagne promo à Tokyo et Dubaï, c’était quand même diablement drôle.

La prophétie de cet album, c’était Journal Perso 2. Un son très différent du répertoire habituel de Vald. Seezy, son ami et beatmaker de toujours, produit l’instru (et la grande majorité de l’album) accompagné ici du pianiste Sofiane Pamart, jeune prodige connu dans le milieu pour ses magnifiques collaborations avec Scylla.

Journal Perso II, single

Le texte pourrait être le manifeste de l’album tant il concentre toutes les thématiques exposées : les dérives de la société contemporaine mue par l’argent, l’hypocrisie générale, la toxicité des rapports humains et un déchirement intérieur, entre sa haine du système et sa colère contre lui même. Dans le premier titre Poches pleines, Vald se compare à un missile, une formule egotrip au premier abord, mais finalement lourde de sens (et lourde tout court) : le rappeur hésite entre tout faire péter et se faire péter.

Noir

Agartha comprenait le son Blanc, où il tournait en dérision le communautarisme du rap autour de la couleur de peau par des comparaisons osées (la fameuse formule « Blanc comme Dieu » a fait grincer plus de dents que des ongles contre un tableau). Dans Xeu, on trouvait la chanson Gris, où le rappeur parlait de la vie sans couleur du milieu urbain. Ainsi, on pouvait s’attendre à ce que l’un des sons de cet album s’intitule Noir, mais Vald ne l’a pas fait, parce qu’il n’est pas assez con, déjà, et que l’album, de la couverture à son propos, crache cette couleur comme un poulpe en danger.

Produit de l’environnement

Cet album est le projet le plus introspectif de l’artiste. La majorité des sons proviennent directement de ses tripes, l’atmosphère générale est pour le moins très intime et ténébreuse. Alors pourquoi évoquer une entité extérieure, le monde, dans le titre ? Car Vald, comme il le dit si bien dans Gris, est un produit de son environnement (qu’il fait rimer avec « horizon grisonnant »). La puissance de cet album, ce n’est pas de dire que ce monde est cruel. C’est un constat évident que seuls les bouffeurs de homards n’ont pas encore réalisé. La vraie force de l’album réside dans ce syllogisme :

Ce monde est cruel, je fais partie de ce monde, donc je suis cruel.

Oui, cette conclusion a de quoi faire enfler les veines des tempes. Pourtant, c’est bien la vérité crue à laquelle Vald fait face sans sourciller. Il s’assume complètement, jusqu’à déranger. Loin de se poser en victime, il sait qu’il remporte le trophée du plus grand oppresseur les mains dans les poches (pleines), et en joue fortement:

J’crois qu’j’suis dans l’mâle-blanc-hétéro-cisgenre-carnivore (privilèges)
J’crois qu’j’suis dans l’mâle-blanc-hétéro-cisgenre-carnivore (privilèges)

Pensionman

« FREAK » VS FRIC

Cette cruauté héritée du système, il va littéralement la braquer contre le système lui même. Son but est simple : baiser le game plus fort qu’il ne nous baise. Là où la plupart des rappeurs contestataires souhaitent détruire la pyramide et faire tomber les puissants, Vald serait plutôt du genre à se hisser jusqu’à son sommet pour uriner sur les crânes reluisants de la haute société, qu’il méprise au plus haut point. Dans le feat avec le sulfureux SCH, Dernier retrait, Vald compare ses disques et ses concerts à des braquages, un micro en guise de flingue. C’est sa façon de « coincer l’engrenage » et de battre la banque.

