L’historiographie pour gameplay : Europa Universalis IV

Parce que Good Time est une revue participative de haute tenue, si ce n’est de très haute tenue, chers lecteurs et chères lectrices, il me fallait entamer notre série de critiques vidéoludiques, que vous comme moi espérons féconde, sous les auspices de l’érudition et de la sapience. Quoi de mieux, vous demanderai-je, afin d’exciter nos pompeux mais néanmoins lettrés esprits, que de démarrer notre fastidieuse entreprise sous les ors et dans la pourpre de l’Histoire, récit fondateur de l’Humanité et de sa société ne s’écrivant décidément qu’avec un grand « H » ? « Rien, pour sûr », me répondrez-vous, soumis que vous êtes au flux ininterrompu de ma pensée ci-retranscrite, condamnés ingratement à ne pouvoir exprimer nuances ou désaveux que dans le cadre de la rubrique « commentaires » située plus bas, bien plus bas, si loin de mes mots délicats.


Qui dit critique, disclaimer

Alors de quoi parlons-nous ? Europa Universalis IV (que j’abrégerai en EU4), est un jeu dit de grande stratégie, développé et édité par Paradox Interactive, et sorti le 13 Août 2013. A la manière d’un RISK, en quelque sorte, il offre la possibilité d’incarner un État et chacun de ses rouages – ses relations diplomatiques, son économie, sa force militaire, etc – dans un cadre historique s’étendant de 1444 à 1821. Ces datations sont plus ou moins arbitraires, leur unique objet étant d’englober grossièrement l’époque moderne, de la Renaissance jusqu’à la fin de la période révolutionnaire.

A cette étape de mon papier, me voilà déjà obligé de poser quelques remarques liminaires. Je ne ferai pas la liste exhaustive, encore moins un didacticiel de toutes les différentes et spécifiques mécaniques de jeu ; cela serait fastidieux pour moi et ennuyeux pour vous. Sachez seulement que depuis la sortie d’EU4, du fait des nombreux DLC payants et mises-à-jour gratuites, elles n’ont cessé de s’étoffer et de se multiplier – au grand dam ou pour le plus grand plaisir des joueurs, c’est selon.

Il est donc ici question d’Histoire, et l’Histoire ne s’entiche ni de mignons graphismes (prononcez « graphiques »), ni de thèmes musicaux fluets, ni de packaging commercial superflu. L’Histoire est structures, carcans de pensée menant à des successions et entremêlements d’événements de rupture ou de continuité. Autant vous dire que c’est une tâche on ne peut plus complexe que de vouloir faire de cette monstruosité absurde a priori une chose cohérente, amusante, ludique, bref un bon jeu vidéo.

Déconstruction des concepts historiques

Davantage qu’un jeu historique, EU4 est un jeu historiographique. Je m’explique : contrairement à ce que ferait un jeu à la Assassin’s Creed, qui propose une aventure fortement mise en scène, dont la narration s’inscrit dans des événements à l’historicité (plus ou moins) avérée ; le jeu de Paradox Interactive ne retranscrit non pas les événements mais l’esprit d’une période, et surtout la façon dont on la perçoit aujourd’hui. Il s’attelle à calquer les structures historiques, les fonctionnements sociaux, économiques, politiques d’une époque, sur le gameplay du jeu. Europa Universalis ne s’intéresse pas à ce qu’il s’est passé, mais à comment cela a pu se passer.

Un exemple brutalement concret : comment retranscrire en jeu la centralisation du pouvoir étatique à partir du XVIIème siècle ? Dans l’historiographie de France la plus classique, on apprend tout à coup que Louis XIV a décidé de dissoudre l’Assemblée Nationale (ou quelque chose de la sorte, sans doute), et *PAF* nous voilà dans une monarchie absolue. Allant à l’encontre de cette vision datée, les développeurs d’EU4 favorisent une historiographie plus recherchée, qui perçoit l’absolutisme davantage comme un gradient, une dynamique fluctuante qui traverse a minima deux siècles de notre Histoire. Ainsi, depuis la mise-à-jour de janvier 2017 (accompagnant le DLC Mandate of Heaven), a été ajoutée une valeur d’absolutisme qui évolue positivement ou négativement selon des facteurs comme l’autonomie locale des provinces ou la stabilité gouvernementale.

Il faut s’intéresser de plus près à cette idée de valeurs représentatives, qui sont entremêlées. Reprenons le cas de celle de l’absolutisme, qui agit comme un coefficient : plus elle est élevée, et plus d’autres valeurs se voient positivement modifiées, comme celle de l’efficacité administrative qui permet d’annexer à moindre coût les nouvelles provinces, ou celle de la discipline qui rend les troupes plus performantes. Tout, même ce qui appartient au champ du symbolique, est rendu objectif car quantifié : le risque d’insurrection d’une province, le prestige d’une nation, les rapports entre deux Etats, autant de choses qu’on ne peut pas chiffrer dans la vraie vie et qui sont ici déterminées par des nombres précis. Or cette numérisation des structures historiques ne va pas de soi : elle déconstruit les concepts immatériels propres aux fonctionnements formels et informels des rapport humains, pour les transformer en concepts matériels, inscrits dans un code informatique et dans des mécaniques de jeu praticables, influençables, exploitables à l’envi par le joueur.

