Critiques des albums Nino Ferrer and Leggs (1973), Véritables variétés verdâtres (1977) et Blanat (1979), de Nino Ferrer (1934-1998)
Il est 20h. Nous sommes le 13 aout 1998. Le présentateur du journal du soir annonce « Le chanteur Nino Ferrer s’est donné la mort aujourd’hui… on se souvient de lui pour ses tubes Le téléphon, Mirza, et Le sud ». Un court hommage d’une minute présente Ferrer comme ayant quasiment mis fin à sa carrière en 1972, pour se mettre à la peinture dans sa maison de campagne, reculée du monde. Or c’est bien mal te connaitre mon cher Nino, toi le rocker éternel qui a eu une carrière si productive et variée, à travers une quinzaine d’albums. Varié ? Non, variété ! Voilà ce à quoi on t’attribue. Mais que veut dire cette expression ringarde ? Cette appellation approximative, constitutive d’un patchwork-musical, dont presque l’intégralité n’arrive pas à la hauteur de ton talent. A croire que si David Bowie avait chanté en français ce ne serait plus du glam ni de la pop, mais de la variété. Or s’il y a de la variété dans ton œuvre Nino, ce sont toutes tes influences qui se mélangent, tous tes gouts qui s’unissent, et puis surtout toutes ces origines qui te nourrissent. Et oui, toi l’homme du Sud, l’italien, le français, mais aussi l’anglais, l’américain… autant dire : le musicien. Car tu as bien su t’entourer, avec tous tes amis de tous horizons. Les Leggs ! Voilà comment vous vous êtes nommés dès 1971, et voici ceux qui t’ont suivi jusqu’à ton triste départ. En 1995, dans l’émission Taratata tu désignais encore ces musiciens à Nagui comme tes complices de toujours, tes collaborateurs, tes amis. Si bien que sur ton dernier album que tu es venu présenter, tu leur laisses une grande liberté, au point de ne pas apparaitre sur certaines pistes. Ainsi on retrouve des musicos de talent : l’excellent guitariste irlandais Micky Finn (que ton compère Higelin n’hésite pas à te piquer de temps à autre), les anglais Keith Boyce (batterie), Ronnie Thomas (basse), formant à eux trois le groupe de glam « Heavy Metal Kids », mais c’est aussi Brian Johnston au piano, et enfin ton ami italien de toujours, qui te suit depuis tes live en Italie, et qui t’a permis de faire l’incroyable concept-album Métronomie, j’annonce l’organiste de jazz Giorgio Giombolini ! Voilà ce que signifie « Nino Ferrer », c’est de l’amitié et de la musique, et rien d’autre.
Aujourd’hui je veux te rendre hommage, car sans le savoir tu as rempli de très nombreuses de mes heures perdues que j’ai passé à t’écouter, à t’admirer. Tu fais partie de ces quelques grands français qui m’ont fait reconsidérer notre patrimoine musical. La France ce n’est pas que la poésie d’un Brassens ou d’un Ferré, c’est aussi le rock puissant et innovant d’un Gainsbourg, Christophe, Bashung, Higelin, et de toi Nino, avec ton univers si riche. Du funk, du jazz, du folk, du hard-rock, du glam…tout se confond et donne naissance à ta musique. C’est pourquoi je veux parler de trois de tes albums, tristement oubliés comme toi, et qui à mon sens font partis de tes plus grandes œuvres, de tes plus personnelles, de tes plus rock’n’roll !
Funkadelisme (Nino and Leggs, 1973)
Quelle plaie la France ! Partons pour le pays du Rock comme Serge Gainsbourg l‘a fait avant toi. Et d’ailleurs quelle joie de retrouver le même Jean-Claude Vannier qui a fait les arrangements de l’Histoire de Mélodie Nelson. Ainsi tu t’engages dans la voie du rock progressif, tu fais le virage britannique, et tout ton son d’avant est remplacé par ce nouveau son beaucoup plus funk, beaucoup plus rock et électrique. Et cela se sent dès l’ouverture : L’Angleterre. C’est dans cette Angleterre que tu sembles enfin vraiment te trouver. D’ailleurs pour la première fois tu chantes en anglais, tout en conservant le français. La basse, ton premier instrument de prédilection, rythme tout l’album, un album très fusion. En effet tout cet opus est en tension entre des sonorités funk et un éclatement rock qui se laisse souvent attendre pour mieux dominer. Une certaine rage semble s’extraire. Si en Mai 1968 ton succès t’aveuglait, désormais tu sembles marquer ta propre Révolution, comme laisse entendre le titre d’une chanson. Tu le diras toi-même plus tard, si tu t’es politisé c’est bien après 68, et c’est sans doute par cette communauté que tu t’es constituée.
