En juin 2016, lors d’un concert aux Nuits de Fourvière où il présenta en intégralité Palermo Hollywood, l’album qu’il venait alors de publier, Benjamin Biolay avait pris le temps de rendre hommage à celui qu’il décrivait comme son mentor, Hubert Mounier, en chantant quelques-unes de ses chansons. Le chanteur de L’Affaire Louis’ Trio, groupe où il était connu sous le pseudonyme de Cleet Boris, s’était éteint un mois plus tôt à 53 ans. J’avais entendu parler de son décès, mais je ne connaissais absolument rien de la musique de Mounier. Il faut dire qu’étant né en 1997, année où L’Affaire publiait son dernier album, a priori éponyme, parfois surnommé Europium 97, il y avait peu de chances que je découvre le groupe de moi-même. Après la séparation de L’Affaire en 1998, Mounier était d’ailleurs tombé dans un relatif anonymat, malgré la publication de trois albums solos entre 2001 et 2011, et son travail de romancier et d’auteur de bande dessinée. Je ne me rappelle pas même avoir entendu à la radio ou à la télévision un des grands succès de L’Affaire, contrairement par exemple à “L’autre Finistère” des Innocents, pour prendre un groupe de la même époque. Cela étant dit, j’aurais probablement classé les chansons de L’Affaire parmi la musique beaucoup trop ancrée dans la fin des années 80 pour rester réellement appréciable aujourd’hui si je n’avais entendu que “Tout mais pas ça” ou “Bois ton café”. Biolay aura au moins pu faire découvrir quelques belles chansons – à commencer par la douce-amère “Succès de larmes” – d’un groupe un peu oublié, lyonnais qui plus est, à un public pas forcément érudit sur la question.
En janvier dernier, Biolay a annoncé qu’il irait plus loin encore en proposant, sous l’impulsion de Gaëlle Mounier, veuve de son mentor, et de nouveau à Fourvière, une interprétation intégrale du quatrième album de L’Affaire, Mobilis in mobile, sorti en 1993 et souvent considéré comme leur chef-d’œuvre. À ce moment-là, je n’avais encore dans la tête qu’une poignée de chansons du groupe, et n’avais pas écouté d’album en entier. Quelque part, l’occasion était trop belle pour ne pas au moins prendre connaissance de ce Mobilis in mobile, que j’ai apprécié au point de me décider à aller à ce fameux concert, prévu pour le 19 juillet. Une ribambelle d’invités – Kent, Pascal Obispo ou même Vincent Mounier, alias Karl Niagara, frère d’Hubert et seul ancien membre encore vivant de L’Affaire – était d’ailleurs conviée pour l’occasion. Sincèrement, l’équipe a proposé un spectacle aussi festif qu’émouvant, et fut bien aidée par un public qui visiblement est resté fidèle aux chansons de L’Affaire malgré le passage des années. Biolay semble avoir mis tout en œuvre pour offrir l’hommage le plus vibrant et respectueux possible : le décor reprenait ainsi des éléments conçus à l’origine pour la pochette de Mobilis in mobile, prêtés par Gaëlle Mounier, les 17 titres de l’album ont été joués d’une traite et dans l’ordre, et les parties vocales étaient partagées entre un total de six interprètes, comme pour éviter de faire une quelconque ombre à Mounier. Certes, Biolay a ouvert le concert en jouant quelques-unes de ses propres chansons en piano-voix, en particulier d’après ses dires celles que Mounier aimait. Nous avons ainsi eu droit à la “Ballade française” qui clôt Palermo Hollywood, “Novembre toute l’année”, morose morceau d’ouverture de son premier album Rose Kennedy, sorti il y a déjà 17 ans, et l’inévitable “Ton héritage”, accompagné par la guitare de Philippe Almosnino. Le reste des musiciens est d’ailleurs arrivé sur deux titres phares de la carrière de Biolay, “Dans la Merco Benz” et “La superbe”, avant d’enchaîner directement sur Mobilis in mobile.
Cette introduction n’avait rien d’indécent en réalité, et a même constitué un merveilleux avant-goût, avant l’hommage à proprement parler. Biolay expliquait avoir toujours voulu faire la première partie de L’Affaire, c’était donc un moyen, d’une certaine manière, de réaliser ce souhait désormais impossible, et absolument pas de se mettre en avant lors d’un concert tenu pour faire revivre la musique d’Hubert Mounier. Je dirais même que la musique elle-même était mise au centre absolu du concert, là où quelques jours avant dans le même lieu, Bigflo et Oli avaient tout misé sur une ambiance certes explosive, leur charisme et l’aspect rassembleur de leurs morceaux les plus célèbres. Ici, les musiciens ont reproduit avec beaucoup de soin et de finesse la richesse instrumentale de l’album originel, sans en perdre l’âme ou l’énergie. Même le rappel, composé de quelques morceaux choisis du reste de la carrière de Mounier, se déroula sans encombre et avec un plaisir certain. À noter que Biolay dressa la liste des musiciens et techniciens en chantant pendant “Tout mais pas ça”, morceau de clôture du concert, ce qui était fort réjouissant. Seul bémol, mais pas des moindres, l’ensemble de cordes, composé d’étudiants du Conservatoire à Rayonnement Régional de Lyon démarché pour le concert, était malheureusement inaudible la plupart du temps, à l’exception des instants où il n’y avait ni batterie, ni guitare électrique, comme sur “Loin” et “La mer est encore là”… Reste que ce concert fut une très belle réussite, et un hommage très émouvant, au fond assez humble, à l’ambiance quasiment familiale, Fourvière oblige.