Reconstruction de concepts ludiques

C’est cette exploitation particulière du gameplay qui fait qu’EU4 n’est définitivement pas, à proprement parler, un jeu « historique ». Le but assumé du joueur n’est précisément pas de suivre à la lettre les événements qui ont effectivement, IRL, ponctué les dates traversées au fil de la partie ; il s’agit d’optimiser au maximum les mécaniques mises à disposition, afin d’atteindre les fins précisément anhistoriques que ce joueur se fixe. Dans EU4, il est par exemple techniquement possible – bien que d’une difficulté déraisonnable – pour le petit État de Ryūkyū (petit archipel au Sud du Japon peuplé de tribus animistes) de conquérir la totalité du monde avant la fin de l’année 1821. Or il est certain que dans le contexte historique de l’époque moderne, jamais une telle chose n’aurait pu être envisageable ni envisagée. Les joueurs d’EU4 se font donc très naturellement les destructeurs de l’historicité de leur propre partie, au profit de sa ludicité.

Au point même, d’ailleurs, que certains de ces joueurs en viennent à rouspéter lorsqu’une nouvelle mise-à-jour vient rendre leurs capacités d’expansion plus réalistes d’un point de vue historique, et donc moins complaisantes. De la même manière qu’un joueur de League of Legends, au fil de ses défaites, sifflera entre les dents un « non mais aussi Tryndamere c’est un perso de noob, il est craqué », le joueur d’Europa Universalis lancera quant à lui des « non mais aussi l’Empire ottoman il est juste trop strong, c’est n’imp’ » ; et ainsi l’un comme l’autre se retrouveront-ils à pester contre l’équilibrage de leur jeu. On serait tenté de dire que, oui, l’Empire ottoman fut effectivement un État prépondérant à l’époque moderne, et que cela n’est donc pas inapproprié de le voir très puissant une fois en jeu, mais rien à faire : l’aspect ludique du jeu a pris le pas sur son aspect historique.

Le cas du multijoueur : un RP historique nécessaire

Lors de grands événements multi – comme ceux qu’organisent régulièrement les acharnés du forum Mundus Bellicus – chaque joueur est amené à incarner un État particulier, et chacun tente de tirer au mieux son épingle du jeu, selon ce que lui permet sa situation initiale. S’opère alors une forme de magie : au fur et à mesure que la partie avance, les joueurs se rendent compte qu’ils ne peuvent pas abuser du jeu aussi facilement qu’en partie solo. D’une part parce qu’un joueur humain se défend bien mieux qu’une intelligence artificielle, d’autre part parce que chaque joueur veille à ce que son voisin ne s’étende pas trop, ne devienne pas trop menaçant. Alors même qu’aucun de ces joueurs ne cherchait a priori à faire du role-play, ils se retrouvent inconsciemment à agir tels des souverains en chair et en os. Se forme un équilibre des forces, avec des États prépondérants (France, Autriche, Ottomans…) et des États pivots (Suède, Bavière, Portugal…) dont les alliances croisées perturbent ou stabilisent l’ordre géopolitique in-game, comme dans la vraie vie en somme.

Par le simple fait du multijoueur, alors que les mécaniques de jeu sont strictement les mêmes qu’en solo, toujours aussi matérielles et objectives, un nouveau gameplay émerge, et celui-ci est bel et bien immatériel, humain. Ce n’est plus seulement celui qui aura le plus de connaissances du jeu qui s’en sortira le mieux, mais également celui qui saura se faire le plus d’alliés, qui parlera le mieux, qui se fera le plus intimidant ou au contraire conciliant… On assiste à la fois à un retour de l’historicité du jeu et à un déplacement de son enjeu ludique, qui ne se trouve plus uniquement dans la recherche constante d’optimisation, d’accumulation de réussites, mais aussi dans le plaisir d’incarnation RP ; ce même plaisir qui nous fait aimer être Ezio Auditore, Geralt de Riv ou même un loup-garou dans son jeu de carte éponyme.


Conclusion : de l’inclusion du joueur

Alors derrière toute l’austérité apparente du jeu, pourquoi Europa Universalis IV est-il apprécié de ses joueurs ? J’ai déjà évoqué pas mal de petites choses, mais il me semble que ce qui les recoupe toutes, c’est le fait que le joueur se sente inclus dans le processus narratif. Même s’il y a bien quelques événements scriptés auxquels le joueur ne peut se soustraire, celui-ci a malgré tout le sentiment avéré d’être le seul maître de l’histoire (cette fois-ci avec un petit « h ») de sa partie. Il crée l’action. Là-dedans, la dimension historique n’existe finalement que pour mythifier l’action du joueur, lui donner le souffle épique qu’il reconnaît dans les grandes épopées, et surtout ce sentiment de réussite propre à la satisfaction que l’on retire de tout bon jeu. Loin d’être un dévoiement, il s’agit pour moi du meilleur hommage qui puisse être rendu : l’Histoire se fait ludique, référent commun entre joueurs, par conséquent elle redevient un récit social, ce qu’elle a toujours été.

 

Crédits photo : Europa Universalis – Paradox Interactive – 2013

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