Ainsi parfois c’est l’explosion (Listen to the master), mais la mélancolie se fait toujours sentir (Je vais te dire adieu). Et les sonorités anglaises hantent toutes tes compos, tu sembles tellement dans ton temps ! Si bien que l’on croit entendre les premières notes de Since I’ve been loving you de Led Zep à la fin de L’Angleterre. De même le psychédélisme et la folk de Grateful Dead parait t’avoir guidé pour Nana song. Par ailleurs, si cela saute aux yeux qu’il s’agit bien de ton album, c’est à cause des thématiques qui le traversent. Tu écris dès lors L’an 2000, révélateur de ton nihilisme quant à l’avenir, un futur que tu décideras de ne point connaître… N’empêche que tu fais de la musique, de la vraie ! Car tu en as marre de tout ce show-business qui te prive de la création qui t’enivre. Et cet album est un pas de plus, vers l’échec commercial peut-être, mais vers une réussite de ton génie créatif.
Je voudrais être noir (Véritables variétés verdâtres, 1977)
Faire du Jazz, du jazz, du jazz ! Voilà ce qui t’a toujours tourmenté. Ce que tu avais commencé avec Métronomie, tu le poursuis ici, notamment avec ton ouverture (Ouessant), long morceau sans parole et très fusion. Toutefois tu teintes d’autant plus cet album d’un son américain, en étant à la fois funk et glam. Ce mélange assez incongru semble un vrai parti pris artistique et ironique. De toute façon tu n’aimes pas prendre les choses au sérieux, alors autant rire ! Et les textes de tes chansons sont souvent le témoignage de cette envie de plaisanter. Là où on s’attend à de la « variété verdâtre », autant dire « variétoche », voire de la reprise de standard, tu vires au rock, aux arrangements extrêmement complexes et maîtrisés. On passe du glam-rock (Mashed Potatoes), au mélodique Valentin, en passant par l’énergique Sud express, retour ironique sur ton tube Le sud (ou plutôt South), où cette fois la tristesse contemplative se transforme en rage explosive. Dans cet album les morceaux sont longs, avec beaucoup de place aux instruments, aux solos, à tes amis musiciens. Tu fais ainsi l’antithèse de ce que tu annonces. C’est un refus frontal de ce que tu as pu être dans les années 60, ou du moins ce à quoi on t’a rattaché. D’où la pochette très comique, très cartoonesque, avec un Nino attaqué par la variété de tout côté. De plus cet album est de nouveau un hommage à la musique que tu aimes, en témoigne le titre Ah les américains. Avec ces variétés verdâtres tu nous fais voyager, tu nous promènes de la comptine au jazz, de la musique de cabaret au hard-rock, en nous rappelant le blues.
Welcome to my nightmare (Blanat, 1979)
Quelle claque !! On lâche les guitares ! Même si l’aspect très progressif est toujours présent, cet album est une explosion. Dès l’introduction on a l’impression d’écouter du Black Sabbath, avant un retour à la naissance des Leggs avec un incroyable Little Lili. Cet album c’est vraiment toi. Même si ça chante essentiellement en anglais, il y a aussi du français et de l’italien. On a l’impression d’un patchwork Ferrer. Toutes tes influences et tout ton style semblent être là. Il y a le très gothique Bloody Flamenco, sorte de relecture d’Alice Cooper, avec une rupture prodigieuse. Il y a l’incroyable Fallen Angels avec ses grosses guitares saturées. Et il y a LE chef d’œuvre : L’arbre noir. Riff de guitare sèche parfait, paroles magnifiques, et incroyable solo de guitare de Micky qui n’en finit plus. Pendant 5 minutes, on a l’impression d’écouter ton Free Bird à toi. Cet album, que tu as enregistré en 1976, et qui a failli ne pas sortir avant de voir le jour en 79, sera un échec commercial. Et pourtant quelle réussite artistique ! C’est avec cet album que je t’ai vraiment connu, c’est avec lui que tu es un peu rentré dans mon cœur. Désormais cela fait 20 ans que tu es parti, et il y a 20 ans c’est moi qui naissait. Mais à chaque fois que je décide d’écouter l’un de tes albums, à chaque fois que j’entends le saphir de ma platine gratter mes vieux vinyles, je me dis que même si toi tu es parti, ta musique est éternelle.
Mon top perso des meilleurs albums de Nino Ferrer : https://www.senscritique.com/liste/Les_meilleurs_albums_de_Nino_Ferrer/1625170
Photo : Kinou pour Free Bird records / Disques la Taillade