L’Événement : Comment faire une bonne adaptation

Critique de L’Événement d’Audrey Diwan (sorti le 24 novembre 2021)

En cette fin d’année, les écrans de nos cinémas sont envahis par des adaptations d’œuvres littéraires : Illusions perdues et Eugénie Grandet en tête, tous les deux, au départ, des romans d’Honoré de Balzac. On connaît le lien commercial depuis longtemps établi entre l’industrie du cinéma et le marché du livre, encore plus dans un pays comme la France. Soit l’on adapte et réadapte des œuvres du patrimoine, comme les appelle de manière savoureuse et arbitraire le ministère de l’éducation nationale, soit, dans une sorte de toyotisme effréné ( méthode de production qui consiste à ne jamais avoir de stock et à produire en flux tendu ), l’on achète les droits d’adaptations avant même la sortie de ce qui s’annonce être un best-seller afin d’avoir successivement le livre en librairie et le film en salle.

Gaumont

Au milieu de ce système surgit L’Événement, d’Audrey Diwan, qui reprend le titre du livre d’Annie Ernaux paru en 2000. Roman qui n’appartient pas à ce fameux « patrimoine » de la culture légitime et nationale, toutefois écrit par une autrice qui s’impose doucement mais sûrement comme une figure majeure de la littérature française du 20ème siècle. Roman qui commence à dater un peu, qui ne se trouve pas en tête des rayons de la Fnac ou du Leclerc Culture. Adaptation volontaire d’une réalisatrice qui porte un projet pendant plusieurs années et obtient, sans s’y attendre, selon elle, le Lion d’Or 2021.

Stefania D’Alessandro/Getty Images

Si le contexte de production, ou plutôt de pré-production, du film attire déjà notre attention, il faut évidemment ajouter à cela son sujet ou plutôt sa thématique principale, qui sert de porte d’entrée à différents sujets. Qu’est-ce donc que « l’Événement » ? Dans cette périphrase si pudique, à laquelle l’État français semble si attaché pour refuser sa responsabilité dans différents crimes, on doit comprendre « avortement », enjeu proprement intime et personnel. Dans son roman, Annie Ernaux propose un récit aux couleurs autobiographiques pour raconter, des dizaines d’années plus tard, comment elle a avorté à une époque où cela était puni par la loi, dans une société qui faisait tout pour évacuer ce terme et, par là-même, cette opération.

Wild Bunch Distibution

Aborder un tel sujet demande à la fois une certaine subtilité et une réflexion sur la mise en scène et la réalisation. Le film doit, de préférence, reprendre une logique du témoignage sans pour autant tomber dans la forme documentaire. Avec une grande intelligence et une réalisation techniquement irréprochable, Audrey Diwan réussit à nous faire suivre le parcours du personnage d’Anne, peut-être même à nous le faire vivre, de manière assez intense notamment non pas lors de la scène d’avortement mais lors des scènes.

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Afin d’adapter le style autobiographique d’Annie Ernaux, la réalisatrice choisit le format 1.37:1, en utilisant soit des plans fixes soit des plans caméra à l’épaule, qui sont toujours avec Anne. De manière obsédante, la caméra, toujours, tourne autour d’Anne, dans une esthétique de la gravitation qui accentue l’intimité. Non seulement le traitement de l’image répète formellement le cloisonnement et l’isolement du personnage, mais il permet aussi de mieux « vivre avec ». Ainsi, ce qui importe, c’est à la fois Anne, dans ce qu’elle vit de manière intime, dans son rapport à elle-même, mais aussi Anne dans son rapport à la société, dans tout le hors-champ, le hors-cadre, qui surgit souvent comme une contrainte. Cet effet de « personnage-noyau » est d’autant plus marquant qu’il y a un décalage parfois important entre les jeux des autres membres de la distribution. Les amies d’Anne ont souvent un jeu « amateur », qui relève du dialogue oralisé, rappelant à la fois Rohmer et le statut d’adaptation du film.