Néanmoins, on peut rester dubitatif face à l’idée d’un tel hommage, et se demander si Mobilis in mobile, et le travail de L’Affaire ou de Mounier en général méritait une telle attention. Bien sûr, on ne va pas reprocher à Biolay de vouloir que le travail d’un ami disparu soit reconnu à sa juste valeur, mais on peut éventuellement se dire que le passage du temps a parfois du bon, lorsqu’il permet d’oublier l’existence d’œuvres qui ne méritaient pas forcément toute l’attention qu’elles suscitèrent jadis. Or, Mobilis in mobile fut un réel succès en 1993, et la chanson-titre est devenue clairement le morceau le plus célèbre de la carrière du groupe… Pourtant, de mon point de vue, il est extrêmement triste que ce disque ne soit pas déjà considéré comme un classique de la pop française. Alors, certes, si pour vous, 1993 est l’année d’In Utero de Nirvana ou de Siamese Dream des Smashing Pumpkins, je ne vais pas vous en vouloir de n’avoir que faire des arrangements sophistiqués, du sens raffiné de la mélodie hérité des grands groupes britanniques des années 60, et de la poésie fantaisiste à l’ancienne de Mobilis in mobile… Néanmoins, je pense que cette tendance du groupe à ne pas suivre les codes de son époque joue complètement en sa faveur sur cet album. Là où, par exemple, leur premier album Chic planète, sorti en 1987, me paraît daté avec sa production mélangeant synthétiseurs, boîtes à rythme et cuivres et ses chansons tellement légères qu’elles en deviennent peu mémorables, Mobilis in mobile réussit à être réellement intemporel. Il faut dire qu’ici, Mounier ose parfois donner une profonde portée existentielle à ses chansons d’apparence si simples.
Oui, “Le soleil est là”, et sa joie contagieuse ou “Le lit d’Hélène”, et son détournement savoureux du mythe de la pomme, peuvent presque faire penser à des comptines pour adultes, mais il n’y a pas besoin de longtemps s’attarder sur les paroles pour découvrir une noirceur sous-jacente, parfois absolue. “Le capitaine” et “Mobilis in mobile”, sûrement les morceaux les plus immédiatement captivants de l’album avec leurs refrains étincelants de vivacité, sont les récits de protagonistes n’ayant trouvé paix et liberté qu’en quittant définitivement la société pour partir en mer. On en tire les enseignements symboliques que l’on veut… Placée au centre de l’album, “Loin” est une complainte déchirante d’amour perdu, où les protagonistes se sont progressivement éloignés sans le vouloir, prisonniers de leurs trajectoires respectives. “Miravalse” imagine une situation où seul le fait d’avoir aimé garde de la valeur quand tout semble perdu. “Vers des jours meilleurs” compte la difficulté de soldats de se sortir de leur condition et de retrouver une forme de bonheur. “La mer est encore là” imagine un drôle de parallèle entre l’existence d’une mère confrontée à la solitude après le départ de ses enfants, et l’idée que la mer berce les âmes perdues. Les trois derniers titres traitent tous singulièrement de la mort : “Chanson à boire” en s’attardant sur la vie d’un chanteur de bar au fond du trou qui ne trouvera le salut qu’à travers elle, “Viens avec moi” en étant narrée de son point de vue même, et “La dernière heure” en soulevant la difficulté de l’aborder avec sérénité une fois le moment venu. Bref, malgré le format très resserré des chansons – 17 titres pour 1 heure tout pile d’écoute tout de même – il y a ici une richesse d’écriture salutaire et rare. Je ne m’étendrai pas sur l’imaginaire qui se dessine pour moi en plus entre les lignes, à mi-chemin entre la fantaisie de Jules Verne, le désespoir de la Première Guerre mondiale et la douleur plus existentielle des premiers albums de Tom Waits…
Inutile non plus de s’étendre en long et en large sur la musique de l’album, tant ces chansons sont écrites pour parler autant au cœur qu’à l’esprit. La vision de ce que peut être la pop portée par Mounier et ses compères, qu’on devinait déjà aisément sur Sans légende, leur troisième album paru trois ans plus tôt, est affinée avec brio ici. Des chœurs jamais ridicules du “Capitaine” jusqu’à l’interlude de cordes sublime de “La mer est encore là”, en passant par le riff de guitare surprenant et puissant de “Viens avec moi”, le groupe passe d’un registre à l’autre avec une fluidité impressionnante. Il y a quelques fautes de goût certes, mais rien d’impardonnable. Je peux ainsi citer l’aspect dansant, presque funk, mais manquant d’épaisseur des “Éléphants sont contagieux”, seul morceau qui pour le coup me paraît vraiment hors-sujet au sein de la mosaïque musicale et thématique de Mobilis in mobile, ou les guitares à l’accent country un peu saugrenu du “Lit d’Hélène”, mais c’est à peu près tout. La finesse de l’atmosphère mélancolique et lancinante de “Plus d’ailes” et évidemment l’explosion expansive du refrain de la chanson-titre, et cette sublime ligne de piano qui suit, rattrapent facilement les petits ratés qu’on trouve ailleurs. Je ne pourrais pas vraiment discuter, finalement, des raisons qui ont poussé Biolay à faire renaître sur scène cet album merveilleux, car s’il ne devait rester qu’une seule preuve que le talent de Mounier – qui a écrit et composé seul l’album à l’exception de “Vers des jours meilleurs” et “Les éléphants sont contagieux”, composés par son frère – était bien réel, et même impressionnant, ce serait sûrement cet album. En espérant qu’il soit enfin reconnu à sa juste valeur, je ne pourrais que vous conseiller de pénétrer dans son univers si particulier, qui peut-être vous saisira comme il m’a saisi.
Illustrations : Barclay / Thierry Mercadal, L’Affaire Louis’ Trio