Même quand je pose les pieds sur l’bureau et qu’j’leur demande : « Pour l’prochain CD, vous envoyez combien ? » (euh, et bah)
J’de-j’demande ça pour mon bien, chaque sortie, c’est l’coup du siècle
Plusieurs millions, à peine quelques titres, disons une quinzaine (ceci est un braquage)
C’est pas ton bénéf’ de vol à la tire
On se sentirait presque en liberté, j’vais pas mentir, j’en tire d’la fierté
J’braque ces braqueurs, j’suis Jacques Mesrinisé ; contre le salariat, j’suis immunisé

Dernier retrait feat SCH

Dans sa vision des choses, l’argent représente le poison du monde. Le cash supplante l’affect et détermine les rapports humains. Pauvre, on souffre de sa nécessité, riche, on réalise sa vanité. Dans ça va ensemble, le grand Alpha Wann balançait cette punch efficace: Le 777 c’est le 666. Vald, à sa manière, réalise la même chose : le sexe et l’argent ça fait tout, j’ai les deux et pourtant ça fait rien.

De cette colère contre un ennemi multiple et invisible qui précipite l’effondrement du monde découle nécessairement une frustration. Vald est déchiré entre son envie d’agir et l’engourdissement que lui provoque son mode de vie, trouble qu’il dépeint dans la belle conclusion de Journal Perso II :

J’vais nous venger, les baiser I swear, même si le mal par le mal, c’est pas top Ou bien j’oublie tout et j’ouvre mon laptop, j’fais navig’ privée, je cherche « gangbang hardcore »

Là, j’me branle à mort en attendant la mort, devant l’amour de ceux qui n’font qu’un corps

Journal Perso II

Pessimiste, le projet est traversé par des fulgurances de lumière. A sa mesure, le rappeur se monte philanthrope, voulant sauver les siens, se rapprochant de ses amis dans No Friends et faisant quasiment une déclaration d’amour dans Ma Star.

Cependant, l’album esquisse avant tout le portrait d’un homme aux deux visages. Le thème du masque est d’ailleurs souvent abordé, en témoigne la chanson Halloween. Trop souvent considéré à tort comme un « bouffon » ou un « mec au troisième degré » par des gens qui ne parvenaient pas à le comprendre, Vald nous montre ici que sa posture est bien plus complexe. Il n’est pas qu’un simple guignol ou plutôt, à l’instar des braqueurs qui arborent un masque hilare, il est un clown triste, dont la surface riante ne saurait dissimuler les ténébreuses abysses. De ce point de vue, les morceaux de l’album au rythme enjoué et au ton joyeux sont souvent les plus tristes. Par exemple, le son-titre et l’outro Rappel sont les plus légers et gais sur le plan musical, alors que ce dernier texte fait office de « morceau-récap » listant tous les obstacles au bonheur.

Sombre récit d’une vie en dents de scie dans un monde en temps de crise.

Note : 4 sur 5.

Points négatifs

  • Il y a peu de fulgurances musicales et beaucoup de beats se ressemblent, Seezy a peut-être mené un travail trop uniforme en comparaison avec la diversité d’Agartha ou Xeu.
  • Si elle était plus que légitime pour parler d’une société en voie d’artificialisation, l’auto-tune est très présente, peut-être trop, ce qui pourrait déplaire à certains fans.
  • Certaines chansons ont tendance à se répéter, le propos est souvent le même.

Points positifs

  • Certaines productions sont juste excellentes (on pense très fort à Journal Perso II, NQNTMQMQMB et Ignorant).
  • Suikon Blaz Ad, fidèle à lui même, sublime chacune de ses collaborations. Son arrivée sur fond de coup de feu dans NQNTMQMQMB est légendaire.
  • Album bien dosé entres sons « drôles » et trips viscéraux et intimes.
  • Pensionman tout simplement, titre très osé déjà salué par Niska et Damso.
  • Des lyrics et des punchs toujours aussi bien senties.
  • Vald s’est énormément renouvelé et a pris des risques, avec beaucoup d’expérimentations : l’autotune, mais aussi beaucoup de flows différents et des formes inédites, notamment Ignorant et Royal Bacon, deux textes-fleuves (ou quasiment).

Merci de votre lecture

Gardez la flamme

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