Audrey Diwan installe ainsi toute son œuvre dans une approche formelle systématique qui s’avère très efficace, lui permettant parfois quelques variations bienvenues. On pense notamment à la première tentative d’avortement, par Anne elle-même, à l’aide d’aiguilles, où la caméra se concentre uniquement sur son visage, puis, en écho, la deuxième tentative, opération clandestine, où la caméra fixe la personne qui l’opère, rejetant ainsi le visage douloureux au bord du cadre, laissant surtout s’imposer les sons de souffrance.

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Si l’approche systématique a quelque chose de rassurant et si l’effort de variation facilite le rythme, l’ensemble reste finalement sans doute trop lisible, trop clair. Une fois que l’on comprend comment le film fonctionne, seules certaines scènes marquantes, comme celles des tentatives d’avortement ou certaines confrontations avec des personnages, restent véritablement intéressantes. On retrouve aussi, parfois, un usage un peu épuisé de certains motifs, notamment celui de l’eau, avec des scènes de douche ou de baignade, aux connotations de purgation. Finalement, on pourrait, peut-être reprocher à L’Evénement d’être trop facile à comprendre, d’avoir une intention de réalisation parfaitement limpide.

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Il s’agit toutefois de dépasser ce reproche, plus ou moins recevable. L’œuvre d’Audrey Diwan pèche sans doute par son efficacité et cette efficacité vient vraisemblablement du fait d’être un excellent travail d’adaptation. L’Événement est le fruit d’une très belle réflexion sur la mise en image d’un texte littéraire. Le passage à l’image se fait en lien avec une approche du texte qui est une approche tout à fait poétique, passant d’un medium à l’autre. C’est ce travail d’adaptation qui impose une sorte de cohérence qui structure le film en se nourrissant du livre. L’adaptation ne se situe pas seulement sur le plan de l’action mais bel et bien sur la manière de filmer, influencée par une manière d’écrire. On peut penser surtout au montage, souvent elliptique, mais toujours encadré par l’échéance de la limite possible pour un avortement sans conséquences vitales. Les plans s’enchaînent entre différents lieux, différents évènements habituels, qui deviennent progressivement familiers. À l’inverse, la chronologie générale, qui s’appuie sur des indications temporelles écrites, acquiert rapidement un rôle dramatique et ne garantit plus de stabilité à l’écoulement du temps.

Trouver le film trop clair dans son propos peut paraître en réalité abusif. Le dispositif narratif et formel d’Audrey Diwan permet de comprendre assez facilement que l’avortement n’est pas l’unique sujet du film. Le parcours d’Anne relève plutôt de la recherche d’une liberté du désir dans une société où les femmes, non seulement, n’ont pas cette liberté mais, surtout, sont réprimées si elle tentent d’en avoir. Le film suit Anne qui essaye d’avorter et tous les obstacles auxquels elle fait face. Mais, au-delà des obstacles matériels, Anne doit aussi affronter différents éléments de la société. Obstacles directs comme ses amies qui nient la possibilité même d’un avortement. Obstacles indirects comme la réussite dans ses études, difficiles à mener pour elle dans de telles conditions. Parfois, surtout à la fin, le film offre quelques moments en périphérie de l’avortement, notamment des moments de séduction ou de rapports sexuels. Cela installe un réseau de réflexions variées qui ouvre le sens du film et les interprétations, sans réduire Anne, comme c’est souvent le cas, au seul personnage stéréotypée de « la femme qui avorte ».

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Avec une caméra qui fixe, comme un œil obsédé et obsédant, son personnage principal, Audrey Diwan propose de saisir un ensemble, celui de la vie d’une jeune femme dans les années 60, une jeune femme qui veut vivre ses désirs, en terme de sexualité ou d’études, mais qui voit aussi la société lui imposer d’autres désirs, des devoirs, des contraintes. Ainsi, le cadre s’avère être à la fois le plus grand complice de la recherche de liberté d’Anne, en lui donnant l’épaisseur d’un individu, mais aussi la plus grande contrainte, venant sans cesse enfermer ce corps et lui imposer des restrictions.

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